La réunion

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L'audition débute à neuf heures dix.

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Je vous prie d'excuser le président François Brottes, dont le train a été retardé.

Messieurs, cette audition s'inscrit dans la suite de celles des 20 et 27 février derniers, consacrées à la question de la prolongation de l'exploitation des centrales nucléaires historiques. Greenpeace a, en effet, commandé au cabinet WISE-Paris un rapport, dont les médias ont beaucoup parlé, qui estime le coût d'une prolongation, dans des conditions de sûreté équivalentes à celles d'un réacteur nucléaire de troisième génération, à plus de 4 milliards d'euros par réacteur, soit quatre fois le montant estimé par EDF. Nous aimerions faire avec vous le point sur ce rapport, ses méthodes et ses conclusions.

Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relatives aux commissions d'enquête, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

MM. Sébastien Blavier et Yves Marignac prêtent serment.

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Sébastien Blavier, chargé de campagne nucléaire à Greenpeace

La France est aujourd'hui en situation d'urgence énergétique ; avec ce rapport, nous voulions apporter une pièce supplémentaire au nécessaire débat sur nos choix énergétiques. Je n'ai pas besoin de vous rappeler que la loi sur la transition énergétique doit être débattue dans quelques mois à peine.

Aujourd'hui, une discussion technique sur les critères, les délais, les conditions d'éventuelle prolongation du fonctionnement de nos centrales nucléaires au-delà de quarante ans se déroule entre l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et EDF. Toutefois, le devoir de réserve et de neutralité de l'ASN, d'une part, et l'importance des intérêts industriels d'EDF, d'autre part, nous ont incités à commander ce rapport au cabinet WISE-Paris : nous souhaitons ainsi apporter un autre point de vue. M. Yves Marignac vous le présentera dans quelques instants.

J'insiste d'ores et déjà sur l'une de ses conclusions : pour que les bons choix énergétiques puissent être faits, pour structurer les filières industrielles du futur, il y a un besoin urgent de prévisibilité du cadre réglementaire. Pour Greenpeace, vous le savez, l'avenir réside dans les énergies renouvelables ainsi que dans les économies d'énergie.

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Yves Marignac, directeur de WISE-Paris

Je vous remercie de votre invitation à présenter cette étude, dont vous allez constater que le champ est bien plus vaste que celui qui a été retenu par les présentations médiatiques qui en ont été faites.

L'échéance des quarante ans approche, et EDF s'est engagée dans une stratégie de prolongation de la vie de ses centrales, malgré les alertes lancées tant par la Cour des comptes que par l'ASN sur les obstacles que pourrait rencontrer cette stratégie. La plus grande incertitude règne sur les conditions dans lesquelles une telle prolongation est envisageable.

Mon rapport contient d'abord une étude détaillée, sur les plans technique et réglementaire, des caractéristiques du parc nucléaire français, qui présente des singularités fortes. Il analyse ensuite les enjeux de sûreté liés à la fois au vieillissement et au retour d'expérience de Fukushima, puis confronte ces données au renforcement déjà engagé ou prévu, conformément aux prescriptions de l'ASN. Je présente alors trois scénarios, avec différents niveaux d'exigence, et enfin une évaluation économique de ces différents scénarios.

Le parc nucléaire français est standardisé. Cela présente l'avantage indéniable de permettre un traitement générique de la prolongation, avec toutefois pour revers de la médaille un risque générique pesant sur la faisabilité de la stratégie de prolongation. La pyramide des âges du parc nucléaire pose problème, avec un « effet falaise » : 80 % des réacteurs ont été mis en service en dix ans, entre 1977 et 1987. L'examen du calendrier des réexamens de sûreté pose aussi problème, puisque l'on constate d'importantes fluctuations. Il existe un glissement important entre l'âge réglementaire et l'âge technique : selon mon décompte, vingt-sept réacteurs ont plus de trente ans de fonctionnement aujourd'hui, mais seulement cinq d'entre eux ont passé le cap réglementaire des trente ans, c'est-à-dire qu'ils ont reçu une autorisation de l'ASN de poursuivre leur exploitation jusqu'à l'âge de quarante ans. Cette décision a été obtenue après trente-quatre ans en moyenne de fonctionnement. Il y a donc un vrai problème : nous ne disposons aujourd'hui d'aucune définition claire de la date à laquelle chaque réacteur atteint l'âge de quarante ans ; on ne sait s'il faut compter à partir de la mise en service, du démarrage ou s'il faut prendre en considération un seuil technique, tel que l'irradiation cumulée des cuves, par exemple.

