Audition, ouverte à la presse, de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, sur la situation en Ukraine
La séance est ouverte à huit heures trente.
Merci, monsieur le ministre, d'avoir accepté notre invitation. Avec vos collègues allemand et polonais, vous avez conduit une mission qui a abouti à l'arrêt des violences en Ukraine, même si la situation politique n'est pas encore stabilisée. C'est un sujet de satisfaction et de fierté pour nous tous.
Le nouveau gouvernement ukrainien doit être formé d'ici à demain. Avez-vous des informations sur sa composition ? Quels partis y seront représentés ? Le parti Svoboda suscite de nombreuses interrogations : il s'est longtemps référé à une idéologie d'extrême-droite et a arboré un emblème qui rappelait la croix gammée nazie, mais il a depuis changé de dénomination et recentré son discours. Pour leur part, les Russes considèrent que les manifestants de Maïdan ont été manipulés par des éléments d'extrême-droite, nationalistes et violents.
La plupart des gouverneurs semblent s'être ralliés au nouveau pouvoir, lui-même issu d'un basculement de la majorité au Parlement. Cependant, la situation n'est pas aussi claire en Crimée, où les dirigeants sont divisés. Existe-t-il toujours un risque de partition de l'Ukraine ? L'objectif principal de la diplomatie européenne est, bien sûr, de maintenir l'intégrité territoriale du pays.
L'Ukraine semble sur le point de faire défaut. Comment aider le pays à redresser son économie ? Quelles peuvent être, à cet égard, les contributions respectives de l'Union européenne, de la Russie et des institutions internationales ?
Enfin, nos relations avec la Russie sont très chahutées par ces événements. La délégation de notre Commission qui s'est rendue à Moscou jeudi et vendredi derniers – avant que la situation ne bascule à Kiev – a eu le sentiment que les Russes partageaient nos principaux objectifs : l'arrêt des violences et le maintien de l'intégrité territoriale. Cependant, ils ne faisaient pas du tout la même lecture des événements que nous et analysaient très différemment les responsabilités des uns et des autres. S'ils se montraient critiques à l'égard de M. Ianoukovitch, c'était pour regretter qu'il n'ait pas rétabli l'ordre plus tôt. Nous devons éviter que l'Ukraine devienne un sujet de confrontation durable entre l'Union européenne et la Russie. Les Européens sont-ils d'accord sur cette orientation ? Comment trouver un terrain d'entente avec Moscou, dans la durée, une fois que la situation sera stabilisée ? La possibilité d'une telle entente existe-t-elle ? Pour ma part, je l'espère.
Trois principes doivent guider notre action. Le premier est l'unité. Il s'agit d'abord de l'unité du pays : il est essentiel qu'elle soit préservée, pour l'équilibre de la région. Selon les informations dont nous disposons aujourd'hui, elle n'est pas directement menacée : la plupart des régions ont accepté les évolutions en cours. Mais il existe en effet des tendances centrifuges en Crimée comme dans certaines régions de l'Est. Nous devons insister sur le maintien de l'intégrité territoriale du pays. Tous – la France, l'Union européenne, la Russie – sont d'accord sur ce point.
Le principe d'unité doit également présider à la formation du nouveau gouvernement, qui devait avoir lieu hier et interviendra probablement demain. Je me suis entretenu avec plusieurs responsables ukrainiens, notamment avec M. Iatseniouk, qui est pressenti pour exercer d'importantes fonctions. À Kiev, beaucoup souhaitent la formation d'un gouvernement de large union, encore faut-il que les différents partis de la Rada se prêtent à cet exercice. Nous avons assisté à une inversion de majorité. Le Parti des régions, auparavant prépondérant, a éclaté. Le parti Baktivchtchyna, dirigé dans le passé par Mme Tymochenko, a renforcé ses positions. Le parti Oudar de M. Klitchko joue un rôle non négligeable. Le parti Svoboda soutient le processus en cours. Il n'est pas certain que le Parti des régions accepte d'entrer, en tant que tel, au nouveau gouvernement. Ses députés sont susceptibles de faire basculer la majorité dans un sens ou dans l'autre. Néanmoins, la plupart des votes intervenus à ce stade ont été acquis à de larges majorités : 280 à 300 voix sur 450. Nous insistons sur la nécessité de l'unité : les ambassadeurs de France, d'Allemagne et de Pologne ont effectué une démarche en ce sens auprès du nouveau président de la Rada et des responsables des différents partis. Mais, bien sûr, il ne nous appartient pas de décider de la composition du gouvernement ukrainien.
