La séance est ouverte à dix-huit heures.
Messieurs les généraux, mes chers collègues, je suis heureux d'accueillir le général Denis Mercier, chef d'état-major de l'armée de l'air, et le général Patrick Charaix, commandant des forces aériennes stratégiques.
Je vous prie tout d'abord de bien vouloir excuser la présidente Patricia Adam, qui est retenue par la remise du rapport annuel de la délégation parlementaire au renseignement au président de la République.
Votre audition s'inscrit dans le cycle consacré à la dissuasion. Jusqu'à présent nous avons entendu des experts, les aumôniers militaires en chef et d'anciens généraux. Désormais, et en commençant par vous, ce sont des responsables pleinement en charge de l'outil de dissuasion que nous allons écouter.
Je ne vous cache pas, mais vous vous en doutez, que votre audition est très attendue, car la composante aéroportée de la dissuasion fait l'objet d'un certain nombre de débats récurrents.
Monsieur le Président, mesdames et messieurs les députés, c'est un plaisir pour le général Charaix et moi d'être auditionnés par la commission de la Défense de l'Assemblée nationale dans le cadre de vos travaux sur la dissuasion nucléaire. C'est un sujet qui, compte tenu de sa confidentialité, n'est pas souvent débattu mais qui mérite vraiment d'être connu et expliqué de façon précise afin de pouvoir en apprécier tous les enjeux. Aussi je me réjouis de pouvoir parler devant vous de cette mission fondamentale pour la défense de notre pays dans laquelle l'armée de l'air joue un rôle essentiel en mettant en oeuvre la composante aéroportée.
En tant que chef d'état-major de l'armée de l'air, c'est aussi une très grande fierté de venir m'exprimer devant vous sur cette mission opérationnelle essentielle pour les intérêts vitaux de la France, menée sans interruption par les aviateurs depuis maintenant 50 ans. Je rappelle en effet que la composante aéroportée a été la première composante de dissuasion, créée en 1964 selon la volonté du général de Gaulle. Il s'agit véritablement d'une mission d'excellence qui offre à notre Nation une capacité extraordinaire dont peu de pays peuvent s'enorgueillir.
On ne peut pas parler de dissuasion sans inscrire l'analyse dans une perspective historique. Si la fin de la Seconde Guerre mondiale avec les bombardements atomiques des États-Unis sur le Japon révèle toute la puissance de l'arme nucléaire, la crise de Suez de 1956 montre aux autorités françaises combien cette arme est un outil politique et militaire incontesté. À cette occasion, le chantage nucléaire soviétique sur la France et la Grande-Bretagne faisait d'une victoire militaire sur le terrain une défaite politique.
Ce chantage très explicite, exprimé par le maréchal Boulganine s'adressant au président du Conseil français Guy Mollet, permet d'apprécier le rapport de forces de l'époque : « Dans quelle situation se trouverait la France si elle était l'objet d'une agression de la part d'autres États, disposant des terribles moyens de destruction modernes ? […] Le gouvernement soviétique est pleinement résolu à recourir à l'emploi de la force pour écraser les agresseurs et rétablir la paix en Orient. » Les termes étaient beaucoup moins directs envers le Royaume-Uni déjà détenteur de l'arme nucléaire. Certes, d'autres facteurs importants ont joué dans cette crise, notamment économiques, mais l'URSS a clairement exprimé sa puissance en l'asseyant sur ses capacités nucléaires. Si l'Histoire ne se répète jamais, l'analyse d'une telle crise peut permettre de tirer des enseignements valables dans le contexte géopolitique actuel.
Le révélateur que constitua Suez a abouti à la création de la dissuasion nucléaire française qui donnait à notre pays une nouvelle dimension politique sur l'échiquier mondial, cohérente avec son statut de membre permanent du Conseil de Sécurité de l'Organisation des Nations Unies. Notre pays a alors fait le choix particulier d'une dissuasion totalement autonome et indépendante, un choix qui n'a pas été celui retenu par les Britanniques lorsqu'ils ont accepté en 1962 de signer les accords de Nassau avec les Américains.
Ce choix s'est concrétisé en janvier 1964 par la création des Forces aériennes stratégiques (FAS) chargées de mettre en oeuvre la composante aéroportée reposant sur la triade Mirage IV, bombe AN 11 et ravitailleur C135 – lesquels ravitailleurs sont encore en service aujourd'hui… – et dont la première prise d'alerte était effective dès le 8 octobre 1964. Cette composante répondait à la volonté exprimée par le général de Gaulle : « Il faut nous pourvoir de ce qu'on est convenu d'appeler une force de frappe susceptible de se déployer à tout moment et n'importe où ». Quatre ans plus tard, 62 Mirage IV équipaient trois escadres représentant dix escadrons.
Depuis 1964, les FAS maintiennent cette posture d'alerte permanente restant toujours à un degré élevé de performance par leur capacité à toujours s'adapter aux évolutions géopolitiques et technologiques. Elles ont connu la mise en oeuvre des missiles sol-sol du plateau d'Albion en 1971 et leur démantèlement en 1996, le remplacement des bombes à gravité par le missile de croisière ASMP en 1986, celui du Mirage IV par le Mirage 2000 N en 1988 et, récemment, la mise en service du Rafale B et du missile de croisière ASMP-A.
La composante aéroportée de notre dissuasion a beaucoup évolué au cours de ces années sur le chemin de l'adaptation et de la modernisation comme en attestent les différentes phases que je viens d'évoquer.
Cette modernisation et la prise en compte des performances des nouvelles armes ont permis une rationalisation de notre dispositif, décidée par le président de la République en 2008. Au nom du principe de stricte suffisance, le nombre d'armes nucléaires, de missiles et d'avions de la composante aéroportée a ainsi été réduit d'un tiers, soit l'équivalent d'un escadron. Notre dispositif est aujourd'hui articulé autour d'un escadron de Rafale stationné au nord-est du pays, à Saint-Dizier, et un de Mirage 2000 N et de Boeing C135 au sud à Istres.
Pour conclure ce rappel historique, je tiens à adresser un hommage particulier à Roger Baléras, qui fut pendant de nombreuses années le directeur des applications militaires au sein du Commissariat à l'énergie atomique. Ce grand ingénieur, qui nous a récemment quittés, a permis le développement de cette capacité pour notre pays.
La dissuasion nucléaire est une mission qui reste toujours d'actualité. Aujourd'hui, cette actualité nous montre combien la possession de l'arme nucléaire est une garantie de sécurité à nulle autre pareille. Les événements qui se déroulent actuellement dans le Caucase en Crimée – autrement dit à notre porte – en apportent une nouvelle illustration. En 1994, l'Ukraine avait renoncé à posséder des armes nucléaires en contrepartie d'engagements sur sa sécurité pris par plusieurs pays, dont la Russie. Nous devons nous poser la question suivante : quelle aurait été la position russe si l'Ukraine avait gardé son armement stratégique ?