S'agissant maintenant des exigences de sûreté, le problème est triple : outre qu'il est nécessaire de compenser la dégradation liée au vieillissement par des renforcements, l'accident de Fukushima a incité à relever les exigences de sûreté. Dans le même temps, il faut aussi constater une incertitude sur l'état réel des installations : au fur et à mesure que l'écart entre l'état théorique et l'état réel s'accroît – le premier étant meilleur que le second –, on prend le risque que l'état réel ne corresponde plus aux exigences de sûreté.

Deux visions s'opposent donc : pour les uns, on peut, par le renforcement, compenser le vieillissement et conserver une marge de sûreté suffisante par rapport à des exigences de sûreté même accrues ; pour les autres, inéluctablement, le vieillissement nous empêchera de respecter les exigences de sûreté.

Concrètement, plusieurs problèmes de sûreté se posent. Il y a d'abord les limites irréductibles du dimensionnement initial des réacteurs. Ceux-ci ont été conçus pour fonctionner durant quarante ans au maximum. En particulier, la cuve a été conçue pour trente années de fonctionnement à pleine puissance, c'est-à-dire quarante ans en fonctionnement réel. Les réacteurs ont également été conçus pour l'essentiel avant les accidents de Three Mile Island et de Tchernobyl, c'est-à-dire que n'ont pas été pris en considération ce que l'on appelle aujourd'hui les accidents graves. Ce sont des limites difficiles à dépasser. De plus, les problèmes inéluctables de vieillissement concernent tant les gros composants que l'on ne peut pas remplacer, comme la cuve et les enceintes, que les équipements diffus – ouvrages de génie civil, tuyauteries et câbles électriques, notamment.

Enfin, il faut achever de tirer les conséquences de l'accident de Fukushima, ce qui prendra une dizaine d'années : la « défense en profondeur » a présenté des défaillances majeures, ce qui conduit à réévaluer le risque d'accident grave et majeur des réacteurs, et surtout à mettre en évidence le risque d'accident grave sur les piscines d'entreposage du combustible.

De nombreuses questions restent ouvertes. L'ASN travaille à des prescriptions nouvelles, dans le triple cadre des visites décennales, des évaluations complémentaires de sûreté et des prescriptions sur les noyaux durs. Sur cinquante-cinq prescriptions génériques ou spécifiques à quelques réacteurs faites par l'ASN après l'accident de Fukushima, huit seulement sont directement applicables ; toutes les autres renvoient à des études qui doivent encore être faites, donc à de grandes incertitudes, tant sur le niveau des exigences de sûreté que sur la faisabilité des solutions à ces problèmes.

S'agissant des processus de décision, l'actuel schéma du réexamen de sûreté ne prévoit aucune phase de concertation, ce qui ne correspond plus aux principes d'accès à l'information et de participation du public. Au-delà, la décision de prolonger la durée de vie des centrales nucléaires implique un changement de référentiel de sûreté, et donc, je crois, une « modification notable » au sens de la loi du 13 juin 2006 relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire, dite loi TSN. Juridiquement, cette prolongation pourrait être assimilable à une nouvelle autorisation, ce qui implique un décret spécifique, une étude d'impact, une enquête publique, voire, en fonction du niveau d'investissement, une saisine de la Commission nationale du débat public.