Le deuxième principe, c'est la démocratie. La crise s'est nouée à l'origine sur le point de savoir si l'Ukraine devait signer ou non l'accord d'association qu'elle avait négocié avec l'Union européenne. Mais la principale question posée est vite devenue celle du changement du régime : les manifestants ont demandé le départ de M. Ianoukovitch – parfois appelé « M. Ianuşescu » – et la fin de la corruption, à tous les niveaux de pouvoir. La seule solution viable susceptible de recueillir notre soutien est un processus démocratique, qui passe par la tenue d'élections, même s'il ne s'y résume pas. Le point central de la négociation que mes collègues et moi-même avons menée avec M. Ianoukovitch a donc été son départ anticipé. Nous avons fortement poussé en ce sens et le président ukrainien a fini par accepter de réduire la durée de son mandat, c'est-à-dire de démissionner – à ce moment-là, il n'a pas manifesté d'intention de fuir. En application du texte que nous avons signé, l'élection présidentielle devait être organisée au plus tard en décembre 2014, alors que l'échéance normale était 2015. Elle aura finalement lieu le 25 mai prochain. Le déroulement des scrutins n'ayant pas toujours été irréprochable en Ukraine, il est essentiel que cette élection fasse l'objet d'une observation par l'OSCE, le Conseil de l'Europe et l'Union européenne, entre autres.
Le troisième principe, essentiel tant du point de vue de la politique intérieure que des relations de l'Ukraine avec ses voisins, est la solidarité. La situation économique et financière du pays est très dégradée. Les Ukrainiens auront du mal à s'en sortir seuls. La communauté internationale dans son ensemble doit leur apporter son soutien : l'Union européenne, bien sûr, mais aussi la Russie, les États-Unis et les institutions internationales – FMI et Banque mondiale. La question a été abordée au cours de la réunion des ministres des finances du G20 à Sydney, sans que nous parvenions à ce stade à une conclusion. Il convient de la traiter de manière aussi concertée que possible. Nous sommes en contact étroit avec les Russes : le Président de la République s'est entretenu avant-hier avec M. Poutine et j'ai eu de mon côté plusieurs échanges avec M. Lavrov.
Je reviens sur les événements eux-mêmes. Le renversement du régime est le résultat non pas d'un complot extérieur, mais d'un soulèvement démocratique. Les aspirations de la population concernaient surtout la situation intérieure : le départ d'un président qui n'était plus considéré comme légitime ; l'instauration d'une justice digne de ce nom ; le respect des droits. Les slogans des manifestants de Maïdan dénonçaient avant tout le régime et la corruption. Ce matin, les forces spéciales anti-émeutes, symbole de la répression, ont été dissoutes.
Au cours de nos discussions, tant avec les responsables de l'opposition qu'avec M. Ianoukovitch et M. Rybak, alors président de la Rada, mes deux collègues allemand et polonais et moi-même avons fait valoir que l'Ukraine se trouvait sans nul doute en Europe – sans que la question de son appartenance à l'Union européenne soit posée en tant que telle –, mais qu'elle avait, du fait de son histoire et de la géographie, des liens particuliers avec la Russie. La question qui se posait à elle n'était donc pas celle d'un choix exclusif entre l'Union européenne et la Russie : elle devait entretenir des relations étroites avec tous ses voisins. Ce langage est généralement bien compris et accepté, notamment par nos partenaires russes. C'est celui que la France continuera à tenir.
Mes collègues et moi avions décidé de conduire notre médiation en format « Weimar ». Nous avons l'intention d'y recourir de manière croissante. De même, je souhaite multiplier les démarches communes avec l'Allemagne, afin de donner davantage de poids au couple franco-allemand en matière de politique étrangère : je me rendrai avec M. Steinmeier en Géorgie et en Moldavie au début de la semaine prochaine, puis en Tunisie ultérieurement. Notre démarche à Kiev a été conduite en liaison avec Mme Ashton. Nous n'avons pas pu participer physiquement à la réunion du Conseil des affaires étrangères qui avait lieu au même moment à Bruxelles, mais nous avons donné des indications par téléphone.
Nous sommes arrivés dans une ville en état de siège, quadrillée par les forces de sécurité. Les combats ont fait de nombreuses victimes au cours de la journée, y compris pendant que nous menions les négociations. Plusieurs bâtiments ont été incendiés. Nous avons d'abord discuté pendant près de quatre heures avec trois représentants de l'opposition, M. Iatseniouk, M. Klitchko et M. Tiahnybok – chef du parti Svoboda –, qui nous ont fait part de leurs revendications. Sur cette base, nous avons rédigé un texte court, qui reprenait les éléments sur lesquels les parties étaient, selon nous, susceptibles de s'entendre : arrêt des violences et contrôle de ce processus ; retour à la constitution de 2004 ; réduction de la durée du mandat de M. Ianoukovitch ; tenue d'une élection présidentielle et d'élections législatives ; unité et intégrité du territoire.