Je relève par ailleurs que cette crise remet en cause des frontières établies. Elle vient nous rappeler que le risque d'un conflit étatique en Europe ou de chantage vis-à-vis des intérêts des Européens ne relève pas de l'imaginaire. La situation en Crimée réintroduit de la symétrie dans les confrontations stratégiques et souligne cruellement qu'un État n'est pas traité de la même manière selon qu'il est doté ou non d'une dissuasion nucléaire. Lors de son passage devant votre commission, Bruno Tertrais posait cette question très pertinente : si la France devait intervenir dans un conflit, accepterait-elle de se voir dissuader par un pays détenteur de l'arme nucléaire ?
Sur des dossiers internationaux majeurs où nous sommes engagés aux côtés de nos alliés américains notamment, la voix et l'écoute de la France seraient certainement différentes si nous ne possédions pas l'arme nucléaire. Je crois que nous avons encore pu le constater lors de la récente rencontre entre les présidents Hollande et Obama. Tel est le cas pour le dossier iranien.
Il s'agit là d'un constat qui s'ajoute à celui que nous pouvons faire s'agissant d'une prolifération nucléaire qui ne faiblit pas, comme nous pouvons le constater sur l'ensemble de la planète. L'Inde et le Pakistan ne cessent de développer leur arsenal, la Corée du Nord est sur la voie de la maîtrise des missiles intercontinentaux et le programme nucléaire iranien n'est un secret pour personne. En outre, la Chine comme la Russie accélèrent la modernisation de leurs moyens militaires en particulier nucléaires. Certains États, dotés ou non d'un arsenal nucléaire, s'abritent souvent derrière le paravent d'un « grand frère » qui, lui, dispose de l'arme nucléaire. C'est d'ailleurs une des raisons principales du maintien de deux composantes.
J'en viens maintenant à la dimension aérienne de la dissuasion nucléaire. S'agissant de la composante aéroportée, je constate que l'expression militaire de la désapprobation des pays occidentaux vis-à-vis du coup de force russe en Crimée prend la forme d'un déploiement d'avions de combat et de surveillance. La mission que nous aurions pu mener en Syrie par mesure de rétorsion après le recours du régime aux armes chimiques aurait pris une forme similaire, avec l'emploi de missiles de croisière. C'est également via une intervention aérienne que nous avons débuté les opérations pour donner un coup d'arrêt aux crises libyenne et malienne. Ces exemples apportent la preuve de l'intérêt singulier de l'arme aérienne en tant qu'outil politique. Cette vertu, elle la doit notamment à sa réactivité et à sa démonstrativité, deux caractéristiques essentielles qui portent les opérations conventionnelles comme la composante aéroportée de la dissuasion. Il y a une véritable cohérence et une continuité entre les missions de défense aérienne de protection du territoire et de nos ressortissants, les missions nucléaires de protection de nos intérêts vitaux, et les missions menées sur les théâtres d'opérations extérieures.
La dissuasion nucléaire a aussi véritablement tiré vers le haut nos capacités conventionnelles et notre industrie. Mais avant de développer cet aspect, je vais céder la parole au général Charaix, le commandant des forces aériennes stratégiques, qui va aborder devant vous la complémentarité de ces deux composantes et développer un peu plus celle dont il a la responsabilité aujourd'hui.
Je voudrais souligner devant vous combien l'existence de deux composantes indissociables, complémentaires et non hiérarchisées fait la force de notre dissuasion.
Disposer de deux composantes de la dissuasion nucléaire se traduit pour notre pays par : un spectre plus large de modes d'action offert à l'autorité politique, au-delà du « tout ou rien » ; une contrainte supplémentaire pour les défenses adverses qui doivent prendre en compte des modes de pénétration très différenciés – balistique ou aérobie ; une garantie vis-à-vis d'un problème technique majeur que rencontrerait l'une ou l'autre des composantes ou d'une percée technologique imprévue, par exemple dans les domaines de la défense aérienne ou anti-missiles balistiques ou de la détection sous-marine.
Sans entrer dans des considérations opérationnelles que leur degré de classification m'interdit d'aborder ici, je tiens à préciser que les deux composantes permettent ensemble d'atteindre un niveau d'efficacité globale de la dissuasion cohérent avec les orientations fixées par le président de la République.
S'agissant en particulier de la composante aéroportée, je veux souligner ses deux avantages particuliers : l'excellence de son couple énergie-précision et sa souplesse d'emploi alliée à son caractère démonstratif.
Sur le premier point, vous devez retenir, mesdames et messieurs les députés, que l'efficacité d'une arme nucléaire, sur laquelle se fonde directement la crédibilité d'un système de dissuasion, se présente comme le produit de sa précision et de sa puissance. À cet égard, la très grande précision du missile ASMP-A offre la possibilité de détruire des objectifs fortement résistants et d'exécuter des frappes aux effets adaptables et strictement conformes à ceux décidés par le président de la République. Cette capacité est tout particulièrement précieuse dans le cadre de frappes adaptées et d'avertissement.
Ainsi, la composante aéroportée de la dissuasion offre au président de la République une capacité de frappe massive de rétorsion ou, au contraire, une alternative en permettant de sortir de l'impasse du « tout ou rien » pour répondre à une atteinte aux intérêts vitaux de la Nation.
Sur le second point, comme pour les missions conventionnelles, c'est bien l'aptitude de la composante aéroportée à monter en puissance et à se déployer de manière progressive et visible lors d'une crise qui offre à l'autorité politique un espace pour une manoeuvre politico-diplomatique. À titre d'exemple, je ferai référence au dernier exercice que nous avons réalisé au mois de décembre dernier, et pour lequel j'avais demandé à la direction du renseignement militaire (DRM) de me fournir une image Hélios de la base de Saint-Dizier afin de visualiser sa montée en puissance. La DRM m'a alors indiqué qu'au même moment un satellite d'une autre puissance passait au-dessus de la base... Sur la photo de la DRM on pouvait distinguer une tête nucléaire, montée sur son camion, qui se dirigeait vers une hangarette avec un Rafale à l'intérieur. Si je peux le voir à travers un de nos satellites, d'autres le peuvent aussi. Cette capacité à monter en puissance et à se déployer de manière progressive est donc visible. Toutefois, nous savons à quel moment passent les satellites et nous pouvons donc choisir les créneaux afin de passer inaperçus.
La composante aéroportée permet également au président de la République de prouver sa détermination en faisant décoller un raid nucléaire tout en lui offrant la possibilité de rappeler les avions si cette action démonstrative ramenait l'adversaire à la raison. J'évoque ici le troisième volet essentiel de cette composante après le Rafale et le Boeing, à savoir les transmissions qui ne sont, au demeurant, pas uniquement dédiées aux FAS. La possibilité de rappel offerte au président de la République est une manière de réintroduire de la dissuasion là où elle avait initialement échoué en se matérialisant par le message fort que constitue l'ordre de faire décoller un raid.
