L'audition débute à quinze heures cinq.
Pour traiter du risque nucléaire et de son évaluation, nous accueillons cet après-midi M. Raymond Sené et Mme Monique Sené. Madame, monsieur, vous avez fondé ensemble en décembre 1975 le Groupement des scientifiques pour l'information sur l'énergie nucléaire (GSIEN), afin d'appeler l'attention du public sur les risques de l'énergie nucléaire. Ce groupement est devenu au fil des ans un interlocuteur connu et reconnu des instances chargées de la sûreté, des médias, des associations et des commissions locales d'information (CLI). À la demande des CLI, il a mené des expertises à l'occasion des visites décennales des réacteurs de Fessenheim, du Blayais et de Golfech. En quoi ont consisté ces expertises ? Quelle méthode avez-vous suivie ? Quels moyens avez-vous mis en oeuvre ? Ces expertises peuvent-elles être comparées à celles réalisées par l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), qui déploie d'importants moyens et fait appel à de nombreux inspecteurs ?
Selon vous, où en est-on aujourd'hui en matière de maîtrise du risque nucléaire ? Qu'y a-t-il de rationnel et d'irrationnel dans l'approche de cette question ? Pour une centrale nucléaire, le vieillissement comporte un risque. Un réacteur doit être en aussi parfait état le jour où il est décidé de le fermer que le jour où il a démarré parce qu'il doit être aussi sûr. Sinon, cela signifierait qu'il aurait été potentiellement dangereux. Le progrès technique révèle de nouveaux facteurs de risque, mais donne aussi des moyens nouveaux de circonscrire celui-ci. Les exigences formulées au fil des ans par les instances chargées de veiller à la sûreté des installations ont conduit les opérateurs à neutraliser certaines incertitudes potentiellement génératrices de risque. Les évaluations probabilistes de sûreté sont censées éclairer sur le déclenchement et le déroulement de séquences accidentelles et permettre d'évaluer le niveau de risque. Le calcul de probabilités vous paraît-il un moyen pertinent d'évaluation du risque ? À Fukushima, c'est une catastrophe naturelle qui a déclenché la catastrophe nucléaire. Peu importe, me direz-vous, comment l'accident s'est déclenché. Pour autant, il me paraît important de hiérarchiser les différents paramètres pour être pédagogique sur le sujet. C'est sur tous ces points que nous souhaitons vous entendre.
Conformément aux dispositions de l'article 6 l'ordonnance du 17 novembre 1958, je dois maintenant vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Raymond Sené et Mme Monique Sené prêtent serment).
Le GSIEN est né d'une prise de conscience de physiciens, d'un côté des chercheurs qui faisaient de la recherche fondamentale en physique des particules, de l'autre des ingénieurs industriels qui travaillaient dans le domaine de la physique nucléaire. La construction des réacteurs allait en effet très vite après que la décision de création avait été prise, alors même que, comme il ressortait des dossiers que nous avions pu analyser, beaucoup d'éléments de connaissance faisaient encore défaut, notamment en matière de métallurgie et de radioprotection. Les conditions de l'approvisionnement en uranium, avec une possibilité limitée d'en extraire en France qui supposait de s'approvisionner à l'étranger, paraissaient aussi n'avoir pas été assez étudiées. Quant aux riverains des installations, ils n'avaient pas été du tout consultés. Des représentants de ces riverains avaient d'ailleurs pris contact avec nous, dans nos laboratoires, pour savoir ce qu'était exactement un réacteur nucléaire et quels problèmes cela pouvait poser. Nous-mêmes, chercheurs au CNRS en physique fondamentale, ne savions pas très bien encore de quoi il s'agissait.
En 1974, nous avons donc lancé un appel pour l'arrêt du programme nucléaire tant que les populations n'auraient pas été consultées. Cet appel n'ayant pas eu de succès, nous avons créé le GSIEN l'année suivante, puis un an plus tard, La Gazette nucléaire, journal destiné à communiquer au public, accompagnés de notre avis, les dossiers tels qu'élaborés par l'exploitant et, à l'époque, l'Institut de protection et de sûreté nucléaires (IPSN), ancêtre de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). Nous espérions ainsi faire prendre conscience aux populations des problèmes que nous jugions importants. Cette gazette existe toujours…
Par abonnement. Nous avons encore 500 abonnés. Nous en avons eu de 1 500 à 2 000 au démarrage. Le Groupement, quant à lui, qui regroupait au départ 400 membres – ceux de l'Appel des 400 – n'en compte plus aujourd'hui que 42. Nous commençons à n'être plus tout jeunes, mais nous ne voyons pas émerger une structure qui pourrait prendre le relais du GSIEN. Cela dit, d'autres groupes étudient eux aussi de manière approfondie les rapports de l'ASN, de l'IRSN et d'EDF, de façon à pouvoir formuler un avis, ce que nous avons essayé de faire pendant quarante ans. Il est peut-être temps que nous passions la main…
Depuis les années 1974-1975, plusieurs lois ont été adoptées, relatives à la transparence et la sécurité en matière nucléaire, à l'indépendance de l'Autorité de sûreté... Avez-vous suivi l'élaboration de ces textes ?
