Trois principes doivent guider notre action. Le premier est l'unité. Il s'agit d'abord de l'unité du pays : il est essentiel qu'elle soit préservée, pour l'équilibre de la région. Selon les informations dont nous disposons aujourd'hui, elle n'est pas directement menacée : la plupart des régions ont accepté les évolutions en cours. Mais il existe en effet des tendances centrifuges en Crimée comme dans certaines régions de l'Est. Nous devons insister sur le maintien de l'intégrité territoriale du pays. Tous – la France, l'Union européenne, la Russie – sont d'accord sur ce point.
Le principe d'unité doit également présider à la formation du nouveau gouvernement, qui devait avoir lieu hier et interviendra probablement demain. Je me suis entretenu avec plusieurs responsables ukrainiens, notamment avec M. Iatseniouk, qui est pressenti pour exercer d'importantes fonctions. À Kiev, beaucoup souhaitent la formation d'un gouvernement de large union, encore faut-il que les différents partis de la Rada se prêtent à cet exercice. Nous avons assisté à une inversion de majorité. Le Parti des régions, auparavant prépondérant, a éclaté. Le parti Baktivchtchyna, dirigé dans le passé par Mme Tymochenko, a renforcé ses positions. Le parti Oudar de M. Klitchko joue un rôle non négligeable. Le parti Svoboda soutient le processus en cours. Il n'est pas certain que le Parti des régions accepte d'entrer, en tant que tel, au nouveau gouvernement. Ses députés sont susceptibles de faire basculer la majorité dans un sens ou dans l'autre. Néanmoins, la plupart des votes intervenus à ce stade ont été acquis à de larges majorités : 280 à 300 voix sur 450. Nous insistons sur la nécessité de l'unité : les ambassadeurs de France, d'Allemagne et de Pologne ont effectué une démarche en ce sens auprès du nouveau président de la Rada et des responsables des différents partis. Mais, bien sûr, il ne nous appartient pas de décider de la composition du gouvernement ukrainien.
Le deuxième principe, c'est la démocratie. La crise s'est nouée à l'origine sur le point de savoir si l'Ukraine devait signer ou non l'accord d'association qu'elle avait négocié avec l'Union européenne. Mais la principale question posée est vite devenue celle du changement du régime : les manifestants ont demandé le départ de M. Ianoukovitch – parfois appelé « M. Ianuşescu » – et la fin de la corruption, à tous les niveaux de pouvoir. La seule solution viable susceptible de recueillir notre soutien est un processus démocratique, qui passe par la tenue d'élections, même s'il ne s'y résume pas. Le point central de la négociation que mes collègues et moi-même avons menée avec M. Ianoukovitch a donc été son départ anticipé. Nous avons fortement poussé en ce sens et le président ukrainien a fini par accepter de réduire la durée de son mandat, c'est-à-dire de démissionner – à ce moment-là, il n'a pas manifesté d'intention de fuir. En application du texte que nous avons signé, l'élection présidentielle devait être organisée au plus tard en décembre 2014, alors que l'échéance normale était 2015. Elle aura finalement lieu le 25 mai prochain. Le déroulement des scrutins n'ayant pas toujours été irréprochable en Ukraine, il est essentiel que cette élection fasse l'objet d'une observation par l'OSCE, le Conseil de l'Europe et l'Union européenne, entre autres.
Le troisième principe, essentiel tant du point de vue de la politique intérieure que des relations de l'Ukraine avec ses voisins, est la solidarité. La situation économique et financière du pays est très dégradée. Les Ukrainiens auront du mal à s'en sortir seuls. La communauté internationale dans son ensemble doit leur apporter son soutien : l'Union européenne, bien sûr, mais aussi la Russie, les États-Unis et les institutions internationales – FMI et Banque mondiale. La question a été abordée au cours de la réunion des ministres des finances du G20 à Sydney, sans que nous parvenions à ce stade à une conclusion. Il convient de la traiter de manière aussi concertée que possible. Nous sommes en contact étroit avec les Russes : le Président de la République s'est entretenu avant-hier avec M. Poutine et j'ai eu de mon côté plusieurs échanges avec M. Lavrov.