Je n'insiste pas sur le point très important, que vous connaissez bien, de la nécessaire cohérence des décisions d'éventuelle prolongation – ou fermeture – avec la trajectoire énergétique, et en particulier avec l'engagement pris par le Président de la République de réduire à 50 % la part du nucléaire en 2025.

Il faut enfin prendre en considération le calendrier de réalisation : d'abord, les décisions risquent d'être repoussées, dans les conditions que j'expliquais tout à l'heure ; il existe aussi un délai de déploiement et d'exécution des décisions prises. L'effet « falaise » que j'évoquais entraînera de toute façon un pic de charge, sur lequel l'ASN a déjà attiré l'attention : cela concerne l'ASN elle-même, l'IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire) et EDF.

Après cet état des lieux, nous avons adopté une démarche prospective en déterminant cinq facteurs discriminants : référentiel de sûreté, maintenance pour assurer la conformité de l'installation, orientation technique, processus de décision, délais de réalisation. Il s'agit bien de prospective, c'est-à-dire que ces scénarios ne sont ni des prévisions ni des prescriptions, mais des visions cohérentes en fonction de différents niveaux d'exigence. Nous avons défini trois scénarios : sûreté « dégradée », sûreté « préservée » et sûreté « renforcée », ce troisième scénario correspondant à la recherche aussi systématique que possible de niveaux d'exigence de nouveaux réacteurs de type EPR. L'étude détaille, en neuf catégories, trente-six postes de renforcement avec, pour chaque scénario, une caractérisation technique des renforcements associés.

Une fois effectué ce travail d'analyse technique des opérations nécessaires – renforcement du bâtiment réacteur, de la piscine, du noyau dur –, j'ai essayé d'estimer l'ordre de grandeur des coûts associés. Les données disponibles en ce domaine sont peu nombreuses, et de toute façon ces opérations sont très souvent inédites. J'ai donc travaillé prudemment, en retenant des fourchettes d'incertitude très larges, jusqu'à un facteur 3 pour certains postes.

Je n'ai estimé que les coûts directs – coûts d'investissement et d'intervention – des renforcements liés à la sûreté, c'est-à-dire à la protection contre les événements accidentels. Je n'ai donc tenu compte ni des renforcements qui seraient liés à la sécurité, c'est-à-dire à la protection contre des actes de malveillance, ni des coûts de jouvence pour la partie conventionnelle du réacteur, c'est-à-dire turbine, alternateur et autres. Je n'ai pas non plus tenu compte des coûts indirects, tels que les coûts de constitution de stocks destinés à faire face à l'obsolescence de certaines pièces ou ceux liés à une éventuelle limitation d'exploitation au-delà de quarante ans. Enfin, je n'ai pas tenu compte des coûts que pourrait engendrer une immobilisation longue des réacteurs pour des opérations très lourdes : il y aurait une perte de productivité, mais aussi des coûts financiers associés.

De la sorte, j'arrive à une estimation de 350 millions d'euros, plus ou moins 150 millions, pour le scénario de sûreté « dégradée » ; de 1,4 milliard, plus ou moins 600 millions, pour le scénario de sûreté « préservée » ; et enfin de 4 à 5 milliards pour un scénario de sûreté « renforcée ».

Les fourchettes d'incertitude, je le souligne, ne modifient pas l'ordre des scénarios ni les ratios entre les scénarios. En revanche, une analyse de sensibilité montre que, dans le scénario de sûreté « dégradée », cinq postes représentent 50 % de l'incertitude de coût : ce sont les postes de « moyens ultimes » ; dans un scénario de sûreté « renforcée », quatre postes représentent 50 % de l'incertitude, mais ce sont cette fois les postes liés à la bunkerisation du bâtiment combustible, de la salle de commandes et du centre de crise ; dans le scénario médian, les coûts sont répartis plus uniformément. Un quart des postes constituent deux tiers de l'écart des coûts entre les scénarios, et pour la plupart ce sont des postes cruciaux pour atteindre des niveaux de sûreté élevés. Pour ces opérations inédites, les coûts sont extrêmement incertains : ainsi, pour le bâtiment piscine, j'ai retenu une fourchette entre 500 millions et 1,5 milliard d'euros.