Nous avons toujours suivi ces sujets. Dès leur mise en place, nous avons participé aux commissions locales d'information. J'ai été membre dès l'origine, et je le suis toujours, en tant que personnalité qualifiée, de la CLI de l'usine de retraitement de La Hague, mise en place à l'initiative du député-maire de Cherbourg, Louis Darinaud, qui souhaitait obtenir de l'exploitant de l'époque, la COGEMA, toutes informations sur le retraitement. Quelques incidents – feux de silos, rejets de produits radioactifs… – avaient alors mis le Cotentin en émoi.
Nous avons beaucoup oeuvré pour que l'Association nationale des comités et commissions locales d'information (ANCCLI) prenne de l'ampleur et puisse mutualiser les travaux réalisés par chaque commission locale. La loi du 13 juin 2006 relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire a imposé la mise en place d'une CLI auprès de chaque installation nucléaire de base (INB) – c'est ainsi que l'on compte aujourd'hui 38 CLI. Même auprès des INB secrètes, propriétés de l'armée, il a été demandé que soient mis en place des comités d'information capables de renseigner la population, non pas sur ce qui se passe au sein de ces installations mais de manière générale. Il existe un tel comité à Bruyères-le Châtel, à Cadarache, à Marcoule, à Valduc… Il n'y en a pas encore partout.
Nous avons toujours suivi l'évolution de la législation. Nous avons été heureux que l'ASN devienne indépendante et que l'IRSN puisse s'ouvrir à la société civile. Le dialogue avec les experts officiels nous a toujours paru fécond car ceux-ci ont accès à une documentation qu'il est indispensable de pouvoir consulter afin d'avoir une idée de ce qui se passe à l'intérieur des installations.
Nous avons participé aux visites décennales, dont la première à Fessenheim en 1989. Il y a été très difficile d'obtenir la documentation qui avait été demandée par la CLI. C'est à Fessenheim qu'en 1977, avait été mise en place la première CLI, après une grève de la faim de la militante écologiste Solange Fernex. Cette commission s'appelait à l'époque non pas commission locale d'information, mais commission locale de surveillance (CLS) et aujourd'hui encore, à Fessenheim, on parle non pas de CLI, mais de CLIS – commission locale d'information et de surveillance.
Lors de cette visite décennale, la direction de la sûreté des installations nucléaires a fini par donner accès à l'information, mais EDF n'y était pas prête. Les choses ne se sont donc pas très bien passées. Heureusement, nous avions à nos côtés un ancien expert belge de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), le professeur Gillon, qui avait déjà participé à des visites en Belgique. C'est grâce à lui que nous avons pu faire notre travail correctement.
Depuis lors, EDF a changé de statut, l'ASN a été confortée. Comment cela se passe-t-il aujourd'hui ? Avez-vous donné votre avis lorsque l'ASN a dit que la durée de vie des réacteurs de Fessenheim pouvait être prolongée de dix ans ?
Nous bénéficions d'une convention d'accès à la documentation. C'est d'ailleurs pourquoi les CLI font appel à nous. Comme les dossiers sont énormes et que nous ne sommes en général que trois – un spécialiste de métallurgie, mon mari et moi – pour réaliser l'expertise, nous nous concentrons lors de ces visites décennales sur les éléments les plus importants : tout d'abord, la cuve et l'enceinte, parce qu'elles ne peuvent pas être remplacées, puis les pompes, etc. Nous analysons les dossiers ; nous organisons des réunions de travail avec EDF, l'ASN et l'IRSN ; nous visitons aussi les centrales à des moments précis. Ainsi tenons-nous à être présents lorsque les machines inspectent les cuves de façon à pouvoir discuter avec les ingénieurs. Nous regardons aussi comment les déchets sont stockés sur les sites, comment y est assurée la radioprotection… À la suite de quoi, nous rendons un avis général. Il faut savoir qu'une visite décennale dure une centaine de jours si tout se passe bien – elle peut durer le double en cas de problèmes particuliers. Les délais peuvent aussi être allongés s'il faut procéder à des travaux exceptionnels, dont la visite décennale peut être l'occasion, comme le remplacement des générateurs de vapeur. Le rapport que nous élaborons à la suite de ces visites fait une centaine de pages.