La crédibilité de notre dissuasion repose en outre sur l'existence d'une chaîne de commandement claire, robuste et éprouvée, en ligne directe avec le président de la République.
En tant que commandant des FAS j'ai la responsabilité de mettre en condition les moyens dont je dispose et de suivre l'exécution des missions. La spécificité nucléaire de la mission de dissuasion conduit les FAS à se conformer dans l'exécution à des exigences exceptionnelles en termes de rigueur et au principe de stricte séparation entre mise en oeuvre et contrôle, avec notamment l'existence d'une force de gendarmerie spécialisée dans les armements nucléaires. Cette séparation va jusque dans la planification des opérations, le chef d'état-major des armées envoyant des officiers vérifier que celle-ci se fait sur les objectifs qui ont été déterminés.
Ce degré d'exigence est au coeur de la culture des FAS, une culture dont il faut bien mesurer combien elle est indissociable de notre mission et à laquelle il faut se tenir. À cet égard, je souhaiterais faire référence à l'exemple américain. En 1992, par souci d'économies, les États-Unis décident de dissoudre le Strategic Air Command, c'est-à-dire le commandant aérien dédié à la composante nucléaire. Les 450 Minuteman III passent alors sous le contrôle du Space Commmand, tandis que les appareils B52 et B2 partent à l'Air Command, le commandement organique. Deux incidents majeurs se produisent alors : un B52 armé de six têtes nucléaires passe 24 heures sur une base alors qu'on le pensait équipé de simples têtes d'exercice ; des pièces détachées de Minuteman III se retrouvent à Taïwan suite à une erreur d'adressage. Ces graves incidents impliquant des armes nucléaires, qui ont échappé à tout contrôle gouvernemental pendant 36 heures, ont conduit une commission d'enquête à recommander la création d'un commandement spécifique, en rappelant que la culture nucléaire ne se dilue pas et que la dissolution du Strategic Air Command en 1992 avait été une erreur. En 2009, un commandement dédié à la composante nucléaire aéroportée est recréé et depuis cette date, les FAS ont des contacts réguliers – deux fois par an – avec l'Air Force Global Strike Command dont la première action a été de venir nous voir afin que nous leur expliquions la manière dont fonctionnent notre système de contrôle gouvernemental, de sécurité nucléaire, et notre gendarmerie spécialisée.
Pour finir, je voudrais rappeler que, tout en respectant le contrat de posture nucléaire et les exigences associées, les moyens de la composante aéroportée de la dissuasion contribuent significativement au contrat des missions conventionnelles de l'armée de l'air depuis de nombreuses années. Dès 1974 les Mirage IVP sont engagés au Tchad pour y mener des missions de reconnaissance stratégiques ; les Mirage 2000 N effectuent le premier tir réel de l'OTAN en Bosnie en 1994. Demain, les Rafale des FAS partent remplacer les trois Rafale stationnés à N'Djamena. Les avions des FAS ont réalisé environ le quart des tirs effectués par des avions français lors des opérations Harmattan et Serval. Ils étaient également en alerte dans l'hypothèse où une opération aurait été menée en Syrie. Sur le territoire national, les Rafale des FAS contribuent aussi à la posture permanente de sûreté. Les C 135 ravitaillent quant à eux l'ensemble des avions de combat français et étrangers engagés en opérations depuis des décennies. Ils sont aussi aptes à effectuer des transports logistiques, des évacuations sanitaires lourdes, avec le kit Morphée notamment, ainsi que des missions de service public. Ils ont ainsi été mobilisés lors de l'embuscade d'Uzbin afin de prendre en charge les soldats de l'armée de terre. À cet égard, le chef d'état-major de l'armée de terre, le général Ract-Madoux, a souligné la force de ce dispositif auprès de ses hommes et son effet sur leur moral puisque ceux-ci savent qu'en douze ou quinze heures ils pourront, le cas échéant, être rapatriés dans un hôpital en métropole afin d'y être soignés.
Je souligne enfin que, sur les deux dernières LPM, deux réductions successives ont conduit à une diminution de près de 60 % du format de l'aviation de combat. Nous avons atteint un niveau qui nous oblige à intégrer les moyens des FAS dans les contrats de défense aérienne et d'opérations extérieures pour pouvoir réaliser les missions définies par le Livre blanc de 2013. Cette participation aux opérations conventionnelles de nos forces nucléaires illustre un autre point que va maintenant développer le général Mercier : depuis 50 ans notre mission nucléaire a toujours « tiré vers le haut » l'ensemble de l'armée de l'air, et bien plus encore.
Même si telle n'est pas sa vocation première – qui est la défense des intérêts vitaux de la Nation –, la mission nucléaire « tire vers le haut » l'armée de l'air mais aussi les technologies de notre pays. Cette mission possède des degrés d'exigence très forts en termes de permanence, de réactivité et de préparation opérationnelle. Une exigence qui s'est étendue à l'ensemble de nos moyens aériens.
Cette mission a permis à l'armée de l'air de développer de nombreuses compétences qui ont véritablement irrigué l'ensemble de ses capacités. Elle a été la première à utiliser le ravitaillement en vol qui est aujourd'hui une de nos capacités indispensable à toutes nos missions d'intervention. Elle nous a permis de développer des capacités de planification et de conduite des opérations aériennes à partir du territoire national dans des environnements denses et hostiles comme les opérations en Libye et au Mali l'ont montré. En effet, les équipages et les moyens des FAS disposent d'un niveau d'entraînement directement traduisible dans des missions conventionnelles de très haute intensité. Ainsi, c'est l'escadron Rafale des FAS qui avait été choisi a priori dans l'hypothèse où une opération aurait été conduite en Syrie.
L'autonomie d'emploi requise pour la mission de dissuasion a également conduit à la définition de moyens comme les systèmes de contre-mesures électroniques, les moyens de navigation de bord, de pénétration en suivi de terrain automatique qui sont désormais utilisés sur nos avions de combat conventionnels. De ce fait l'armée de l'air française est sans doute la plus crédible en Europe à l'heure actuelle.
La permanence et la réactivité qui font la force de la composante aéroportée ont donné à nos bases aériennes et à nos centres de commandement et de conduite leur aptitude à basculer instantanément du temps de paix au temps de crise, à travailler en réseau. La mission nucléaire a donné à l'armée de l'air un véritable savoir-faire en matière de ciblage, ainsi que dans le recueil et le fusionnement du renseignement, et ces savoir-faire sont enviés par la plupart de mes homologues européens.
C'est grâce à cette mission de dissuasion que nous sommes aujourd'hui capables de conduire en temps de crise et en toute autonomie des missions longues et complexes depuis le territoire national à partir de nos bases aériennes. Je note que les missions de bombardement qui utilisent des missiles de croisière SCALP sont très proches de la conduite d'un raid nucléaire, tant dans leur préparation que dans leur exécution.