Après avoir été trimbalés – c'est le terme – d'un endroit à l'autre de la ville, nous avons fini par rencontrer M. Ianoukovitch à l'administration présidentielle, placée sous haute protection. Le bâtiment était quasi vide, le président n'étant entouré que de quelques fidèles. La discussion a duré cinq heures, elle a été assez rude. Elle fut interrompue par plusieurs coups de téléphone, notamment de M. Poutine, de Mme Merkel et du vice-président Joe Biden. Un des adjoints de M. Ianoukovitch lui faisait passer des petits mots qui, à en juger par la mine dudit adjoint, n'annonçaient pas de bonnes nouvelles. Pendant l'entretien, nous entendions les coups de feu à l'extérieur. Nous avons indiqué au président ukrainien que l'Union européenne était en train de délibérer et qu'elle adopterait des sanctions en fonction de la tournure des événements. Nous lui avons également fait valoir qu'il risquait d'être poursuivi devant la Cour pénale internationale. Le sort de son peuple et l'état dans lequel le pays sortirait de la crise dépendaient de lui. De manière compréhensible mais en décalage complet avec le cours des événements, M. Ianoukovitch a beaucoup insisté sur le formalisme juridique des décisions à prendre. Nous sommes repartis avec un texte modifié, mais sur lequel il nous semblait possible de trouver un accord.
Nous avons ensuite eu un contact avec la partie russe. Le Président Poutine avait accepté d'envoyer M. Vladimir Loukine en qualité de médiateur – M. Lavrov étant lui-même à l'étranger. Bien qu'il l'ait envisagé à un moment, M. Loukine n'a finalement pas signé l'accord, mais il a joué un rôle utile comme témoin de bonne foi.
Nous sommes revenus vers les responsables de l'opposition – la Rada siégeait au même moment – et sommes parvenus, au bout de plusieurs heures, à une troisième version du texte. Ils nous ont demandé de renoncer à l'organisation d'élections législatives, élément qui ne figurait d'ailleurs plus dans la deuxième version. Leur principale revendication portait sur la tenue d'une élection présidentielle. Surtout, l'accord avait davantage de chances d'être soutenu par une majorité de la Rada s'il ne prévoyait pas la dissolution de celle-ci. Ce point a donc été retiré d'un commun accord.
Puis, nous avons rencontré une nouvelle fois M. Ianoukovitch et avons compris que la signature de l'accord était désormais acquise. Plusieurs heures supplémentaires de discussions ont néanmoins été nécessaires – pour ma part, j'ai dû quitter Kiev à une heure trente du matin. Nous étions convenus que rien ne serait rendu public avant la fin de la matinée suivante, car il était nécessaire de consulter le « Conseil de Maïdan » : il fallait expliquer aux manifestants que la seule manière d'avancer était d'accepter l'accord, même s'ils souhaitaient aller beaucoup plus loin. Parallèlement, nous avions donné notre feu vert aux décisions en cours d'examen à Bruxelles.
Par la suite, nous avons appris que M. Ianoukovitch avait quitté Kiev pour Kharkiv, dans l'intention de participer à un congrès qui n'a toutefois pas eu l'ampleur escomptée, puis qu'il avait, semble-t-il, tenté de fuir à l'étranger, mais en avait été empêché. Par ailleurs, Mme Tymochenko a été libérée, non sans mal, après une intervention assez ferme de notre part. Elle s'est présentée devant les manifestants de Maïdan, qui lui ont réservé un accueil mitigé : si elle symbolise la lutte contre le pouvoir de M. Ianoukovitch en raison des années qu'elle a passées en prison, on ne lui en reproche pas moins certains faits passés.
À l'issue de notre médiation, les combats ont cessé. L'accord trouvé a permis le basculement de la majorité et la chute de M. Ianoukovitch, qui ne dispose plus aujourd'hui d'aucun des leviers du pouvoir. Une nouvelle perspective s'ouvre. Nous espérons que les principes que j'ai énoncés – unité, démocratie, solidarité – pourront prévaloir.
S'agissant du parti Svoboda, madame la présidente, il a gagné en influence en 2006 et plus encore en 2009, en particulier dans les régions qui constituent l'ancienne Galicie. Aux législatives d'octobre 2012, il a recueilli plus de 30 % des suffrages dans ces régions et un peu plus de 17 % à Kiev, où il est devenu le deuxième parti derrière Baktivtchchyna. Au total, il a obtenu 36 sièges sur 450 à la Rada. Il s'agit clairement d'un parti populiste, qui se réclame de l'anticommunisme et préconise l'ukrainisation du pays, notamment du point de vue linguistique. Avec le parti Oudar de M. Klitchko, apparu plus récemment, il se veut le fer de lance de la lutte contre la corruption et contre l'influence des oligarques, discours qui est bien accueilli par la population. Il a en effet été dénoncé pour ses dérives nationalistes et antisémites, même s'il a, depuis plusieurs années, recentré son positionnement. Il constitue, de fait, la troisième composante de la nouvelle majorité, même s'il est loin d'en être la principale. Il est souhaitable qu'il soit contrebalancé par les deux autres, qui sont beaucoup plus modérées. Si Svoboda cédait à une tentation extrémiste, cela remettrait en cause la légitimité du processus en cours. Nous l'avons indiqué aux chefs des trois partis, y compris à M. Tiahnybok.
