Intervention de Yves Marignac

Réunion du 26 mars 2014 à 9h00
Commission d'enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d'exploitation des réacteurs et à divers aspects économiques et financiers de la production et de la commercialisation de l'électricité nucléaire

Yves Marignac, directeur de WISE-Paris :

Je vous remercie de votre invitation à présenter cette étude, dont vous allez constater que le champ est bien plus vaste que celui qui a été retenu par les présentations médiatiques qui en ont été faites.

L'échéance des quarante ans approche, et EDF s'est engagée dans une stratégie de prolongation de la vie de ses centrales, malgré les alertes lancées tant par la Cour des comptes que par l'ASN sur les obstacles que pourrait rencontrer cette stratégie. La plus grande incertitude règne sur les conditions dans lesquelles une telle prolongation est envisageable.

Mon rapport contient d'abord une étude détaillée, sur les plans technique et réglementaire, des caractéristiques du parc nucléaire français, qui présente des singularités fortes. Il analyse ensuite les enjeux de sûreté liés à la fois au vieillissement et au retour d'expérience de Fukushima, puis confronte ces données au renforcement déjà engagé ou prévu, conformément aux prescriptions de l'ASN. Je présente alors trois scénarios, avec différents niveaux d'exigence, et enfin une évaluation économique de ces différents scénarios.

Le parc nucléaire français est standardisé. Cela présente l'avantage indéniable de permettre un traitement générique de la prolongation, avec toutefois pour revers de la médaille un risque générique pesant sur la faisabilité de la stratégie de prolongation. La pyramide des âges du parc nucléaire pose problème, avec un « effet falaise » : 80 % des réacteurs ont été mis en service en dix ans, entre 1977 et 1987. L'examen du calendrier des réexamens de sûreté pose aussi problème, puisque l'on constate d'importantes fluctuations. Il existe un glissement important entre l'âge réglementaire et l'âge technique : selon mon décompte, vingt-sept réacteurs ont plus de trente ans de fonctionnement aujourd'hui, mais seulement cinq d'entre eux ont passé le cap réglementaire des trente ans, c'est-à-dire qu'ils ont reçu une autorisation de l'ASN de poursuivre leur exploitation jusqu'à l'âge de quarante ans. Cette décision a été obtenue après trente-quatre ans en moyenne de fonctionnement. Il y a donc un vrai problème : nous ne disposons aujourd'hui d'aucune définition claire de la date à laquelle chaque réacteur atteint l'âge de quarante ans ; on ne sait s'il faut compter à partir de la mise en service, du démarrage ou s'il faut prendre en considération un seuil technique, tel que l'irradiation cumulée des cuves, par exemple.

S'agissant maintenant des exigences de sûreté, le problème est triple : outre qu'il est nécessaire de compenser la dégradation liée au vieillissement par des renforcements, l'accident de Fukushima a incité à relever les exigences de sûreté. Dans le même temps, il faut aussi constater une incertitude sur l'état réel des installations : au fur et à mesure que l'écart entre l'état théorique et l'état réel s'accroît – le premier étant meilleur que le second –, on prend le risque que l'état réel ne corresponde plus aux exigences de sûreté.

Deux visions s'opposent donc : pour les uns, on peut, par le renforcement, compenser le vieillissement et conserver une marge de sûreté suffisante par rapport à des exigences de sûreté même accrues ; pour les autres, inéluctablement, le vieillissement nous empêchera de respecter les exigences de sûreté.

Concrètement, plusieurs problèmes de sûreté se posent. Il y a d'abord les limites irréductibles du dimensionnement initial des réacteurs. Ceux-ci ont été conçus pour fonctionner durant quarante ans au maximum. En particulier, la cuve a été conçue pour trente années de fonctionnement à pleine puissance, c'est-à-dire quarante ans en fonctionnement réel. Les réacteurs ont également été conçus pour l'essentiel avant les accidents de Three Mile Island et de Tchernobyl, c'est-à-dire que n'ont pas été pris en considération ce que l'on appelle aujourd'hui les accidents graves. Ce sont des limites difficiles à dépasser. De plus, les problèmes inéluctables de vieillissement concernent tant les gros composants que l'on ne peut pas remplacer, comme la cuve et les enceintes, que les équipements diffus – ouvrages de génie civil, tuyauteries et câbles électriques, notamment.

Enfin, il faut achever de tirer les conséquences de l'accident de Fukushima, ce qui prendra une dizaine d'années : la « défense en profondeur » a présenté des défaillances majeures, ce qui conduit à réévaluer le risque d'accident grave et majeur des réacteurs, et surtout à mettre en évidence le risque d'accident grave sur les piscines d'entreposage du combustible.

De nombreuses questions restent ouvertes. L'ASN travaille à des prescriptions nouvelles, dans le triple cadre des visites décennales, des évaluations complémentaires de sûreté et des prescriptions sur les noyaux durs. Sur cinquante-cinq prescriptions génériques ou spécifiques à quelques réacteurs faites par l'ASN après l'accident de Fukushima, huit seulement sont directement applicables ; toutes les autres renvoient à des études qui doivent encore être faites, donc à de grandes incertitudes, tant sur le niveau des exigences de sûreté que sur la faisabilité des solutions à ces problèmes.

S'agissant des processus de décision, l'actuel schéma du réexamen de sûreté ne prévoit aucune phase de concertation, ce qui ne correspond plus aux principes d'accès à l'information et de participation du public. Au-delà, la décision de prolonger la durée de vie des centrales nucléaires implique un changement de référentiel de sûreté, et donc, je crois, une « modification notable » au sens de la loi du 13 juin 2006 relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire, dite loi TSN. Juridiquement, cette prolongation pourrait être assimilable à une nouvelle autorisation, ce qui implique un décret spécifique, une étude d'impact, une enquête publique, voire, en fonction du niveau d'investissement, une saisine de la Commission nationale du débat public.