La mission nucléaire a également permis de développer de nombreuses compétences qui irriguent la base industrielle de technologie et de défense de notre pays. Certains programmes majeurs développés au profit des FAS concourent ou ont concouru à des applications directes dans des programmes civils ou militaires conventionnels. Ainsi la conception du Mirage IV a permis aux industriels français de maîtriser le vol en supersonique, ce qui limita d'autant la phase de développement d'autres aéronefs supersoniques militaires ou civils.
Plus récemment, le programme ASMP-A et la feuille de route nucléaire aéroportée constituent un des piliers techniques qui soutient la filière des missiles tactiques avec, d'une part, des technologies relatives à la propulsion – je pense notamment à la maîtrise du statoréacteur – et, d'autre part des technologies propres à la fonction terminale des missiles – guidage précis sur objectif et capacité de pénétration – qui ont permis l'adaptation aux missiles conventionnels de type SCALP. Les répercussions se retrouvent dans les domaines d'emplois. Comme vous le savez, il est assez facile de brouiller un système GPS. Lorsque j'assure à mes homologues que nos unités continuent à s'entraîner pour des actions dans des environnements denses sans GPS car elles doivent être en mesure d'agir en toute autonomie, ils sont éberlués et regrettent a posteriori d'avoir abandonné ce type de recherches. Mais nous-mêmes les aurions probablement abandonnées sans la mission de dissuasion.
Je souligne également que les technologies développées avec les missiles intercontinentaux ont contribué au développement de la filière spatiale et des fusées Ariane.
Finalement, et contrairement à ce qu'affirment certains observateurs dont d'anciens militaires, la dissuasion, au lieu d'avoir un effet d'éviction des capacités conventionnelles, les alimente et les tire vers le haut. En réalité, l'effet d'éviction se produirait si nous renoncions à la capacité de dissuasion, avec des choix moins ambitieux uniquement dictés par des considérations budgétaires. Je pense notamment aux débats que nous avons eus concernant le satellite d'observation électromagnétique CERES. Sans sa contribution à la dissuasion, cet équipement ne serait pas prévu par la loi de programmation militaire (LPM) et nous aurions de grandes difficultés à programmer nos systèmes de guerre électronique.
Pour terminer, je voudrais évoquer l'avenir de la composante aéroportée afin d'éclairer votre réflexion. Trois questions se posent : quel sera le futur porteur – Rafale ou autre ? Quel sera le futur vecteur ? Quelles seront les futures têtes nucléaires ?
À cet égard, vous devez retenir que les LPM antérieures et celle en vigueur ont permis de renouveler ces dernières années les moyens de la composante aéroportée, porteur, vecteur et têtes nucléaires. La composante aéroportée dispose désormais du potentiel lui permettant de durer jusqu'à l'horizon 2035. Il reste seulement à moderniser le dernier escadron de Mirage 2000 N qui passera sur Rafale, et les tankers. Dans ces conditions, sur les dix prochaines années, l'investissement à consentir au profit de la composante aéroportée ne représente que 7 % du budget de la dissuasion, pourcentage qui intègre notamment le MCO des appareils utilisés aussi à d'autres missions. En ne retenant que la part propre au nucléaire stricto sensu, l'effort ne représente que 3,5 % du budget de la dissuasion.
S'agissant du missile ASMP-A, une opération de traitement d'obsolescences et d'amélioration a minima de certaines performances pour les adapter aux missiles anti-missiles connus sera conduite et devrait durer environ dix ans. Cette opération permettra d'améliorer la probabilité de réussite des tirs.
Toutefois, l'avenir de la dissuasion au-delà de l'horizon 2035 doit être préparé bien avant compte tenu des délais nécessaires à la conduite des programmes d'armement. Des décisions importantes devront ainsi être prises pour orienter les programmes de renouvellement des moyens actuels de la dissuasion. Le programme d'un nouveau sous-marin lanceur d'engins sera lancé et un concept associant un porteur et son missile devra être retenu pour la future composante aéroportée. Ces décisions seront particulièrement structurantes sur les plans opérationnel et financier.
Pour la composante aéroportée, deux projets sont actuellement à l'étude concernant le successeur de l'ASMP-A. L'un privilégiant la furtivité du missile, l'autre l'hypervélocité de celui-ci, avec des perspectives à Mach 7 ou 8.
C'est cette seconde solution qui a ma faveur. En effet, la maîtrise de l'hypervélocité apparaît d'ores et déjà comme une donnée centrale. J'observe à cet égard qu'aux États-Unis, en Russie, en Chine, en Inde – autant de pays où la question de la modernisation de leur composante nucléaire aéroportée ne se pose même pas – des programmes expérimentaux de véhicules hypervéloces sont conduits. J'imagine avec peine que la France, pays qui jouit d'une avance incontestable en matière de statoréacteur, reste en marge de ces développements. D'ailleurs cette technologie sera aussi, à n'en pas douter, utilisée dans le domaine conventionnel et ses développements intéresseront le monde civil. Même si on ne devait plus disposer de composante nucléaire, la France ne pourrait tirer un trait sur 50 années de recherches et abandonner ces études où elle continue d'avoir une avance technologique certaine.
S'agissant du futur porteur, un choix devra être fait en lien avec l'architecture et les performances retenues pour le missile qu'il devra tirer. À ce stade, deux options sont étudiées : celle d'un avion de combat de nouvelle génération et celle d'un porteur lourd. Le défi qui se pose est bien de retenir un système capable de pénétrer les défenses adverses qui seront déployées dans 20 à 50 ans tout en continuant d'irriguer le développement de capacités industrielles d'avenir pour l'industrie française. Des progrès considérables sont faits dans la défense anti-missiles – interception de missiles balistiques ou interception de missiles de croisière.
Il reste, pour revenir à des échéances moins lointaines, que la pérennité de la composante aéroportée de la dissuasion, comme pour la capacité à opérer sur des théâtres extérieurs, est liée à l'opérationnalité des avions-ravitailleurs. Or, ceux-ci, qui constituent avec les avions de combat un couple indissociable au sein de la composante aéroportée, ont désormais 50 ans et approchent de leur fin de vie. Ils doivent être remplacés au plus vite par un successeur.
Mesdames et messieurs les députés, en guise de conclusion je voudrais rappeler que depuis 50 ans les FAS ont su rester à un degré élevé de performance par leur capacité à toujours s'adapter aux évolutions du monde. Même si la mission n'a pas changé depuis un demi-siècle, la composante aéroportée n'est pas restée figée. Sous la précédente LPM l'armée de l'air a su se réformer, se moderniser et adapter son format pour répondre à la stricte suffisance dans un souci constant d'accroître son efficacité opérationnelle tout en maîtrisant les budgets. Sans la composante aéroportée, nous ne pourrions pas tenir les contrats conventionnels prévus par le Livre blanc. En effet la LPM, qui prévoit la réduction d'un tiers de l'aviation de combat, intègre le Rafale dans la composante aéroportée avec la possibilité de l'utiliser pour tous les types de missions conventionnelles.