Depuis ma mission à Kiev, je poursuis les échanges avec mes collègues allemand et polonais et avec Mme Ashton, ainsi qu'avec M. Iatseniouk, M. Klitchko et M. Lavrov, entre autres. Le Président chinois ayant eu l'amabilité de différer de trente-six heures l'entretien qu'il m'avait accordé, j'ai pu discuter avec lui à Pékin non seulement du dossier syrien, mais aussi de la sortie de crise en Ukraine.
Sur le plan économique, le pays est confronté à plusieurs difficultés : déséquilibre extérieur, déficit budgétaire et obligation de rembourser les dettes qu'il a contractées, notamment auprès de la Russie. L'Ukraine doit effectuer certains paiements avant la fin de ce mois, puis devra faire face à de nouvelles échéances en 2014 et en 2015. Ses réserves de change ont diminué, mais restent suffisantes pour éviter un défaut de paiement à court terme. Cependant, la situation n'est pas tenable et la monnaie nationale a récemment chuté de 10 %.
Quels sont les moyens d'action ? D'abord, les Russes seront-ils prêts à honorer l'accord d'assistance financière qu'ils avaient signé avec l'Ukraine dans un contexte très différent ? J'ai commencé à en discuter avec M. Lavrov. Entrent en ligne de compte des considérations non seulement politiques, mais aussi économiques : les banques russes sont très engagées en Ukraine et un défaut de paiement aurait des répercussions négatives en Russie également. Moscou a donc intérêt à ce que le pays s'en sorte économiquement.
D'autre part, il est nécessaire, en préalable aux autres mesures d'aide qui pourraient être décidées, que les discussions reprennent entre l'Ukraine et le FMI. Elles avaient été interrompues en raison du refus de Kiev de conduire certaines réformes très difficiles, qui concernaient notamment la tarification du gaz. Une mission d'urgence du FMI se rendra prochainement à Kiev. Nous espérons que le nouveau gouvernement ukrainien pourra aller dans son sens. M. Iatseniouk s'efforce de faire le point de la situation, non sans difficultés, la situation budgétaire de 2013 n'ayant fait l'objet d'aucune communication avant le 29 janvier dernier.
Quant à l'Union européenne, elle est en mesure de porter assistance à l'Ukraine, soit au moyen de mécanismes généraux, soit dans le cadre de l'Instrument européen de voisinage. Elle est prête à le faire, mais ne peut pas résoudre la situation ukrainienne à elle seule. D'autres pays, tels que les États-Unis et le Japon, pourraient contribuer. L'idée d'une conférence des donateurs, avancée à un moment, n'a pas été reprise dans les dernières discussions. Quoi qu'il en soit, les bailleurs internationaux doivent trouver rapidement des solutions en liaison avec le nouveau gouvernement ukrainien.
La violence ne doit pas reprendre, c'est là le point décisif. Il convient de calmer le jeu et de préparer l'élection présidentielle dans les meilleures conditions possibles. Nos messages doivent porter en priorité sur l'intégrité territoriale du pays et sur les principes que j'ai rappelés. La composition du nouveau gouvernement et les lois adoptées par la Rada doivent s'y conformer. À cet égard, l'abrogation de la loi de 2012, qui avait permis à certaines régions d'adopter le russe comme seconde langue officielle n'a guère été opportune : elle a heurté inutilement la population russophone.
Les Russes souhaiteraient un retour à l'ordre constitutionnel, ce qui paraît compliqué à obtenir. Initialement, ils demandaient même que les décisions prises par la Rada soient validées par M. Ianoukovitch – avec lequel ils ont pourtant pris leurs distances. Or, si celui-ci revenait à Kiev, sa sécurité ne serait pas garantie.
D'une manière générale, la situation demeure fragile et tendue. L'Europe devra demeurer très présente.
