Intervention de général Denis Mercier

Réunion du 15 avril 2014 à 18h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

général Denis Mercier :

Même si telle n'est pas sa vocation première – qui est la défense des intérêts vitaux de la Nation –, la mission nucléaire « tire vers le haut » l'armée de l'air mais aussi les technologies de notre pays. Cette mission possède des degrés d'exigence très forts en termes de permanence, de réactivité et de préparation opérationnelle. Une exigence qui s'est étendue à l'ensemble de nos moyens aériens.

Cette mission a permis à l'armée de l'air de développer de nombreuses compétences qui ont véritablement irrigué l'ensemble de ses capacités. Elle a été la première à utiliser le ravitaillement en vol qui est aujourd'hui une de nos capacités indispensable à toutes nos missions d'intervention. Elle nous a permis de développer des capacités de planification et de conduite des opérations aériennes à partir du territoire national dans des environnements denses et hostiles comme les opérations en Libye et au Mali l'ont montré. En effet, les équipages et les moyens des FAS disposent d'un niveau d'entraînement directement traduisible dans des missions conventionnelles de très haute intensité. Ainsi, c'est l'escadron Rafale des FAS qui avait été choisi a priori dans l'hypothèse où une opération aurait été conduite en Syrie.

L'autonomie d'emploi requise pour la mission de dissuasion a également conduit à la définition de moyens comme les systèmes de contre-mesures électroniques, les moyens de navigation de bord, de pénétration en suivi de terrain automatique qui sont désormais utilisés sur nos avions de combat conventionnels. De ce fait l'armée de l'air française est sans doute la plus crédible en Europe à l'heure actuelle.

La permanence et la réactivité qui font la force de la composante aéroportée ont donné à nos bases aériennes et à nos centres de commandement et de conduite leur aptitude à basculer instantanément du temps de paix au temps de crise, à travailler en réseau. La mission nucléaire a donné à l'armée de l'air un véritable savoir-faire en matière de ciblage, ainsi que dans le recueil et le fusionnement du renseignement, et ces savoir-faire sont enviés par la plupart de mes homologues européens.

C'est grâce à cette mission de dissuasion que nous sommes aujourd'hui capables de conduire en temps de crise et en toute autonomie des missions longues et complexes depuis le territoire national à partir de nos bases aériennes. Je note que les missions de bombardement qui utilisent des missiles de croisière SCALP sont très proches de la conduite d'un raid nucléaire, tant dans leur préparation que dans leur exécution.

La mission nucléaire a également permis de développer de nombreuses compétences qui irriguent la base industrielle de technologie et de défense de notre pays. Certains programmes majeurs développés au profit des FAS concourent ou ont concouru à des applications directes dans des programmes civils ou militaires conventionnels. Ainsi la conception du Mirage IV a permis aux industriels français de maîtriser le vol en supersonique, ce qui limita d'autant la phase de développement d'autres aéronefs supersoniques militaires ou civils.

Plus récemment, le programme ASMP-A et la feuille de route nucléaire aéroportée constituent un des piliers techniques qui soutient la filière des missiles tactiques avec, d'une part, des technologies relatives à la propulsion – je pense notamment à la maîtrise du statoréacteur – et, d'autre part des technologies propres à la fonction terminale des missiles – guidage précis sur objectif et capacité de pénétration – qui ont permis l'adaptation aux missiles conventionnels de type SCALP. Les répercussions se retrouvent dans les domaines d'emplois. Comme vous le savez, il est assez facile de brouiller un système GPS. Lorsque j'assure à mes homologues que nos unités continuent à s'entraîner pour des actions dans des environnements denses sans GPS car elles doivent être en mesure d'agir en toute autonomie, ils sont éberlués et regrettent a posteriori d'avoir abandonné ce type de recherches. Mais nous-mêmes les aurions probablement abandonnées sans la mission de dissuasion.

Je souligne également que les technologies développées avec les missiles intercontinentaux ont contribué au développement de la filière spatiale et des fusées Ariane.