Les inspecteurs de l'ASN vous paraissent-ils parfaitement indépendants vis-à-vis de l'opérateur ? Percevez-vous de la connivence ?
J'aime beaucoup me rendre sur les sites avec les inspecteurs de l'ASN. Ils connaissent très bien les installations, ce qui nous facilite la tâche pour examiner les éléments les plus importants. Je n'ai pas noté beaucoup de connivence. Ils sont parfois très sévères.
Non, il n'y en a pas. Ils connaissent certes si bien le sujet que cela pourrait parfois donner le sentiment d'une connivence, mais je ne n'ai personnellement jamais rencontré d'inspecteur entretenant des liens familiers avec l'opérateur – je ne dis pas qu'il n'y en a pas. Le travail a toujours été correct, aussi bien à Fessenheim qu'à Gravelines, à Golfech ou au Blayais. Les inspecteurs posent les bonnes questions et s'ils repèrent un problème, ils n'hésitent pas à imposer des mesures et fixer un délai de mise en oeuvre. Ils peuvent dresser un procès-verbal et aller jusqu'à exiger la fermeture d'une centrale.
Je trouve constructif notre dialogue avec EDF, l'ASN et l'IRSN. Nous ne sommes pas toujours d'accord avec eux bien sûr, nous avons nos propres idées et les exprimons. Mais nous avons pu avoir accès aux dossiers d'EDF, notamment celui relatif à l'évolution de l'acier des cuves sous irradiation, et donc formuler un avis.
L'intérêt d'associer des personnes extérieures comme nous à une expertise est que, n'ayant pas « le nez dans le guidon », le regard neuf que nous portons nous permet de voir des choses auxquelles des habitués ne prêteraient même pas attention. En effet, les ingénieurs d'un site, voire les inspecteurs de l'ASN, parce qu'ils connaissent parfaitement les installations, peuvent ne plus déceler une anomalie, précisément parce qu'ils passent à côté tous les jours.
Prenons l'exemple de l'inspection des cuves. La machine d'inspection en service (MIS), robot qui effectue des mesures par rayons X et par ultra-sons, est pilotée par un programme informatique. Toutes ses mesures sont enregistrées et interprétées par le biais d'un autre programme informatique, à l'instar de ceux d'une échographie. Deux équipes, l'une d'EDF, l'autre d'Intercontrôle, analysent en parallèle, chacune de leur côté, ces résultats, à la recherche d'éventuels défauts de l'acier. Mais les deux équipes exploitent les mêmes données informatiques. Si le programme comporte un bug ou si une erreur s'est produite au départ qui a faussé les résultats, il est tout à fait possible qu'aucune des deux, tout en faisant très sérieusement son travail, ne le repère. Nous avons signalé ce problème et il semble qu'il ait été pris en compte. Le regard neuf de personnes extérieures est indispensable pour poser « les questions qui fâchent ».
Lors de la première visite décennale de Fessenheim 1 en 1989, nous avions, avec le professeur Gillon, pointé le risque d'explosion de l'hydrogène. Il a fallu plus de dix ans pour qu'on admette en France que ce risque pouvait exister. Les équipes françaises avaient même quitté le programme international consacré au sujet. Les représentants officiels auxquels nous avions affaire alors nous expliquaient que le risque était nul. On ne trouvait d'ailleurs dans le pays qu'un seul recombineur d'hydrogène, encore en kit, sur le site de Fessenheim pour l'ensemble du parc. Lorsque nous faisions valoir qu'à la centrale de Three Mile Island, une explosion d'hydrogène s'était produite dans l'enceinte au bout de dix heures, on nous répondait que c'était parce que les Américains n'avaient pas su faire face. Il a fallu très longtemps pour qu'EDF accepte d'installer des recombineurs d'hydrogène sur les sites, s'en vantant d'ailleurs lorsque cela fut fait ! Cela ne faisait jamais que quinze ans que nous alertions sur le problème !
Il est souvent arrivé que les ingénieurs d'EDF ou les spécialistes de métallurgie que nous rencontrions n'aient pas de réponse à nos questions « naïves » de non-spécialistes et que celles-ci les placent devant des abîmes insoupçonnés.
Vous ne savez peut-être pas ce qu'est la transition ductile-fragile pour les métaux, mais vous connaissez tous le récit de Jack London dans lequel un trappeur du Grand Nord canadien voit le fer de sa hache voler en éclats alors qu'il cherche à couper du bois dehors par très grand froid. Eh bien, c'est tout simplement qu'à partir d'une certaine température en dessous de zéro, le fer sort de sa zone de déformation élastique, devient fragile et casse.