Je reviens sur les événements eux-mêmes. Le renversement du régime est le résultat non pas d'un complot extérieur, mais d'un soulèvement démocratique. Les aspirations de la population concernaient surtout la situation intérieure : le départ d'un président qui n'était plus considéré comme légitime ; l'instauration d'une justice digne de ce nom ; le respect des droits. Les slogans des manifestants de Maïdan dénonçaient avant tout le régime et la corruption. Ce matin, les forces spéciales anti-émeutes, symbole de la répression, ont été dissoutes.
Au cours de nos discussions, tant avec les responsables de l'opposition qu'avec M. Ianoukovitch et M. Rybak, alors président de la Rada, mes deux collègues allemand et polonais et moi-même avons fait valoir que l'Ukraine se trouvait sans nul doute en Europe – sans que la question de son appartenance à l'Union européenne soit posée en tant que telle –, mais qu'elle avait, du fait de son histoire et de la géographie, des liens particuliers avec la Russie. La question qui se posait à elle n'était donc pas celle d'un choix exclusif entre l'Union européenne et la Russie : elle devait entretenir des relations étroites avec tous ses voisins. Ce langage est généralement bien compris et accepté, notamment par nos partenaires russes. C'est celui que la France continuera à tenir.
Mes collègues et moi avions décidé de conduire notre médiation en format « Weimar ». Nous avons l'intention d'y recourir de manière croissante. De même, je souhaite multiplier les démarches communes avec l'Allemagne, afin de donner davantage de poids au couple franco-allemand en matière de politique étrangère : je me rendrai avec M. Steinmeier en Géorgie et en Moldavie au début de la semaine prochaine, puis en Tunisie ultérieurement. Notre démarche à Kiev a été conduite en liaison avec Mme Ashton. Nous n'avons pas pu participer physiquement à la réunion du Conseil des affaires étrangères qui avait lieu au même moment à Bruxelles, mais nous avons donné des indications par téléphone.
Nous sommes arrivés dans une ville en état de siège, quadrillée par les forces de sécurité. Les combats ont fait de nombreuses victimes au cours de la journée, y compris pendant que nous menions les négociations. Plusieurs bâtiments ont été incendiés. Nous avons d'abord discuté pendant près de quatre heures avec trois représentants de l'opposition, M. Iatseniouk, M. Klitchko et M. Tiahnybok – chef du parti Svoboda –, qui nous ont fait part de leurs revendications. Sur cette base, nous avons rédigé un texte court, qui reprenait les éléments sur lesquels les parties étaient, selon nous, susceptibles de s'entendre : arrêt des violences et contrôle de ce processus ; retour à la constitution de 2004 ; réduction de la durée du mandat de M. Ianoukovitch ; tenue d'une élection présidentielle et d'élections législatives ; unité et intégrité du territoire.
Après avoir été trimbalés – c'est le terme – d'un endroit à l'autre de la ville, nous avons fini par rencontrer M. Ianoukovitch à l'administration présidentielle, placée sous haute protection. Le bâtiment était quasi vide, le président n'étant entouré que de quelques fidèles. La discussion a duré cinq heures, elle a été assez rude. Elle fut interrompue par plusieurs coups de téléphone, notamment de M. Poutine, de Mme Merkel et du vice-président Joe Biden. Un des adjoints de M. Ianoukovitch lui faisait passer des petits mots qui, à en juger par la mine dudit adjoint, n'annonçaient pas de bonnes nouvelles. Pendant l'entretien, nous entendions les coups de feu à l'extérieur. Nous avons indiqué au président ukrainien que l'Union européenne était en train de délibérer et qu'elle adopterait des sanctions en fonction de la tournure des événements. Nous lui avons également fait valoir qu'il risquait d'être poursuivi devant la Cour pénale internationale. Le sort de son peuple et l'état dans lequel le pays sortirait de la crise dépendaient de lui. De manière compréhensible mais en décalage complet avec le cours des événements, M. Ianoukovitch a beaucoup insisté sur le formalisme juridique des décisions à prendre. Nous sommes repartis avec un texte modifié, mais sur lequel il nous semblait possible de trouver un accord.