Ce résultat repose avant tout sur les hommes et les femmes de l'armée de l'air qui travaillent depuis 50 ans pour cette mission particulièrement exigeante avec un sens du devoir exceptionnel. Nous avons d'ailleurs à leur égard un travail essentiel à réaliser en matière de reconnaissance. Parmi les projets, celui de la création d'une médaille spécifique pour les aviateurs qui oeuvrent en permanence sur le territoire national me paraît très important. Travaillant dans l'ombre, accomplissant une mission opérationnelle incomparable, ils portent le niveau de l'armée de l'air au plus haut depuis un demi-siècle. Certains d'entre vous ont déjà pu s'en rendre compte au sein de notre centre de commandement des FAS à Taverny. Pour ceux qui n'ont pu encore s'y rendre je les encourage vivement à le faire et le général Charaix se fera un plaisir de vous recevoir. Vous pourrez constater combien cette mission est bien une mission d'excellence de l'armée de l'air au service de la sécurité de notre pays.
Je souhaiterais aborder un dernier point. La mission de dissuasion me semble également porter une dimension européenne évidente et dont le rôle sur la sécurité de l'Europe mérite d'être débattu. Lorsque Tony Blair et Jacques Chirac en 2003 déclarent que « nous ne pouvons imaginer une situation où les intérêts vitaux de l'un de nos deux pays seraient menacés sans que les intérêts vitaux de l'autre ne les soient aussi », ils confirment combien les intérêts vitaux des pays européens sont désormais étroitement imbriqués et donc la dimension européenne de la dissuasion.
La dissuasion est un sujet de fond qui ouvre de nombreuses questions et qu'il ne faudrait pas restreindre à des appréciations financières. Au contraire il faut l'étendre et le porter à l'échelle européenne. Il ouvre une véritable réflexion sur le rôle de la France en Europe et dans l'Alliance atlantique et sur celui de la légitime défense dans un cadre national aussi bien que multilatéral. À cet égard la composante aéroportée offre de nouvelles opportunités de coopérations européennes comme, par exemple, l'utilisation de ravitailleurs ou de déploiement sur des terrains situés dans d'autres pays.
En conclusion, je voudrais à nouveau souligner que si la France continue de faire reposer la défense de ses intérêts vitaux sur la dissuasion, l'analyse militaire démontre que sa crédibilité nécessite deux composantes, non hiérarchisées, mais complémentaires et qui offrent à l'autorité politique des modes d'action différents qui garantissent son efficacité opérationnelle. C'est enfin une assurance-vie indispensable dans un contexte stratégique qui ne cesse de surprendre.
Merci pour cette présentation très complète, qui a suscité l'intérêt de nos collègues, comme en témoigne le nombre de questions.
En quoi le maintien des deux types de missions, conventionnelles et nucléaires, est-il important pour les équipages des FAS ? Pourriez-vous nous fournir des éléments de comparaison des coûts respectifs de la composante aéroportée et de la composante océanique ?
Pour ma part, je considère que le débat n'a pas lieu d'être quand on compare le montant des économies éventuelles résultant d'un abandon de la composante aéroportée à la perte de capacités qui en résulterait pour l'ensemble de notre dissuasion, et je crois que cet avis est largement partagé parmi nos collègues dans cette salle. S'agissant des futurs avions ravitailleurs, le fait qu'ils soient multi rôles ne présente-t-il pas le risque d'une dilution périlleuse de la spécificité nucléaire ? Quel statut sera donné à ces MRTT : partie intégrante des FAS ou bien mutualisés au sein du reste des forces aériennes voire, pire encore, dans le cadre de partenariats avec des armées d'autres pays ?
Vous avez longuement exposé ce qui, à vos yeux et légitimement, constitue la nécessité de la composante aéroportée, ce que certains de vos prédécesseurs auraient d'ailleurs pu faire dans des termes sensiblement identiques pour la composante terrestre, avant sa suppression en 1996.
Cependant, certains de vos arguments sont un sujet d'étonnement. Vous avez tenu des propos sur la crise ukrainienne qui me semblent graves, en dressant un parallèle entre le comportement de la Russie d'aujourd'hui avec celui de l'URSS lors de la crise de Suez. Entendez-vous par là que les États européens non dotés d'armes nucléaires seraient menacés et que les événements actuels en Ukraine sont la conséquence logique de sa renonciation aux armes nucléaires en 1994 ? Quant à l'influence supposée accrue de la France dans cette crise grâce à sa dissuasion nucléaire, la démonstration doit encore en être apportée à mon sens. La solution à cette crise ne repose pas sur des réponses d'ordre nucléaire. S'agissant de l'Iran, l'argument est également réversible, car je ne vois pas non plus en quoi le fait que la France détienne l'arme nucléaire a dissuadé cet État d'engager un programme nucléaire civil, puis militaire. Quant à la Syrie, le nucléaire n'a pas dissuadé de l'emploi de l'arme chimique. Enfin, sur l'idée selon laquelle le nucléaire « tirerait vers le haut » le conventionnel, l'exemple du Mali ne me semble pas le plus approprié, car ce sont avant tout les capacités de ravitaillement en vol qui nous ont fait défaut.
Sur la question des économies potentielles, je peux entendre votre message sur le fait que la composante aérienne n'est pas celle qui coûte le plus cher ; en revanche nous savons que le nucléaire a d'ores et déjà des effets d'éviction sur le conventionnel, y compris sur les forces aériennes.
S'agissant de la première question je souhaiterais souligner d'abord que les deux missions, conventionnelle et nucléaire, ont été confiées aux FAS avant tout dans un souci d'économie. Dans un autre contexte budgétaire, un choix inverse de spécialisation aurait pu être réalisé. L'arrivée du Rafale, appareil polyvalent, nous a permis de réduire une nouvelle fois le format de l'aviation de combat, dont je rappelle qu'elle a subi deux réductions successives de 30 % au cours des deux précédentes LPM, ce qui a notamment été rendu possible par l'utilisation des escadrons nucléaires pour des missions conventionnelles. Les zones d'intérêt prioritaire définies par le Livre blanc, qui vont jusqu'à l'Afrique centrale et au Moyen Orient, peuvent être couvertes tout en garantissant la capacité de rapatrier les appareils des FAS dans des délais d'alerte compatibles avec la posture de dissuasion. Le coût des FAS représente environ 7 % du coût des forces nucléaires, en y intégrant le MCO des appareils utilisés aussi pour les missions conventionnelles.
L'avenir du ravitaillement en vol repose sur une commande que l'on espère la plus rapide, des nouveaux appareils MRTT, lesquels remplaceront les C135 vieillissant. Nos mécaniciens sont en effet contraints de travailler sept jours sur sept sur ces derniers pour en assurer la disponibilité. La première livraison est prévue en 2018, avec deux appareils à livrer durant la présente programmation. Si la situation budgétaire devait s'améliorer dans les années à venir, je recommande que la priorité soit donnée à l'accélération des livraisons des MRTT.
