Pour moi, les réacteurs ont été conçus pour une certaine fluence, qui correspond à un certain nombre d'années de fonctionnement. Comme il n'est pas possible d'établir que sous une irradiation supérieure, les matériaux ne se dégraderont pas, la raison voudrait qu'on s'en tienne à la fluence, et donc à la durée d'utilisation, prévue initialement. De toute façon, outre la cuve, tous les autres éléments du réacteur (commandes, pompes, robinets…) vieillissent aussi et leur maintenance est très difficile à assurer car elle s'opère en milieu très radioactif sur des éléments eux-mêmes très radioactifs.
Par ailleurs, au bout de trente ou quarante ans, les usines qui ont fabriqué les pièces d'origine n'existent plus. Il faut donc refaire fabriquer des composants, mais ceux-ci le sont avec les méthodes actuelles, si bien qu'ils ne correspondant pas exactement à ce qui est souhaité. EDF a rencontré des problèmes lorsqu'il a dû refaire faire des coussinets pour ses diesels. Une seule usine était capable de les fabriquer. Or, les diesels d'EDF présentent la caractéristique qu'ils doivent monter en régime le plus vite possible – ce qui n'est pas le cas des diesels d'un bateau par exemple. Il y a eu des problèmes également avec les turbines et les robinets. D'autres sont apparus après le changement de certains contacteurs dans les transformateurs : les nouveaux contacteurs ne marchent pas, et c'est ainsi que des feux ont pu se déclarer dans certains transformateurs. C'est un gros dossier qu'EDF cherche à traiter depuis 2004.
Tous les éléments d'une centrale vieillissent. À l'exception de la cuve, on pourrait imaginer de les changer tous ou presque. Mais ne rêvons pas, on aura beau avoir fait le plus gros stock imaginable de pièces détachées, jamais cela ne suffira, sans compter que ces pièces détachées, il faut les vérifier régulièrement pour s'assurer qu'elles restent en bon état. Il faudra donc nécessairement faire fabriquer de nouvelles pièces, au risque de retomber sur les problèmes évoqués ci-dessus. C'est pourquoi la raison dicte d'arrêter les réacteurs dès que les pannes y deviennent plus fréquentes, ce qui crée des problèmes sur les structures. Ils ont été conçus par le constructeur pour une certaine fluence mais aussi un certain nombre seulement de transitoires en pression et en température – de 150 à 300. Les techniciens doivent tenir compte de tout cela.
Un autre problème vient d'apparaître avec les gaines des aiguilles de combustible. On savait très bien que le zircaloy, nom de marque d'alliages de zirconium, était un matériau difficile à travailler mais on n'a pas tenu compte du fait qu'il pouvait désquamer. Pour un matériau de cinquante microns d'épaisseur, desquamer peut vite devenir dangereux. Cela ne signifie pas qu'en résultera une catastrophe, mais on ne pourra pas laisser le combustible aussi longtemps que prévu dans le réacteur. La production électrique sera donc moindre et les combustibles, ayant moins longtemps brûlé qu'ils auraient dû, émettront davantage de radioactivité lors de leur retraitement.
Pour ce qui est de l'approche probabiliste, on peut certes établir que la probabilité d'un accident n'est que de 10-5, mais lorsqu'un accident survient, sa probabilité est devenue de 1. À Fukushima, le seul facteur explicatif n'est pas le séisme et le tsunami qui a suivi. Le fait que l'exploitant, Tepco, ait laissé ses diesels en sous-sol, problème qui lui avait d'ailleurs été signalé mais qu'il n'avait rien fait pour résoudre, et que ses réservoirs n'aient pas été assez résistants, a aussi joué dans la catastrophe. Nul ne nie la violence du séisme et du tsunami, mais il est clair que Tepco n'avait pas pris les mesures de prévention nécessaires, sauf pour les réacteurs 5 et 6, les deux derniers à avoir été construits et placés sur une plate-forme. Pour autant, le séisme, qui était de nature cisaillante, y a aussi cassé des éléments, même si certains ont prétendu que non. À Fukushima, il s'agissait non pas de réacteurs à eau pressurisée comme les nôtres, mais de réacteurs bouillants qui se pilotent par l'adjonction de toutes sortes de tuyaux arrivant à différents niveaux du réacteur. Si les canalisations sont abîmées, on ne parvient pas à y rajouter de l'eau.
Un tel scénario d'accident, avec perte à la fois de l'alimentation électrique et des circuits de refroidissement, n'avait jamais été envisagé, non plus que le fait que quatre réacteurs puissent se trouver « en folie » en même temps. On n'avait jamais imaginé que deux, a fortiori quatre, puissent être abîmés simultanément. On n'a jamais imaginé en France que les quatre réacteurs de la centrale du Blayais ou les six de celle de Gravelines puissent tous à la fois ne plus marcher. Lors de tests réalisés justement après la catastrophe de Fukushima, on s'est aperçu que les tuyaux des réacteurs 1 et 2 de Gravelines n'étaient pas compatibles avec ceux des réacteurs 5 et 6. Il a d'ailleurs été immédiatement prescrit de remédier à cette incompatibilité : il faut impérativement que sur un site, un réacteur puisse en alimenter un autre.
Pour étudier le scénario d'un accident nucléaire et ses conséquences, il faut considérer que l'accident s'est produit, sans, comme le fait EDF, affecter d'un coefficient de probabilité chaque événement potentiel. L'approche probabiliste a certes un sens, mais pour être pertinent, il faut considérer que chaque événement s'est produit et voir quelle solution on apporte à chaque problème. C'est ce qu'a demandé l'ASN.