Nous avons ensuite eu un contact avec la partie russe. Le Président Poutine avait accepté d'envoyer M. Vladimir Loukine en qualité de médiateur – M. Lavrov étant lui-même à l'étranger. Bien qu'il l'ait envisagé à un moment, M. Loukine n'a finalement pas signé l'accord, mais il a joué un rôle utile comme témoin de bonne foi.
Nous sommes revenus vers les responsables de l'opposition – la Rada siégeait au même moment – et sommes parvenus, au bout de plusieurs heures, à une troisième version du texte. Ils nous ont demandé de renoncer à l'organisation d'élections législatives, élément qui ne figurait d'ailleurs plus dans la deuxième version. Leur principale revendication portait sur la tenue d'une élection présidentielle. Surtout, l'accord avait davantage de chances d'être soutenu par une majorité de la Rada s'il ne prévoyait pas la dissolution de celle-ci. Ce point a donc été retiré d'un commun accord.
Puis, nous avons rencontré une nouvelle fois M. Ianoukovitch et avons compris que la signature de l'accord était désormais acquise. Plusieurs heures supplémentaires de discussions ont néanmoins été nécessaires – pour ma part, j'ai dû quitter Kiev à une heure trente du matin. Nous étions convenus que rien ne serait rendu public avant la fin de la matinée suivante, car il était nécessaire de consulter le « Conseil de Maïdan » : il fallait expliquer aux manifestants que la seule manière d'avancer était d'accepter l'accord, même s'ils souhaitaient aller beaucoup plus loin. Parallèlement, nous avions donné notre feu vert aux décisions en cours d'examen à Bruxelles.
Par la suite, nous avons appris que M. Ianoukovitch avait quitté Kiev pour Kharkiv, dans l'intention de participer à un congrès qui n'a toutefois pas eu l'ampleur escomptée, puis qu'il avait, semble-t-il, tenté de fuir à l'étranger, mais en avait été empêché. Par ailleurs, Mme Tymochenko a été libérée, non sans mal, après une intervention assez ferme de notre part. Elle s'est présentée devant les manifestants de Maïdan, qui lui ont réservé un accueil mitigé : si elle symbolise la lutte contre le pouvoir de M. Ianoukovitch en raison des années qu'elle a passées en prison, on ne lui en reproche pas moins certains faits passés.
À l'issue de notre médiation, les combats ont cessé. L'accord trouvé a permis le basculement de la majorité et la chute de M. Ianoukovitch, qui ne dispose plus aujourd'hui d'aucun des leviers du pouvoir. Une nouvelle perspective s'ouvre. Nous espérons que les principes que j'ai énoncés – unité, démocratie, solidarité – pourront prévaloir.
S'agissant du parti Svoboda, madame la présidente, il a gagné en influence en 2006 et plus encore en 2009, en particulier dans les régions qui constituent l'ancienne Galicie. Aux législatives d'octobre 2012, il a recueilli plus de 30 % des suffrages dans ces régions et un peu plus de 17 % à Kiev, où il est devenu le deuxième parti derrière Baktivtchchyna. Au total, il a obtenu 36 sièges sur 450 à la Rada. Il s'agit clairement d'un parti populiste, qui se réclame de l'anticommunisme et préconise l'ukrainisation du pays, notamment du point de vue linguistique. Avec le parti Oudar de M. Klitchko, apparu plus récemment, il se veut le fer de lance de la lutte contre la corruption et contre l'influence des oligarques, discours qui est bien accueilli par la population. Il a en effet été dénoncé pour ses dérives nationalistes et antisémites, même s'il a, depuis plusieurs années, recentré son positionnement. Il constitue, de fait, la troisième composante de la nouvelle majorité, même s'il est loin d'en être la principale. Il est souhaitable qu'il soit contrebalancé par les deux autres, qui sont beaucoup plus modérées. Si Svoboda cédait à une tentation extrémiste, cela remettrait en cause la légitimité du processus en cours. Nous l'avons indiqué aux chefs des trois partis, y compris à M. Tiahnybok.