L'échéance des quarante ans est très proche, même si elle est mal définie ; l'effet falaise impose une action urgente et massive. La prolongation au-delà de quarante ans de la vie des centrales excède les possibilités actuelles des centrales, et il n'est pas sûr qu'elle soit possible à de hauts niveaux de sûreté. Il semble nécessaire, pour maintenir des exigences élevées, de fixer un nouveau référentiel de sûreté spécifique aux centrales éventuellement prolongées, ce qui impose un processus complet d'autorisation, donc une enquête publique, un débat public. Aujourd'hui, le risque est grand d'aller vers des prolongations par défaut et par fait accompli dans un cadre réglementaire et politique insuffisant. D'un point de vue économique, les coûts liés à la prolongation restent très incertains et pourraient atteindre jusqu'à quatre fois les estimations actuelles, si l'on veut respecter des exigences fortes.

Dans ce cadre, l'engagement par EDF d'investissements sans visibilité réglementaire est une mauvaise pratique industrielle, porteuse de risques industriels et financiers importants. Compte tenu des incertitudes, des contraintes réglementaires, des délais, et de la capacité industrielle et financière d'EDF, le maintien de la capacité nucléaire à son niveau actuel ne me semble pas une option réaliste.

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Merci de cette présentation très intéressante d'une étude réalisée par un organisme indépendant. Certes, il demeure des incertitudes, mais nous disposons là d'une vision globale et d'une base solide de réflexion technique, juridique, économique, politique.

Avez-vous pu débattre de vos conclusions avec l'ASN ?

Dans le troisième scénario, qui semble le plus proche des objectifs fixés par l'ASN pour une prolongation de la vie des centrales, existe-t-il des solutions alternatives moins coûteuses ? Votre chiffrage inclut-il le « grand carénage », qu'EDF estime déjà à 55 milliards pour l'ensemble du parc à l'horizon 2025, et jusqu'à 100 milliards peut-être par la suite ?

Quant à la question du seuil d'irradiation de la cuve, qui a été conçue pour fonctionner durant quarante ans, existe-t-il une possibilité technique de la remplacer, ou bien est-il simplement possible de changer la norme ? Dans ce dernier cas, s'agit-il d'une dégradation de la sûreté ou bien d'une simple adaptation ? Savez-vous combien de réacteurs disposent d'une cuve susceptible d'être utilisée pendant plus de quarante ans ?

Avez-vous calculé le seuil de rentabilité de tels investissements pour EDF ?

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Parmi les cinquante-cinq prescriptions de l'ASN, huit, avez-vous dit, sont directement applicables. Qu'en est-il des autres ? EDF n'a-t-elle pas fait de proposition, ou bien fait des propositions qui n'ont pu être retenues ?

Avez-vous pu évaluer le coût des prescriptions qui restent à mettre en oeuvre ?

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Yves Marignac, directeur de WISE-Paris

Huit des cinquante-cinq prescriptions sont des instructions immédiatement applicables : l'ASN a, par exemple, ordonné le relèvement du niveau de protection volumétrique contre les inondations. Les autres prescriptions demandent des études. Il n'y a pas de défaut de réponse d'EDF, mais les solutions techniques n'existent pas encore. Il faut d'abord les mettre au point, puis en passer par une démonstration de sûreté qui prend en considération tous les paramètres : ainsi, il ne suffit pas de faire fonctionner un récupérateur de corium, il faut aussi montrer que, quel que soit le scénario d'accident, il n'y aura pas d'interaction eau-corium qui provoquerait, par exemple, une explosion qui serait pire que ce que l'on cherchait à éviter. C'est un exercice très long : le président de l'ASN a estimé que l'analyse du retour d'expérience de Fukushima prendrait dix ans, mais il faut bien comprendre que ce sont dix ans avec une charge de travail en progression constante. Cette durée pose d'ailleurs problème, car la question de la prolongation est urgente.