Finalement, et contrairement à ce qu'affirment certains observateurs dont d'anciens militaires, la dissuasion, au lieu d'avoir un effet d'éviction des capacités conventionnelles, les alimente et les tire vers le haut. En réalité, l'effet d'éviction se produirait si nous renoncions à la capacité de dissuasion, avec des choix moins ambitieux uniquement dictés par des considérations budgétaires. Je pense notamment aux débats que nous avons eus concernant le satellite d'observation électromagnétique CERES. Sans sa contribution à la dissuasion, cet équipement ne serait pas prévu par la loi de programmation militaire (LPM) et nous aurions de grandes difficultés à programmer nos systèmes de guerre électronique.

Pour terminer, je voudrais évoquer l'avenir de la composante aéroportée afin d'éclairer votre réflexion. Trois questions se posent : quel sera le futur porteur – Rafale ou autre ? Quel sera le futur vecteur ? Quelles seront les futures têtes nucléaires ?

À cet égard, vous devez retenir que les LPM antérieures et celle en vigueur ont permis de renouveler ces dernières années les moyens de la composante aéroportée, porteur, vecteur et têtes nucléaires. La composante aéroportée dispose désormais du potentiel lui permettant de durer jusqu'à l'horizon 2035. Il reste seulement à moderniser le dernier escadron de Mirage 2000 N qui passera sur Rafale, et les tankers. Dans ces conditions, sur les dix prochaines années, l'investissement à consentir au profit de la composante aéroportée ne représente que 7 % du budget de la dissuasion, pourcentage qui intègre notamment le MCO des appareils utilisés aussi à d'autres missions. En ne retenant que la part propre au nucléaire stricto sensu, l'effort ne représente que 3,5 % du budget de la dissuasion.

S'agissant du missile ASMP-A, une opération de traitement d'obsolescences et d'amélioration a minima de certaines performances pour les adapter aux missiles anti-missiles connus sera conduite et devrait durer environ dix ans. Cette opération permettra d'améliorer la probabilité de réussite des tirs.

Toutefois, l'avenir de la dissuasion au-delà de l'horizon 2035 doit être préparé bien avant compte tenu des délais nécessaires à la conduite des programmes d'armement. Des décisions importantes devront ainsi être prises pour orienter les programmes de renouvellement des moyens actuels de la dissuasion. Le programme d'un nouveau sous-marin lanceur d'engins sera lancé et un concept associant un porteur et son missile devra être retenu pour la future composante aéroportée. Ces décisions seront particulièrement structurantes sur les plans opérationnel et financier.

Pour la composante aéroportée, deux projets sont actuellement à l'étude concernant le successeur de l'ASMP-A. L'un privilégiant la furtivité du missile, l'autre l'hypervélocité de celui-ci, avec des perspectives à Mach 7 ou 8.

C'est cette seconde solution qui a ma faveur. En effet, la maîtrise de l'hypervélocité apparaît d'ores et déjà comme une donnée centrale. J'observe à cet égard qu'aux États-Unis, en Russie, en Chine, en Inde – autant de pays où la question de la modernisation de leur composante nucléaire aéroportée ne se pose même pas – des programmes expérimentaux de véhicules hypervéloces sont conduits. J'imagine avec peine que la France, pays qui jouit d'une avance incontestable en matière de statoréacteur, reste en marge de ces développements. D'ailleurs cette technologie sera aussi, à n'en pas douter, utilisée dans le domaine conventionnel et ses développements intéresseront le monde civil. Même si on ne devait plus disposer de composante nucléaire, la France ne pourrait tirer un trait sur 50 années de recherches et abandonner ces études où elle continue d'avoir une avance technologique certaine.

S'agissant du futur porteur, un choix devra être fait en lien avec l'architecture et les performances retenues pour le missile qu'il devra tirer. À ce stade, deux options sont étudiées : celle d'un avion de combat de nouvelle génération et celle d'un porteur lourd. Le défi qui se pose est bien de retenir un système capable de pénétrer les défenses adverses qui seront déployées dans 20 à 50 ans tout en continuant d'irriguer le développement de capacités industrielles d'avenir pour l'industrie française. Des progrès considérables sont faits dans la défense anti-missiles – interception de missiles balistiques ou interception de missiles de croisière.