Depuis ma mission à Kiev, je poursuis les échanges avec mes collègues allemand et polonais et avec Mme Ashton, ainsi qu'avec M. Iatseniouk, M. Klitchko et M. Lavrov, entre autres. Le Président chinois ayant eu l'amabilité de différer de trente-six heures l'entretien qu'il m'avait accordé, j'ai pu discuter avec lui à Pékin non seulement du dossier syrien, mais aussi de la sortie de crise en Ukraine.
Sur le plan économique, le pays est confronté à plusieurs difficultés : déséquilibre extérieur, déficit budgétaire et obligation de rembourser les dettes qu'il a contractées, notamment auprès de la Russie. L'Ukraine doit effectuer certains paiements avant la fin de ce mois, puis devra faire face à de nouvelles échéances en 2014 et en 2015. Ses réserves de change ont diminué, mais restent suffisantes pour éviter un défaut de paiement à court terme. Cependant, la situation n'est pas tenable et la monnaie nationale a récemment chuté de 10 %.
Quels sont les moyens d'action ? D'abord, les Russes seront-ils prêts à honorer l'accord d'assistance financière qu'ils avaient signé avec l'Ukraine dans un contexte très différent ? J'ai commencé à en discuter avec M. Lavrov. Entrent en ligne de compte des considérations non seulement politiques, mais aussi économiques : les banques russes sont très engagées en Ukraine et un défaut de paiement aurait des répercussions négatives en Russie également. Moscou a donc intérêt à ce que le pays s'en sorte économiquement.
D'autre part, il est nécessaire, en préalable aux autres mesures d'aide qui pourraient être décidées, que les discussions reprennent entre l'Ukraine et le FMI. Elles avaient été interrompues en raison du refus de Kiev de conduire certaines réformes très difficiles, qui concernaient notamment la tarification du gaz. Une mission d'urgence du FMI se rendra prochainement à Kiev. Nous espérons que le nouveau gouvernement ukrainien pourra aller dans son sens. M. Iatseniouk s'efforce de faire le point de la situation, non sans difficultés, la situation budgétaire de 2013 n'ayant fait l'objet d'aucune communication avant le 29 janvier dernier.
Quant à l'Union européenne, elle est en mesure de porter assistance à l'Ukraine, soit au moyen de mécanismes généraux, soit dans le cadre de l'Instrument européen de voisinage. Elle est prête à le faire, mais ne peut pas résoudre la situation ukrainienne à elle seule. D'autres pays, tels que les États-Unis et le Japon, pourraient contribuer. L'idée d'une conférence des donateurs, avancée à un moment, n'a pas été reprise dans les dernières discussions. Quoi qu'il en soit, les bailleurs internationaux doivent trouver rapidement des solutions en liaison avec le nouveau gouvernement ukrainien.
La violence ne doit pas reprendre, c'est là le point décisif. Il convient de calmer le jeu et de préparer l'élection présidentielle dans les meilleures conditions possibles. Nos messages doivent porter en priorité sur l'intégrité territoriale du pays et sur les principes que j'ai rappelés. La composition du nouveau gouvernement et les lois adoptées par la Rada doivent s'y conformer. À cet égard, l'abrogation de la loi de 2012, qui avait permis à certaines régions d'adopter le russe comme seconde langue officielle n'a guère été opportune : elle a heurté inutilement la population russophone.
Les Russes souhaiteraient un retour à l'ordre constitutionnel, ce qui paraît compliqué à obtenir. Initialement, ils demandaient même que les décisions prises par la Rada soient validées par M. Ianoukovitch – avec lequel ils ont pourtant pris leurs distances. Or, si celui-ci revenait à Kiev, sa sécurité ne serait pas garantie.
D'une manière générale, la situation demeure fragile et tendue. L'Europe devra demeurer très présente.