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Les solutions restent donc à trouver, mais les objectifs fixés peuvent être atteints.

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Yves Marignac, directeur de WISE-Paris

Pas nécessairement, car la faisabilité n'est pas acquise sur certains points : l'objectif de récupération du corium demande des études approfondies, un énorme travail de recherche de solutions techniques, ce qui est bien normal. Pour autant, il n'est pas sûr du tout qu'il aboutisse.

Les coûts associés ont été pris en considération dans le rapport.

S'agissant de la réception de ce rapport, nous n'avons malheureusement pas eu d'échanges avec EDF, et j'ignore quelle a été leur réaction. Nous avons présenté l'étude à l'ASN avant de la rendre publique : ni les chiffres, ni les niveaux d'incertitude ne les ont surpris ; les neuf catégories et les trente-six postes de renforcement correspondent aux questions que l'ASN considère aujourd'hui comme ouvertes. J'ai également présenté ce rapport à différents cabinets ministériels, qui s'interrogent non seulement sur les enjeux réglementaires mais aussi sur la viabilité de la stratégie industrielle d'EDF. Des échanges sont prévus avec l'IRSN ainsi qu'avec la CRE (Commission de régulation de l'énergie), car l'originalité de ce rapport est de relier problèmes de sûreté et problèmes économiques, ce que ne font pas les services de l'État.

S'agissant des seuils de rentabilité, je n'ai pas fait de calculs pour rapporter les coûts de renforcement au coût du kilowattheure, mais c'est un point majeur. Il revient à EDF de répondre à cette question, en indiquant quels seraient ces seuils de rentabilité en cas de prolongement pour dix ans ou pour vingt ans – ce ne sont pas les mêmes opérations. Est-il envisageable d'atteindre des niveaux de sûreté s'approchant de ceux de l'EPR tout en ne dépassant pas le seuil de rentabilité ? Aujourd'hui, je ne sais pas vous répondre.

Quant à d'éventuelles solutions alternatives moins coûteuses que celles proposées par le troisième scénario, pour le bâtiment combustible, il n'y en a, je crois, pas beaucoup. Le renforcement des enceintes est nécessairement très coûteux. Le premier scénario ne comprend aucun renforcement de l'enceinte ; dans le deuxième, j'ai retenu un effort de renforcement, sans aller jusqu'à une bunkerisation ; dans le troisième, j'ai retenu la mise en place d'une enceinte en béton résistante. L'IRSN et l'ASN considèrent que la conception des piscines et des circuits de refroidissement empêche d'écarter totalement le risque de vidange des piscines : dès lors, il est nécessaire que l'enceinte soit robuste. Je ne vois pas d'alternative.

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Serait-il envisageable de construire une nouvelle piscine, plutôt que de bunkeriser la piscine existante ?

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Yves Marignac, directeur de WISE-Paris

On peut envisager un nouvel entreposage de combustible, notamment en vue de créer un entreposage de plus longue durée que la simple désactivation des combustibles ; cela renvoie à des questions plus générales de gestion du combustible dans lesquelles je ne peux pas entrer aujourd'hui. Cela pourrait constituer une bonne solution à certains problèmes. Mais, dans tous les cas, la piscine accolée au bâtiment réacteur est nécessaire : il y a là, de toute façon, un point de fragilité. Il est donc indispensable, dans tous les cas de figure, de renforcer la piscine actuelle.