Nous vous félicitons, monsieur le ministre, pour votre action en Ukraine. Le succès que vous avez obtenu avec vos collègues allemand et polonais est d'autant plus méritoire que l'unité de l'Ukraine ne va pas de soi. Le nom du pays viendrait d'un mot qui signifie « frontière ». La question est de savoir si celle-ci ne passe pas au coeur même de l'Ukraine, qui est tiraillée entre, d'un côté, la Russie – dont elle a été d'une certaine manière le berceau – et, de l'autre, l'espace allemand et polonais. L'activisme actuel de la diplomatie allemande en Ukraine rappelle l'intérêt constant de Berlin pour l'est de l'Europe au cours de son histoire. Le pays est divisé du point de vue linguistique – entre ukrainophones et russophones – et religieux – entre Uniates et Catholiques, d'un côté, et Orthodoxes, de l'autre. À cela s'ajoutent des problèmes d'histoire, de culture, d'éthique. Ces difficultés ne risquent-elles pas d'être un obstacle sur le chemin de la démocratie ? La France a toujours plaidé pour le maintien de l'unité des États sur tous les continents. Cependant, on sait ce qu'il est advenu de la Tchécoslovaquie, de la Yougoslavie et de l'URSS de M. Gorbatchev, malgré les souhaits du Président Mitterrand. Pourrons-nous garder longtemps notre position en faveur de l'unité de l'Ukraine ?
J'étais hier et avant-hier à Moscou dans le cadre de mes activités de représentant spécial de l'Assemblée parlementaire de l'OSCE pour l'Asie centrale. Les parlementaires russes, quel que soit leur groupe politique, ont l'impression d'avoir été trompés par l'accord que vous avez négocié. Lorsque j'ai demandé à M. Pouchkov, président de la commission des affaires étrangères de la Douma, si la Russie était prête à assister l'Ukraine financièrement, il m'a répondu : « Vous avez voulu les valeurs, il vous reste maintenant à payer pour les valeurs. » Je partage votre souhait que la Russie soit à nos côtés pour aider l'Ukraine, mais le ressentiment est fort. Comment recoller les morceaux avec Moscou ?
Je partage les craintes de Mme la présidente concernant Svoboda : il s'agit d'un parti régional d'extrême-droite, qui est avant tout anti-russe. Chacune de ses déclarations est accueillie comme un encouragement à la sécession en Crimée, à Donetsk ou à Dnipropetrovsk. Vous avez indiqué qu'il avait évolué, mais je suis sceptique sur ce point. La situation à l'est du pays ne risque-t-elle pas de se dégrader en fonction du rôle qu'il jouera au sein du futur gouvernement ?
Je rejoins pour une fois M. Vauzelle : nous insistons tous sur le maintien de l'unité du pays, mais cette position est-elle tenable à terme ?
Une solution institutionnelle a été trouvée, mais la situation dans la rue – à Maïdan et ailleurs en Ukraine – ne semble guère réglée. Plusieurs mouvements populistes sont à l'oeuvre, non seulement Svoboda mais aussi d'autres, du côté « pro-russe ». Qu'en est-il exactement ?
L'Union européenne a été très unie dans le traitement de la crise ukrainienne grâce à votre action dans le cadre du Triangle de Weimar. Il convient de poursuivre dans cette voie. L'Union européenne est-elle en mesure de dialoguer avec la Russie ? Peut-elle jouer un rôle de facilitateur ? Ne doit-elle pas reprendre son travail, d'une part, sur l'accord d'association avec l'Ukraine et, d'autre part, sur la politique des visas à l'égard de ce pays ? Que répondre aux demandes ukrainiennes en la matière ?
La Révolution orange de 2004 avait suscité beaucoup d'espoir chez les Ukrainiens. Puis, nous avons assisté au retour de M. Ianoukovitch. Aujourd'hui, que peut-on attendre de la nouvelle Ukraine ? Vous avez mentionné plusieurs responsables politiques ukrainiens. L'ancien Président Iouchtchenko est-il encore présent dans le débat public ? Quel rôle Mme Tymochenko a-t-elle joué dans les événements, directement ou indirectement ? Quel rôle peut-elle jouer à l'avenir si des responsabilités lui sont confiées ? Enfin, les changements politiques en Ukraine peuvent-ils avoir des conséquences en Biélorussie ?
Je regrette que l'Union européenne ait, une fois de plus, fait fi du principe de non-ingérence, en soutenant des manifestations, qui dénonçaient certes la corruption, mais auxquelles ont participé des milices néonazies et des partis d'extrême-droite qui risquent d'entrer demain au nouveau gouvernement ukrainien. (Exclamations de plusieurs commissaires.) Chers collègues, votre analyse du Front national est aussi simpliste que celle des médias français !
La guerre civile n'est probablement pas terminée et les intérêts de la Russie ont été contrariés. Si jamais celle-ci décide de déployer des troupes à l'est du pays ou en Crimée pour éviter une « otanisation » de l'Ukraine ou pour défendre ses intérêts en mer Noire, quelle sera la position de la France et que fera-t-elle ?