Je n'insiste pas sur le point très important, que vous connaissez bien, de la nécessaire cohérence des décisions d'éventuelle prolongation – ou fermeture – avec la trajectoire énergétique, et en particulier avec l'engagement pris par le Président de la République de réduire à 50 % la part du nucléaire en 2025.

Il faut enfin prendre en considération le calendrier de réalisation : d'abord, les décisions risquent d'être repoussées, dans les conditions que j'expliquais tout à l'heure ; il existe aussi un délai de déploiement et d'exécution des décisions prises. L'effet « falaise » que j'évoquais entraînera de toute façon un pic de charge, sur lequel l'ASN a déjà attiré l'attention : cela concerne l'ASN elle-même, l'IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire) et EDF.

Après cet état des lieux, nous avons adopté une démarche prospective en déterminant cinq facteurs discriminants : référentiel de sûreté, maintenance pour assurer la conformité de l'installation, orientation technique, processus de décision, délais de réalisation. Il s'agit bien de prospective, c'est-à-dire que ces scénarios ne sont ni des prévisions ni des prescriptions, mais des visions cohérentes en fonction de différents niveaux d'exigence. Nous avons défini trois scénarios : sûreté « dégradée », sûreté « préservée » et sûreté « renforcée », ce troisième scénario correspondant à la recherche aussi systématique que possible de niveaux d'exigence de nouveaux réacteurs de type EPR. L'étude détaille, en neuf catégories, trente-six postes de renforcement avec, pour chaque scénario, une caractérisation technique des renforcements associés.

Une fois effectué ce travail d'analyse technique des opérations nécessaires – renforcement du bâtiment réacteur, de la piscine, du noyau dur –, j'ai essayé d'estimer l'ordre de grandeur des coûts associés. Les données disponibles en ce domaine sont peu nombreuses, et de toute façon ces opérations sont très souvent inédites. J'ai donc travaillé prudemment, en retenant des fourchettes d'incertitude très larges, jusqu'à un facteur 3 pour certains postes.

Je n'ai estimé que les coûts directs – coûts d'investissement et d'intervention – des renforcements liés à la sûreté, c'est-à-dire à la protection contre les événements accidentels. Je n'ai donc tenu compte ni des renforcements qui seraient liés à la sécurité, c'est-à-dire à la protection contre des actes de malveillance, ni des coûts de jouvence pour la partie conventionnelle du réacteur, c'est-à-dire turbine, alternateur et autres. Je n'ai pas non plus tenu compte des coûts indirects, tels que les coûts de constitution de stocks destinés à faire face à l'obsolescence de certaines pièces ou ceux liés à une éventuelle limitation d'exploitation au-delà de quarante ans. Enfin, je n'ai pas tenu compte des coûts que pourrait engendrer une immobilisation longue des réacteurs pour des opérations très lourdes : il y aurait une perte de productivité, mais aussi des coûts financiers associés.

De la sorte, j'arrive à une estimation de 350 millions d'euros, plus ou moins 150 millions, pour le scénario de sûreté « dégradée » ; de 1,4 milliard, plus ou moins 600 millions, pour le scénario de sûreté « préservée » ; et enfin de 4 à 5 milliards pour un scénario de sûreté « renforcée ».

Les fourchettes d'incertitude, je le souligne, ne modifient pas l'ordre des scénarios ni les ratios entre les scénarios. En revanche, une analyse de sensibilité montre que, dans le scénario de sûreté « dégradée », cinq postes représentent 50 % de l'incertitude de coût : ce sont les postes de « moyens ultimes » ; dans un scénario de sûreté « renforcée », quatre postes représentent 50 % de l'incertitude, mais ce sont cette fois les postes liés à la bunkerisation du bâtiment combustible, de la salle de commandes et du centre de crise ; dans le scénario médian, les coûts sont répartis plus uniformément. Un quart des postes constituent deux tiers de l'écart des coûts entre les scénarios, et pour la plupart ce sont des postes cruciaux pour atteindre des niveaux de sûreté élevés. Pour ces opérations inédites, les coûts sont extrêmement incertains : ainsi, pour le bâtiment piscine, j'ai retenu une fourchette entre 500 millions et 1,5 milliard d'euros.

L'échéance des quarante ans est très proche, même si elle est mal définie ; l'effet falaise impose une action urgente et massive. La prolongation au-delà de quarante ans de la vie des centrales excède les possibilités actuelles des centrales, et il n'est pas sûr qu'elle soit possible à de hauts niveaux de sûreté. Il semble nécessaire, pour maintenir des exigences élevées, de fixer un nouveau référentiel de sûreté spécifique aux centrales éventuellement prolongées, ce qui impose un processus complet d'autorisation, donc une enquête publique, un débat public. Aujourd'hui, le risque est grand d'aller vers des prolongations par défaut et par fait accompli dans un cadre réglementaire et politique insuffisant. D'un point de vue économique, les coûts liés à la prolongation restent très incertains et pourraient atteindre jusqu'à quatre fois les estimations actuelles, si l'on veut respecter des exigences fortes.

Dans ce cadre, l'engagement par EDF d'investissements sans visibilité réglementaire est une mauvaise pratique industrielle, porteuse de risques industriels et financiers importants. Compte tenu des incertitudes, des contraintes réglementaires, des délais, et de la capacité industrielle et financière d'EDF, le maintien de la capacité nucléaire à son niveau actuel ne me semble pas une option réaliste.

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