Un ravitailleur ne prend en fait son caractère stratégique qu'à partir du moment où il est doté de ses transmissions spécifiques. Il a été décidé que le futur escadron de MRTT sera toujours intégré aux FAS, afin que son commandant sache à tout moment quelles sont la position et la mission des appareils. Pour autant, ces avions pourront assurer des missions conventionnelles de transport ou de ravitaillement. Ils pourront être également affectés dans le cadre de missions au sein d'EATC, sous réserve de disposer de la capacité de les « récupérer » à tout moment pour une mission de dissuasion, ce qui sera stipulé dans le contrat passé avec EATC.
Pour pouvoir utiliser les MRTT dans les missions de transport stratégique nous devrons bénéficier d'une avionique particulière, développée par Thales, qui nous garantit un contrôle total en matière de sécurité des systèmes utilisés sur nos appareils, notamment quand ils sont déployés sur des terrains non militaires. Aucune impasse n'a été faite sur ce point.
Je ne partage pas vos analyses, M. de Rugy, vous vous en doutez bien. S'agissant de la composante terrestre, qu'elle soit tactique ou stratégique, avec les missiles du plateau d'Albion, c'est bien la notion de juste suffisance qui a été appliquée pour réduire notre dispositif et l'adapter à la disparition du bloc soviétique. Cette adaptation s'est prolongée notamment avec la suppression d'un escadron des FAS, sans pour autant baisser la garde dans un contexte de prolifération inquiétant. Les surprises stratégiques auxquelles nous avons à faire face actuellement montrent le bien-fondé de cette approche. Ce type de crises montre à mon sens que les armes nucléaires tendent à conférer un rôle plus important aux États qui les détiennent ; et si l'on peut souhaiter un monde sans armes nucléaires, tant que celles-ci existeront il faudra continuer à se poser la question de la manière dont nous protégeons nos intérêts vitaux. En ce qui concerne l'Iran, c'est bien parce que la France dispose de l'arme nucléaire que sa parole a un poids particulier.
Si nous avions dû intervenir en Syrie, cela aurait correspondu à ce que les FAS savent faire, notamment pour pénétrer dans des espaces très défendus, capacité que l'on aurait sans doute abandonnée pour des raisons budgétaires si l'armée de l'air n'avait plus eu de mission nucléaire. Incontestablement le nucléaire a tiré nos forces vers le haut, ce dont témoigne la mission réalisée avec un très faible préavis au Mali le 13 janvier 2013. Cette mission d'une durée de 9 heures 45, la plus longue de l'histoire du bombardement français, a permis de frapper une vingtaine d'objectifs djihadistes au nord de Gai. Nos capacités de ciblage, de planification, de commandement et de ravitaillement sur très court préavis sont toutes liées à la mission de dissuasion. Quant à nos faiblesses en matière de ravitaillement, elles sont certes réelles, mais s'expliquent par le grand âge de nos appareils, que nous nous astreignons à entretenir en permanence précisément en raison de la nécessité de maintenir la posture de dissuasion. Sans cette dernière, nos efforts en la matière seraient certainement moindres tout comme la disponibilité des ravitailleurs.
La question n'est pas celle des éventuels effets d'éviction, elle est de savoir si la protection de nos intérêts vitaux dépend de la dissuasion. Dans l'affirmative, les deux composantes sont indispensables pour en assurer la crédibilité face aux défenses de plus en plus efficaces de nos adversaires potentiels. La question de l'éviction est d'un autre ordre, et relève de choix politiques. Pour ma part je demeure convaincu que, sans la dissuasion, nous aurions fait des choix capacitaires qui n'auraient pas été dictés par les exigences d'excellence qu'implique le nucléaire.
Je veux tout d'abord vous féliciter pour la qualité de vos exposés qui est à la mesure de celle de notre armée de l'air. L'organisation territoriale actuelle vous convient-elle et quelles éventuelles modifications pourriez-vous souhaiter ? Auriez-vous besoin d'équipements plus sophistiqués qui permettraient d'accroître nos performances et avons-nous les moyens de suivre les évolutions technologiques au regard par exemple de la défense et de la dissuasion chinoises, qui bénéficient de gros investissements ?
Le débat sur le nucléaire est un débat ancien que chacun aborde à l'aune de ses convictions. Si les consultations sur la dissuasion effectuées par notre commission sont dans l'air du temps, je suis réaliste et j'estime pour ma part que la posture militaire de la France, qui lui a notamment permis de réintégrer l'OTAN, ne serait pas reconnue pour ce qu'elle est dans la complexité du monde actuel sans la dissuasion telle que l'a voulue le Général de Gaulle. Vous estimez que les deux composantes sont indivisibles et complémentaires, opinion que je partage, mais certains esprits malicieux, parmi lesquels figurent d'anciens militaires, disent aujourd'hui que la dissuasion est coûteuse, dangereuse et inefficace. Je crois que le caractère bicéphale de notre dissuasion est nécessaire et fait partie de nos fondamentaux militaires et je ne pense pas que le démantèlement d'une des composantes de la dissuasion, qui représente environ 10 % du budget de la Défense, profiterait au reste de l'armée et entraînerait ipso facto une répartition des moyens. Quel est votre avis sur ce point ?
Je m'associe à l'hommage que vous avez rendu à nos aviateurs qui depuis cinquante ans maintiennent l'excellence de notre force aérienne stratégique. J'ai pu dans le passé, alors que je m'occupais de la gendarmerie au sein de la commission, me rendre compte des procédures que vous avez évoquées s'agissant de la gendarmerie de la sécurité des armements nucléaires, dont s'inspirent d'ailleurs les États-Unis, ce dont je me félicite. Néanmoins, bien que nous partagions le postulat selon lequel les forces aériennes stratégiques tirent l'ensemble de l'armée de l'air vers le haut, il semble que des difficultés majeures et chroniques persistent sur le terrain, notamment en ce qui concerne l'aviation de transport. En effet, si les conflits d'aujourd'hui imposent la maîtrise de la troisième dimension, la présence au sol demeure indispensable avec les moyens de projection adaptés, qu'ils soient maritimes ou aériens, avec l'A400M, atout majeur très attendu par l'armée de l'air. Mais au fil des années, les moyens se réduisent alors que le spectre demeure identique ; ainsi chaque composante, dont chacune est estimée essentielle, bénéficie d'un budget réduit sans qu'il soit jamais procédé à un choix. Le risque est à moyen terme un affaiblissement global de notre défense. C'est la raison pour laquelle d'aucuns s'interrogent sur la possibilité d'un choix qui serait forcément difficile. En résumé, les gains engendrés d'ici à 2030 par un éventuel abandon de la force aérienne stratégique seraient limités et si elle est maintenue, il conviendra d'engager des études pour maintenir la performance de l'outil après 2030. En connaissez-vous le montant afin que nous disposions des éléments nécessaires pour prendre les bonnes décisions le moment venu ?