À l'instar de M. Vauzelle, je salue votre action sur le dossier ukrainien, monsieur le ministre. Vous avez souligné la grande hétérogénéité de l'opposition et, de même que vos collègues européens, vous avez fait part de vos craintes concernant la présence, parmi les manifestants, de militants d'extrême-droite, qui ne sont nullement favorables aux valeurs et aux idéaux de l'Union européenne. Certes, Svoboda dénonce la corruption, mais il ne fait pas mystère de ses positions antisémites. Comment réduire son influence et celle de ses dirigeants ?
Pour ma part, je ne vous félicite pas, monsieur le ministre : la France a été singulièrement absente au cours des trois mois qu'ont duré les manifestations sur Maïdan, si l'on excepte la visite de quelques heures de M. Repentin à l'occasion d'une réunion de l'OSCE à Kiev. Paris n'a eu aucun contact avec les Ukrainiens au moment où le peuple était dans la rue ; j'ai pu le vérifier sur place. Dans le même temps, l'Allemagne a envoyé par deux fois son ministre des affaires étrangères en Ukraine – d'abord M. Westerwelle, puis M. Steinmeier – et Mme Merkel a été en contact permanent avec ses interlocuteurs.
D'autre part, à mon retour de Kiev, à la demande de plusieurs responsables de l'opposition ukrainienne, j'avais interpellé le Gouvernement lors d'une séance de questions sur la possibilité d'adopter des sanctions pour empêcher l'usage de la violence. Vous n'étiez pas présent dans l'hémicycle ce jour-là, monsieur le ministre, et je n'ai pas obtenu de réponse. Vous êtes arrivé comme les carabiniers et avez découvert la question des sanctions au moment de votre mission à Kiev, au bout de trois mois de manifestations. (Protestations sur plusieurs bancs.)
C'est invraisemblable ! Dès lors que l'on ne partage pas l'avis de la majorité, il n'est plus possible de s'exprimer ! (Exclamations redoublées.)
Chers collègues, nous avons une tradition de courtoisie au sein de notre Commission. Elle vaut pour tout le monde.
Je ne vois pas en quoi je suis discourtois, madame la présidente : j'exprime une position différente de celle de mes collègues socialistes, qui ont couvert le ministre d'éloges.
L'accord que vous avez négocié n'a pas reçu le soutien des manifestants de Maïdan. Dès le lendemain, il était caduc. De manière assez curieuse, vous avez d'ailleurs quitté Kiev et laissé le soin à un directeur de le signer à votre place.
J'en viens à l'avenir. Que l'on n'aille pas prétendre que les Ukrainiens ont obtenu satisfaction grâce à la médiation européenne ou grâce à la France ! Ils ont fait la révolution malgré l'Europe, qui n'a rigoureusement rien fait ! Fera-t-elle quelque chose désormais pour sauver l'Ukraine ? Telle est la question qui se pose.
Le ministre des affaires étrangères polonais, M. Sikorski, a proposé de créer un fonds de stabilisation pour l'Ukraine, comme cela avait été fait pour la Pologne en 1990. Allez-vous reprendre cette idée ? Quel montant l'Union européenne va-t-elle mettre sur la table pour aider l'Ukraine, étant entendu que les Russes disposent, de leur côté, de moyens de pression ? Comptez-vous faire un geste en direction du peuple ukrainien en libéralisant la politique des visas ? Cette mesure ne coûterait rien et permettrait d'arrimer l'Ukraine à l'Europe.
Vous vous rendrez prochainement en Géorgie et en Moldavie, et je soutiens totalement cette initiative. (« Ah ! » de plusieurs commissaires du groupe SRC.) Chers collègues, je ne vous souhaite pas de subir cela quand vous serez dans l'opposition ! Et vous y serez assez rapidement !
En Ossétie du Sud et en Abkhazie, les Russes ont distribué massivement des passeports russes aux minorités, puis sont intervenus militairement pour prendre le contrôle de ces enclaves. Ils ont mené une politique analogue en Transnistrie. Je redoute qu'ils ne fassent de même en Crimée, où ils disposent d'une flotte. Quelle stratégie la France et l'Union européenne vont-elles adopter pour préserver l'intégrité territoriale de l'Ukraine ?
Pensez-vous que nous en serions là aujourd'hui, monsieur le ministre, si les jeux de Sotchi n'avaient pas eu lieu ? Ne reproduisons pas les erreurs du passé : soit la solution passera par la Russie, soit il n'y en aura pas.