Il reste, pour revenir à des échéances moins lointaines, que la pérennité de la composante aéroportée de la dissuasion, comme pour la capacité à opérer sur des théâtres extérieurs, est liée à l'opérationnalité des avions-ravitailleurs. Or, ceux-ci, qui constituent avec les avions de combat un couple indissociable au sein de la composante aéroportée, ont désormais 50 ans et approchent de leur fin de vie. Ils doivent être remplacés au plus vite par un successeur.

Mesdames et messieurs les députés, en guise de conclusion je voudrais rappeler que depuis 50 ans les FAS ont su rester à un degré élevé de performance par leur capacité à toujours s'adapter aux évolutions du monde. Même si la mission n'a pas changé depuis un demi-siècle, la composante aéroportée n'est pas restée figée. Sous la précédente LPM l'armée de l'air a su se réformer, se moderniser et adapter son format pour répondre à la stricte suffisance dans un souci constant d'accroître son efficacité opérationnelle tout en maîtrisant les budgets. Sans la composante aéroportée, nous ne pourrions pas tenir les contrats conventionnels prévus par le Livre blanc. En effet la LPM, qui prévoit la réduction d'un tiers de l'aviation de combat, intègre le Rafale dans la composante aéroportée avec la possibilité de l'utiliser pour tous les types de missions conventionnelles.

Ce résultat repose avant tout sur les hommes et les femmes de l'armée de l'air qui travaillent depuis 50 ans pour cette mission particulièrement exigeante avec un sens du devoir exceptionnel. Nous avons d'ailleurs à leur égard un travail essentiel à réaliser en matière de reconnaissance. Parmi les projets, celui de la création d'une médaille spécifique pour les aviateurs qui oeuvrent en permanence sur le territoire national me paraît très important. Travaillant dans l'ombre, accomplissant une mission opérationnelle incomparable, ils portent le niveau de l'armée de l'air au plus haut depuis un demi-siècle. Certains d'entre vous ont déjà pu s'en rendre compte au sein de notre centre de commandement des FAS à Taverny. Pour ceux qui n'ont pu encore s'y rendre je les encourage vivement à le faire et le général Charaix se fera un plaisir de vous recevoir. Vous pourrez constater combien cette mission est bien une mission d'excellence de l'armée de l'air au service de la sécurité de notre pays.

Je souhaiterais aborder un dernier point. La mission de dissuasion me semble également porter une dimension européenne évidente et dont le rôle sur la sécurité de l'Europe mérite d'être débattu. Lorsque Tony Blair et Jacques Chirac en 2003 déclarent que « nous ne pouvons imaginer une situation où les intérêts vitaux de l'un de nos deux pays seraient menacés sans que les intérêts vitaux de l'autre ne les soient aussi », ils confirment combien les intérêts vitaux des pays européens sont désormais étroitement imbriqués et donc la dimension européenne de la dissuasion.

La dissuasion est un sujet de fond qui ouvre de nombreuses questions et qu'il ne faudrait pas restreindre à des appréciations financières. Au contraire il faut l'étendre et le porter à l'échelle européenne. Il ouvre une véritable réflexion sur le rôle de la France en Europe et dans l'Alliance atlantique et sur celui de la légitime défense dans un cadre national aussi bien que multilatéral. À cet égard la composante aéroportée offre de nouvelles opportunités de coopérations européennes comme, par exemple, l'utilisation de ravitailleurs ou de déploiement sur des terrains situés dans d'autres pays.

En conclusion, je voudrais à nouveau souligner que si la France continue de faire reposer la défense de ses intérêts vitaux sur la dissuasion, l'analyse militaire démontre que sa crédibilité nécessite deux composantes, non hiérarchisées, mais complémentaires et qui offrent à l'autorité politique des modes d'action différents qui garantissent son efficacité opérationnelle. C'est enfin une assurance-vie indispensable dans un contexte stratégique qui ne cesse de surprendre.

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