La composante aéroportée a été rénovée dans les cinq dernières années et pourra tenir la route jusqu'en 2035 : le CEA nous a fourni une nouvelle tête nucléaire en 2008 qui a été installée en 2009 sur le Mirage 2000 N, puis en 2010 sur le Rafale ; les trois bases à vocation nucléaire disposent depuis 2010 d'une nouvelle infrastructure adaptée. Certains composants devront certes être remplacés en milieu de vie, mais notre efficacité est assurée sans moyens importants en concordance avec les référentiels de la DGA. Le problème, comme vous le savez, concerne davantage l'arrivée du MRTT. Les mécaniciens à Istres travaillent en permanence au maintien du C135, essentiel car notre aviation ne possède pas un bombardier stratégique capable de faire 8 000 kilomètres comme en disposent la Russie ou les États-Unis. Vous comprenez pourquoi il est important pour nous que l'acquisition des nouveaux ravitailleurs soit décidée cette année. Pour le reste, nous sommes à la hauteur des menaces actuelles et des défenses antiaériennes et antimissiles les plus modernes.
J'aime à rappeler que la dissuasion est un outil politique ; il n'est que d'évoquer les crises de Suez, de Cuba avec la mise en alerte des B52 armés, ou encore les agitations de la Corée du Nord auxquelles les Américains répondent en envoyant deux B2 tirer une bombe d'entraînement à quelques kilomètres de la frontière sur un champ de tir de Corée du Sud.
L'organisation territoriale nous satisfait. Elle vient d'être revue en fonction du nouveau format des forces aériennes stratégiques qui disposent aujourd'hui de trois bases sécurisées équipées d'armes nucléaires stockées dans des bâtiments adéquats et susceptibles d'être déployées où que se trouvent nos avions. Nous ne cessons toutefois de réfléchir à des adaptations et à l'évolution du concept d'emploi qui peuvent, le cas échéant, être soumises au Président de la République par l'état-major. La composante aéroportée n'est donc pas figée et c'est une bonne chose.
Je partage vos réflexions sur l'importance du transport aérien qui est aujourd'hui une de nos grandes faiblesses, notamment en ce qui concerne les ravitailleurs pour lesquels je me battais déjà il y a dix ans alors que j'étais chef du bureau plan de l'état-major de l'armée de l'air. Mais c'est bien la dissuasion qui nous a permis de faire valoir qu'il s'agissait d'un élément essentiel, ainsi que cela ressort également de l'observation des théâtres d'opérations.
Je comprends que se tienne un débat philosophique sur la nécessité des forces nucléaires. Mais le choix de la dissuasion relève aussi d'une véritable analyse militaire qui prend en compte des cas d'école et la planification face à l'état des menaces et de leurs évolutions projetées à l'horizon 2030. C'est ce qui en assure la crédibilité. Nos défenses sont performantes et nous anticipons leur évolution : les capacités radar permettront de détecter un missile dans l'espace exoatmosphérique pour exploiter sa vulnérabilité et éventuellement l'arrêter au moment de son apogée, avant qu'il n'atteigne sa vitesse maximale de pénétration. Ne sommes-nous pas capables aujourd'hui de lancer un module ATM qui assure des opérations de ravitaillement et s'arrime seul, à la manière d'un drone, à la station internationale ? Les missiles de croisière sont eux aussi détectables et des recherches sont conduites pour parvenir à les arrêter à grande vitesse. Les deux types de défense se complètent et l'expérience du conventionnel démontre que plus une attaque est diverse plus elle a de chances de succès par saturation. Compte tenu de la différence des technologies mises en oeuvre pour arrêter les missiles de croisière et les missiles balistiques, l'abandon de l'une ou l'autre des composantes représenterait un très grand risque. L'analyse militaire que j'évoquais plus haut conduit donc à mon sens au maintien des deux composantes pour la crédibilité de la dissuasion. Doit-on pour autant ne toucher à rien ? Des voies de réduction de coût existent probablement hors de l'abandon d'une des deux composantes et je rejoins le général Bentégeat en ce qui concerne la simulation ou la permanence, que nous restons capables d'assurer alors que nous sommes en opération extérieure ; quant à la stricte suffisance en matière de têtes de la composante aéroportée, elle a été réalisée lors de la précédente LPM. Il ne servirait à rien de consacrer à la dissuasion des moyens qui resteraient importants, mais tellement prédictibles que les défenses adverses sauraient s'y adapter. Je regrette à ce propos que d'anciens généraux qui évoquent l'une ou l'autre des composantes ne puissent faire cette analyse militaire ; je ne peux hélas la développer ici car elle relève d'une salle de planification et d'un niveau de secret très élevé. Il s'agit de choix exigeants qui peuvent entraîner une perte de capacités qu'il serait impossible de rattraper à un coût et un délai acceptables. Je reste par ailleurs intimement persuadé qu'aucune redistribution en direction du conventionnel ne se produirait. Cela ne signifie bien évidemment pas qu'il ne faut pas investir dans les forces terrestres ainsi que dans le transport, mais je suis convaincu que ces deux sujets ne sont pas liés.
Quant à l'évolution à long terme, les décisions pour chacune des composantes devront être prises autour de 2016 et la dissuasion aéroportée restera dans l'enveloppe des 10 % du budget consacré au nucléaire.
Je voudrais ajouter que sur la composante aéroportée, il y aura, à l'horizon 2035, une rupture capacitaire à opérer, celle notamment de l'hypervélocité. Il faut donc engager un véritable travail, avec le CEA, avec MBDA, de recherche technologique sur notamment la résistance des matériaux et les propulseurs.
Par ailleurs, il convient aussi de souligner que, par comparaison avec nos homologues britanniques, dont la composante est en quelque sorte louée aux États-Unis - comme l'a rappelé Bruno Tertrais devant votre commission - nous avons fait le choix d'une véritable autonomie stratégique. Bruno Tertrais avait également relevé que les missiles américains, utilisés par les Britanniques, étaient plus précis que ceux utilisés par nos sous-marins. Les Britanniques ne disposent donc certes que d'une seule composante mais nos deux forces sous-marines ne sont pas comparables en termes d'effets.
Nous amenons la précision, et la composante océanique apporte un effet plus large. C'est pour cela qu'il est important pour nous de disposer de deux composantes, car elles sont complémentaires.
Est-ce que vous pouvez nous dire un mot de la frappe « d'ultime avertissement » : se fait-elle sous la forme d'un raid nucléaire ou sous une forme plus légère, afin de ne pas faire monter exagérément la tension ?
Je voudrais également évoquer avec vous ce qui constitue presque notre troisième composante, je veux parler de la force aéronavale nucléaire. Quand on voit la difficulté et la précision qu'exige un raid aérien, on a du mal à imaginer la pertinence de sa mise en oeuvre à partir du porte-avions, qui est extrêmement vulnérable. Alors que nous cherchons des économies, est-il vraiment réaliste de conserver cette composante ?