Je partage les inquiétudes exprimées notamment par Mme Maréchal-Le Pen : le chef de Svoboda, M. Tiahnybok, a dénoncé l'existence d'une mafia judéo-russe à la tête de l'Ukraine ; le groupe Praviï Sektor arbore comme insignes la croix celtique et les chiffres « 14 » et « 88 », symboles de ralliement des néonazis. La situation est complexe : pas plus qu'en Syrie, il n'y a les bons d'un côté et les méchants de l'autre.
J'en viens au nerf de la guerre : l'argent. L'Ukraine vient de demander une aide de 35 milliards de dollars. De leur côté, les Russes ont menacé d'augmenter les droits de douane si la situation n'évoluait pas dans le sens qu'ils souhaitent. Quelles solutions préconisez-vous ?
Quel est, selon vous, le poids des oligarques ? Quel rôle peuvent-ils jouer dans la suite des événements ? Ils ont acquis une certaine expérience en matière de corruption.
« Il y a en chaque citoyen de Maïdan plus d'histoire et de culture que dans le matamore de Sotchi – ce Tarzan qui n'est qu'un Popeye, ce faux fort qui est un vrai ennemi de sainte Sophie et de sa sagesse. »
« Il est encore temps de convaincre le Comité olympique français, Jean-Claude Killy ainsi que tous les sportifs français présents à Sotchi de faire la grève des Jeux tant que le sang coulera sur Maïdan. »
Que pensez-vous, monsieur le ministre, de ces excès de langage, ou plutôt de ces déclarations irresponsables d'un intellectuel nombriliste ? Nous lui devons déjà la malencontreuse guerre de Libye – il jouait alors un rôle de conseiller diplomatique et guerrier auprès de M. Sarkozy. Si nous l'écoutons, il va nous brouiller définitivement avec la Russie, à laquelle nous demandons pourtant de soutenir nos projets de résolution sur la Syrie et la République centrafricaine au Conseil de sécurité.
Ne croyez pas que les solutions soient toutes faites et désormais acquises : l'Ukraine est engagée dans un processus de changements considérables. Il faudrait être bien aveugle et oublieux de l'histoire pour croire que tout va se passer de manière linéaire. Les événements ont leur dynamique propre, et ni vous ni moi ne pouvons prévoir toutes les évolutions. Nous pouvons seulement tenter d'analyser la situation et poser un certain nombre de principes.
Je remercie ceux qui ont salué l'action que mes deux collègues et moi-même avons menée ensemble. Le Triangle de Weimar est un format utile.
Monsieur Vauzelle, le processus de démocratisation ne sera certes pas facile et prendra du temps. Vous avez posé une question de stratégie : compte tenu de la diversité de l'Ukraine, peut-on maintenir son unité ? Est-il souhaitable, même, de plaider en ce sens ? À mon sens, il faut d'autant plus le faire que les pays considérés présentent de grandes disparités internes. Le problème est analogue sur le continent africain : le tracé des frontières entre États est lié à des circonstances historiques ou sociales, voire relève de l'arbitraire. Mais si l'on commence à jouer avec la composition interne d'un État, on ne sait jamais où cela va s'arrêter. Même lorsque la communauté internationale le fait avec les meilleures intentions du monde : voyez les difficultés actuelles au Soudan du Sud. Certes, il ne faut pas méconnaître la diversité de l'Ukraine – elle est considérable. Mais il convient que cette diversité s'exprime au sein d'un ensemble. Si l'on commence à mettre en cause l'ensemble lui-même, on s'expose à de nombreuses difficultés.
Monsieur Mariani, mes interlocuteurs russes estiment également avoir été trompés : ils déplorent que le cours des événements ne soit pas conforme à ce qui leur avait été annoncé ou à ce qui figure dans l'accord. Nous n'avons nullement eu l'intention de tromper qui que ce soit. Si les Russes ont ce sentiment, il faut que les Ukrainiens et nous-mêmes fassions des efforts pour les « garder à bord ». S'ils s'opposent au processus en cours, cela compliquera considérablement la situation. Nous devons dialoguer avec eux et entendre leurs arguments, même si nous ne sommes pas d'accord sur tout.
S'agissant de Svoboda, mes collègues et moi-même avons engagé notre première discussion à Kiev avec MM. Iatseniouk et Klitchko, les chefs des deux principaux partis d'opposition, mais M. Tiahnybok a demandé à y participer également. Nous avons alors demandé leur avis aux deux premiers, qui ont jugé que tel devait être le cas. Vous avez raison, monsieur Mariani : il convient d'être très vigilants sur la suite des événements. Si ce parti reprenait les thèses extrémistes inadmissibles qu'il a défendues dans le passé, il perdrait tout soutien de la communauté internationale.