Quant au grand carénage, les scénarios proposés par mon rapport le recoupent partiellement : mes évaluations ne prennent pas en considération, je l'ai dit, la jouvence de l'îlot conventionnel, contrairement, je crois, au chiffrage d'EDF ; à l'inverse, certaines opérations que j'ai prises en compte ne le sont pas par EDF. À vrai dire, il m'est difficile de répondre de façon détaillée à cette question : mes informations sur le détail de ce qui est compris dans le grand carénage demeurent insuffisantes, même après les auditions d'EDF par votre commission. Mon sentiment est que le chiffrage d'EDF se situe quelque part entre le premier et le deuxième scénario, l'orientation de l'ASN se situant, elle, quelque part entre le deuxième et le troisième scénario. Le scénario de sûreté « renforcée » est, en effet, une application systématique des exigences – par exemple, à la fois un récupérateur de corium et une enceinte géotechnique autour du bâtiment réacteur –, ce qui peut être considéré comme redondant. Il n'y a donc pas forcément besoin, pour atteindre un niveau de sûreté élevé, d'appliquer toutes les solutions disponibles. En revanche, il est certain qu'il faut aller bien au-delà du 1,4 milliard prévu par le deuxième scénario.

Enfin, un seuil d'irradiation a été prévu lors de la conception de la cuve. Au-delà de ce seuil, il existe un risque de fragilisation de la cuve, qui peut passer d'un état ductile à un état fragile : en cas de choc thermique, en particulier, la cuve peut se rompre. Ce serait là un accident majeur, qui reste écarté par conception dans la démonstration de sûreté : autrement dit, si ce scénario se produisait, l'ensemble des dispositifs prévus pour assurer la sûreté seraient défaillants. Le critère de sûreté actuel est un critère de « non-amorçage » : une fissure ne doit pas pouvoir commencer à se former. EDF cherche aujourd'hui à engager la discussion avec l'IRSN et l'ASN pour remplacer ce critère par « l'arrêt de fissure » : une fissure pourrait commencer, mais les conditions seraient telles qu'elle ne serait pas traversante. Cela constituerait évidemment, à mon sens, une dégradation des exigences de sûreté, et j'ai le sentiment que l'ASN partage cette position ; mais cela fait partie des discussions en cours. Cela renvoie à ce que j'appelais le changement de référentiel : soit l'on accepte cette dégradation, mais alors il faut prévoir des renforcements ailleurs pour se garantir contre l'accident grave ; soit l'on veut éviter cette dégradation, et alors il faut prévoir d'autres types de renforcements. En 2010, l'IRSN avait publié une étude indiquant que neuf réacteurs de 900 mégawatts seraient concernés par ce seuil de fragilisation à l'échéance VD3+ 5 ans, c'est-à-dire cinq ans après la troisième visite décennale, donc bien avant l'échéance des quarante ans. Aujourd'hui, la solution apportée est de préchauffer l'eau qui serait injectée en cas de perte de liquide réfrigérant du circuit primaire, afin de ne pas provoquer de choc thermique. C'est une illustration de ce que l'on peut considérer, de mon point de vue, comme une dégradation de la sûreté ou, au mieux, une préservation du niveau de sûreté actuel : ce n'est pas le type de solution de nature à nous amener à un niveau de sûreté de type EPR.

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Vous dites manquer de données publiques détaillées : avez-vous eu du mal à accéder à l'information ? Comment avez-vous fait ? Les marges d'estimation paraissent très importantes puisqu'elles vont quasiment du simple au double. Pouvez-vous également expliquer ce que sont les « variations locales » que vous évoquez ?

S'agissant des capacités industrielles et financières d'EDF, sur quoi repose votre analyse ? L'entreprise fait beaucoup appel à la sous-traitance : avez-vous analysé cet aspect ?

Sans faire aucun lien avec ce rapport, pouvez-vous revenir sur la toute récente intrusion de Greenpeace à Fessenheim ?

S'agissant de la future loi de transition énergétique, j'ai compris que Greenpeace demande que la loi fixe l'âge limite des réacteurs à quarante ans, et souhaite l'inscription d'un objectif de 45 % d'énergies renouvelables en 2030. Aujourd'hui, l'exécutif s'est fixé un objectif de 50 % de nucléaire en 2025 : cela veut-il dire que vous êtes moins ambitieux ?

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L'incertitude sur les coûts paraît effectivement très grande.