J'ai une remarque à faire sur l'ordre du jour de notre commission : pourquoi organisons-nous cette série d'auditions sur la dissuasion nucléaire maintenant ? Est-ce que cela signifie que nous remettons en cause les choix difficiles effectués l'an dernier à l'occasion du Livre blanc ?
Quel est l'apport de la dissuasion, outil politique de protection de nos intérêts vitaux, dans les conflits d'aujourd'hui, qui sont souvent d'origine régionale ?
Vous avez dit tout à l'heure que les forces aéroportées devaient beaucoup à la dissuasion : pouvez-vous nous en préciser les apports techniques ?
Ces auditions prévues de longue date, mon cher collègue, n'ont pas vocation à remettre en cause les choix qui ont été faits mais, comme l'a souhaité la présidente Patricia Adam, de faire vivre ce débat et de donner ainsi tout son rôle à notre commission. Le débat peut aussi permettre de conforter.
C'est la première fois que notre commission entend les forces aériennes stratégiques seules, ce dont je me félicite. Je souhaite profiter de cette occasion pour m'associer à l'hommage que vous avez rendu, mon général, à Roger Baleras, qui a réussi à remettre sur rails notre système de dissuasion.
Je regrette que notre collègue François de Rugy nous ait quittés après avoir fait ses remarques sur la Crimée. En effet, j'ai assisté récemment à un bureau de l'OSCE à Copenhague. Les pays baltes y ont fait part de leurs craintes mais aussi souligné l'intérêt que représentait pour eux le bouclier de l'OTAN, ce dont ne pouvait se prévaloir l'Ukraine.
Avec le temps, aurons-nous les moyens d'entretenir l'ensemble des composantes de notre dissuasion ?
Vous avez indiqué, mon général, qu'avec le Rafale vous étiez tranquille pour les vingt prochaines années. Dans l'aviation conventionnelle, la chasse à la supériorité aérienne continue aujourd'hui dans tous les pays. Notre Rafale est classé dans la catégorie 4s et vous savez que les Américains travaillent déjà à la génération suivante qui allie furtivité, capacité d'autorégénération et des vitesses de l'ordre de Mach 4 ou 5 que nous n'atteignons pas aujourd'hui. Je voudrais donc connaître l'état de votre réflexion sur la supériorité aérienne des forces aériennes stratégiques après 2035.
Je vais d'abord répondre à la question sur « l'ultime avertissement ». La grande difficulté pour les FAS est d'identifier le contexte stratégique dans lequel nous serions amenés à intervenir. Nous nous entraînons donc en effectuant divers types d'exercices, en multipliant les hypothèses et cas potentiels. La question en fait est de savoir quel est le coup de pouce que nous devrons donner pour remettre la dissuasion à sa place. Si je fais de « l'ultime avertissement », c'est que la dissuasion n'a pas fonctionné et que nous sommes arrivés à la limite de nos intérêts vitaux. Comment traduire ce coup de pouce ? L'ultime avertissement ne repose pas forcément sur un raid nucléaire. Aujourd'hui, nous avons différents modes d'action, des plans qui font que nous sommes capables de proposer des options variées pour donner ce coup de pouce. Cela peut notamment passer par une frappe privilégiant l'effet IEM, ou par une opération n'utilisant pas nos bases habituelles.
Concernant l'emploi de la FANU à partir du porte-avions, je peux l'intégrer dans mes raids. La FANU nous offre donc une option supplémentaire, soit combinée, soit isolément.
Pour des raisons évidentes de disponibilité du porte-avions, la FANU ne fait pas partie de nos plans permanents, à l'inverse de la FOST et des FAS. C'est un usage de circonstance.
On aurait effectivement pu se poser cette question à l'occasion de la discussion de la précédente LPM mais ce n'est plus nécessaire : les aménagements du porte-avions ont déjà été effectués.
Pour répondre à M. Audibert Troin, je dirais qu'il est bon que nous évoquions ce sujet, que l'on débatte des intérêts vitaux de la France, que l'on élargisse notre réflexion à nos partenaires européens également.
Concernant sa question sur la pertinence de la dissuasion face à des conflits d'origine régionale, je tiens à souligner que ces conflits régionaux concernent des pays qui possèdent l'arme nucléaire, comme le Pakistan. Dans d'autres cas, comme la Syrie avec la Russie, on trouve des pays qui possèdent des liens avec une puissance nucléaire. Les grandes puissances nucléaires déclarées sont donc souvent également impliquées dans les conflits régionaux.
Les apports techniques de la dissuasion sont très nombreux : dans toute la chaîne missiles, qui a été tirée par le haut, dans les systèmes d'armes des avions, dans les capacités de navigation, dans les capacités de recalage, dans le renseignement ou encore les centres de commandement.
Avons-nous les moyens d'entretenir toutes nos composantes ? Aujourd'hui, oui, jusqu'en 2035, cela fait partie des budgets prévus par la LPM, notamment en matière de MCO. La grande question vient après, c'est celle du début du renouvellement. Nos programmes nucléaires ont pour avantage de bien intégrer toutes les composantes d'un programme d'armement – les infrastructures, la protection, la sécurité des systèmes d'information, le MCO – et sont donc très vertueux.
Pour répondre à M. Vitel, je dirais tout d'abord que je considère le Rafale comme un avion de cinquième génération, comme le F-35, mais qui est rentré en service avant ce dernier. Il est certes moins furtif que le F-35 mais je ne suis pas un grand partisan de la furtivité : elle n'est pas efficace face aux nouveaux radars passifs et présente surtout un coût démesuré à l'entretien si l'on souhaite en maintenir les performances. En revanche, le Rafale apporte bien les caractéristiques de la dernière génération en matière de liaisons et de partage de données.
Pour autant, nous nous posons la question de la suite ; c'est le sens du projet système aérien de combat futur pour lequel nous avons lancé une étude. Un des grands avantages du Rafale est sa capacité d'évolution permanente. Nous travaillons notamment sur l'antenne active du radar, dont les évolutions à venir vont nous faire bénéficier de véritables ruptures technologiques. Nous sommes très en avance sur ce sujet par rapport à nos partenaires européens.
Ce système aérien de combat futur, à l'horizon 2030, ne sera pas, à mon sens, un drone de combat ou un avion de combat mais la combinaison de plusieurs éléments : ce sera un véritable système. C'est sous cet angle que nous travaillons. La rupture technologique aujourd'hui, ce sont les liaisons de données. Nous l'intégrons dans ce système aérien de combat futur. L'agence européenne et l'OTAN y réfléchissent aujourd'hui dans le cadre de groupes de travail. C'est un véritable sujet en soi, y compris en ce qui concerne la place de l'homme dans le système, et il faudrait y consacrer une séance entière !
Pour conclure, je dirais que la dissuasion est un très bon vecteur pour parler, avec la jeunesse de la légitime défense, de la France, de l'Europe, de nos intérêts vitaux. Je suis convaincu qu'il faut aborder ce débat par le haut et pas seulement sous l'angle budgétaire.
La séance est levée à vingt heures.