Madame Auroi, la situation dans la rue à Kiev n'est, en effet, pas réglée. Quant à la question de l'accord d'association, elle sera à nouveau soulevée : la nouvelle majorité qui s'est formée à la Rada manifeste la volonté de le signer. Cependant, un responsable russe a déclaré que, dans cette hypothèse, Moscou rétablirait les droits de douanes sur les marchandises ukrainiennes importées en Russie. L'accord est toujours sur la table. Il convient de voir comment les choses vont évoluer.
Monsieur Rochebloine, M. Iouchtchenko reste silencieux. Si jamais il souhaitait revenir sur le devant de la scène, les manifestants de Maïdan s'y opposeraient probablement. Quant à Mme Tymochenko, elle a été libérée de prison et s'est exprimée à Maïdan. Elle a annoncé qu'elle se rendrait en Allemagne pour se soigner. Elle est en contact avec les responsables de son parti, mais je ne connais pas ses intentions.
La situation de la Biélorussie est différente de celle de l'Ukraine. Il m'est difficile de prévoir les éventuelles conséquences des événements ukrainiens sur ce pays.
Madame Maréchal-Le Pen, vous avez confirmé que vous étiez opposée aux mouvements d'extrême-droite – ce que chacun a salué avec plaisir – et souhaité connaître l'attitude de la France en cas d'intervention militaire russe en Crimée ou dans l'est du pays. Les questions qui se poseraient alors seraient de nature très différente de celles qui se posent aujourd'hui. Nous devons travailler pour éviter un tel scénario. Les principes que j'ai cités – unité, démocratie, solidarité – doivent nous permettre de « garder les Russes à bord ». À ce stade, je ne me place pas dans l'hypothèse la plus critique, mais je reconnais humblement que nous n'avons aucune certitude quant à l'avenir.
Messieurs Assouly et Habib, l'influence des mouvements d'extrême-droite et antisémites dépendra en grande partie de ce que fera le nouveau gouvernement ukrainien. Si celui-ci parvient, avec notre appui, à sortir progressivement l'Ukraine de ses difficultés, il fera reculer nombre de menaces. En revanche, si le pays sombre dans le chaos et la violence, les comportements extrémistes risquent de prospérer.
Monsieur Bocquet, le poids des oligarques est important. Ils sont néanmoins très prudents dans leur expression publique. Un oligarque était présent au cours d'une de nos séances de travail avec M. Ianoukovitch, mais d'autres soutiennent la nouvelle majorité. Une partie de l'opposition avait l'intention d'interdire aux cent premières fortunes du pays d'accéder à certaines fonctions. J'ignore où en est cette proposition aujourd'hui. Les oligarques ont souvent placé une partie importante de leur fortune à l'étranger. La question des sanctions peut éventuellement se poser à leur égard. L'Union européenne a été bien inspirée de décider du principe des sanctions sans fixer de liste nominative à ce stade. Nous allons observer la suite des événements et en tirer les conséquences, le cas échéant.
Monsieur Marsaud, je ne peux pas laisser passer cette attaque contre M. Sarkozy ! (Rires.)
Monsieur Lellouche, nous allons délibérer prochainement entre Européens de la question des visas et de l'assistance financière à l'Ukraine. La France ne peut pas prendre de décision unilatérale sur ces dossiers. M. Sikorski a en effet proposé de créer un fonds de stabilisation pour l'Ukraine. Nous allons en discuter également.
J'ai pris connaissance de vos commentaires lorsque j'étais en Chine, pour servir les intérêts de la France. Ils m'ont quelque peu peiné, car j'ai de l'estime pour vous.
Par ailleurs, je rappelle les positions que vous avez prises – c'est votre droit le plus strict – sur certains dossiers importants. En février 2003, à propos de l'Irak, vous avez fait cette déclaration qui reste dans les mémoires : « Tout le monde sait que, depuis vingt-cinq ans, Saddam Hussein accumule des armes de destruction massive. » En 2008, vous avez prononcé cette phrase définitive : « La France doit rester en Afghanistan. » En 2013, vous avez estimé qu'il n'y avait pas de coalition pour aider la France au Mali.
Une perspicacité aussi constante mérite d'être relevée. Je veux non pas m'offusquer de vos remarques, mais vous remercier. La diplomatie est un art très difficile, et il m'arrive parfois, comme à mes prédécesseurs, d'hésiter sur la voie à suivre. Au vu de cette liste, lorsque les ministres des affaires étrangères auront des hésitations, ils essaieront désormais de connaître votre position : en prenant le contre-pied, ils auront de grandes chances de ne pas se tromper. (Rires et applaudissements des commissaires SRC.)
Merci, monsieur le ministre. Je vous remercie également d'avoir accepté le principe d'une audition conjointe avec M. Steinmeier.
De même, M. Steinmeier et moi serons auditionnés par la commission des affaires étrangères du Bundestag.
La séance est levée à neuf heures trente.