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Yves Marignac, directeur de WISE-Paris

Pour estimer les coûts, je me suis astreint à travailler à partir de données publiques, provenant d'EDF notamment, mais aussi de la littérature internationale, surtout américaine ; beaucoup d'opérations de renforcement ont, en effet, été conduites aux États-Unis. S'il existe des publications spécialisées, comme Nucleonics Week, qui donnent de nombreuses informations, nous ne disposons toutefois que de peu d'informations publiques. Nous manquons également de points de référence puisque beaucoup d'opérations sont inédites.

On trouve, par exemple, des chiffres de l'ordre de 1 milliard d'euros pour la bunkerisation d'une piscine. Si l'on prend en considération le coût de l'investissement et celui de l'opération elle-même, cet ordre de grandeur paraît parfaitement raisonnable ; mais, parce que l'incertitude reste grande, j'ai pris des précautions en donnant une fourchette de 500 millions à 1,5 milliard. Une fois ces incertitudes signalées, il me semble surtout important de souligner que l'ordre des scénarios reste le même, tout comme le ratio entre eux. Dans la frange basse du scénario de sûreté « renforcée », on est tout de même à 2 milliards, voire 2,5 milliards.

Quant aux variations locales, elles peuvent être nombreuses : les contraintes sismiques et l'histoire de chaque réacteur diffèrent. C'est pour cette raison que je me suis refusé à extrapoler un chiffrage moyen par réacteur à un chiffrage sur l'ensemble du parc, car cela demanderait un travail plus fin.

S'agissant enfin d'EDF, je n'ai pas analysé le tissu de sous-traitance, ni d'ailleurs le tissu de fournisseurs, nécessaire aux opérations de maintenance. L'ASN elle-même a constaté les difficultés rencontrées pour la construction de l'EPR comme pour la maintenance des centrales en activité. Dans les conditions actuelles, il ne paraît pas réaliste d'envisager en plus le lancement des chantiers nécessaires au renforcement de 80 % des réacteurs, qui devraient s'étaler sur une dizaine d'années, avec cinq à dix tranches à traiter en parallèle.

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Sébastien Blavier, chargé de campagne nucléaire à Greenpeace

Concernant les récentes intrusions de Greenpeace à Fessenheim et à Gravelines, il ne s'agissait pas de démontrer une faille de sécurité – même si cela peut être une conséquence indirecte de notre action –, mais de lancer un appel au chef de l'État, et plus largement aux décideurs européens : une véritable transition énergétique est nécessaire.

En nous appuyant sur des expertises très solides telles que celle présentée aujourd'hui par WISE-Paris, nous demandons que la durée de fonctionnement de nos réacteurs nucléaires soit limitée à quarante ans. L'objectif que nous souhaitons voir fixer est de 45 % d'énergies renouvelables – il faut bien, ici, distinguer entre électricité et énergie. La promesse de François Hollande concerne le mix électrique ; nous parlons, nous, d'énergie, donc de tous les secteurs confondus. Selon nous, la limitation de la durée de fonctionnement des réacteurs constitue le meilleur moyen pour le Président de la République de tenir sa promesse : cela permet d'anticiper, ce qui n'est pas du tout le cas aujourd'hui alors que c'est pourtant absolument nécessaire. EDF ne peut pas établir de scénarios en fonction des niveaux de sûreté exigés, puisqu'elle ne les connaît pas. Dès lors qu'on ne peut rien prévoir, on risque d'être placé devant le fait accompli. Les pouvoirs publics doivent donc agir.

Je vous remercie encore de nous avoir reçus aujourd'hui.

L'audition s'achève à dix heures dix.

Membres présents ou excusés

Commission d'enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d'exploitation des réacteurs et à divers aspects économiques et financiers de la production et de la commercialisation de l'électricité nucléaire

Réunion du mercredi 26 mars 2014 à 9 heures

Présents. - Mme Marie-Noëlle Battistel, M. Denis Baupin, Mme Sandrine Hurel, Mme Frédérique Massat

Excusés. - M. François Brottes, Mme Françoise Dubois, Mme Sylvie Pichot, M. Franck Reynier, M. Stéphane Travert