Dans le cas des centrales nucléaires, il importe que l'acier des cuves n'atteigne jamais la température de transition ductile-fragile. Pour les matériaux utilisés, cette température se situe au départ autour de – 30 °C mais sous irradiation neutronique, elle ne cesse de s'élever. Pour certaines cuves, elle dépasse aujourd'hui les 60 °C, à tel point qu'il est hors de question de faire une injection de sécurité à basse température parce que la cuve serait susceptible de se casser. Lors des longues discussions que nous avons eues avec EDF et l'ASN sur le sujet, notre collègue, éminent spécialiste de mécanique, a fait observer qu'on ne pouvait aujourd'hui qu'extrapoler des théories bien connues dans le domaine fragile au domaine ductile, qui est celui concerné en l'espèce, car pour ce dernier domaine, il n'existe aucune théorie… Nous avons tant insisté sur ce point que l'ASN a récemment embauché un thésard pour travailler sur le sujet. Au moins notre action n'aura-t-elle pas servi à rien !
Merci, madame, monsieur, de votre témoignage. On voit comment la vigilance citoyenne a permis d'aller progressivement vers plus de transparence et de contrôle des installations et donc, au final, de sûreté.
L'idée de prolonger la durée de vie des réacteurs au-delà de 40 ans vous paraît-elle raisonnable ? Existe-t-il des indices vous amenant à penser que tel ou tel réacteur particulier ne pourrait pas être utilisé au-delà de ce qui était prévu au départ, notamment pour des raisons de solidité de la cuve et de sûreté de l'enceinte de confinement ?
Que pensez-vous de l'approche probabiliste pour l'évaluation du risque d'accident nucléaire ? Elle amène souvent à dire que le risque est si infime que l'hypothèse n'a finalement pas à être envisagée, même si on sait que les conséquences d'un accident seraient incommensurables. On oscille ainsi entre zéro et l'infini… Or, en dépit d'une probabilité sans doute extrêmement faible, il y a bel et bien eu des accidents nucléaires. À chaque fois, on a expliqué qu'il s'agissait d'une situation particulière : Three Mile Island, un cas particulier nous a-t-on dit ; Tchernobyl, la conséquence de la gestion qui prévalait en Union soviétique ; Fukushima, celle d'un séisme suivi d'un tsunami…
Il est toujours facile de trouver des explications a posteriori. Si tout cela était prévisible, pourquoi n'a-t-on pas pris les précautions nécessaires en amont ? La probabilité d'accident serait d'environ 10-5 par année.réacteur pour la fusion du coeur. Qu'en pensez-vous ?
L'IRSN a rendu publiques plusieurs études sur l'impact et le coût potentiel d'un accident nucléaire. Avez-vous été, à un moment ou un autre, consultés pour ces études ? Les chiffres avancés vous paraissent-ils réalistes ?
Peut-on prolonger la durée de vie des cuves ? La question peut en effet se poser sachant qu'elles ne peuvent pas être remplacées. Un paramètre essentiel est l'évolution de la température de transition ductile-fragile qui évolue en raison de l'irradiation neutronique en provenance du coeur. Les neutrons provoquent le déplacement des atomes au sein des structures cristallines de l'acier, entraînant son durcissement. Progressivement, la température de transition s'élève. Tout cela est fonction de la fluence, c'est-à-dire du flux neutronique total reçu par la cuve. Les aciers ont été au départ conçus pour une durée d'utilisation de 40 ans, soit, à 80 % de charge moyenne, 32 années en équivalent pleine puissance.
On examine régulièrement des éprouvettes placées à l'intérieure de la cuve, plus ou moins près du coeur et absorbant donc un flux de neutrons plus ou moins puissant. La marge d'erreur est très importante dans ces études, très complexes et très délicates. On peut se dire que si on continue de faire fonctionner une cuve au même régime qu'antérieurement alors qu'elle fonctionne déjà depuis trente ans, à un horizon de cinq ans, la limite constructeur sera atteinte. Au-delà, on ne connaît rien et à l'élévation de la température de transition, il n'existe pas de remède. Des solutions ont été développées par EDF consistant à placer des assemblages usés sur certaines zones périphériques, de façon à atténuer la puissance du flux de neutrons. Mais quoi que l'on fasse, prolonger la durée de vie des réacteurs de 40 à 60 ans, c'est nécessairement soumettre les cuves à 50 % d'irradiation de plus. Or, rien ne permet d'affirmer que l'acier n'atteindra pas une température de transition excessive et que les cuves pourront continuer de fonctionner en toute sécurité. Les seules expériences menées en ce domaine l'ont été par les Russes. Dans des cuves plus petites que les nôtres, ils ont pu procéder à des recuits de cuve avec de la vapeur sous pression à haute température. Chauffer ainsi la cuve redonne en effet un peu de liberté aux atomes des structures cristallines qui reviennent à leur position d'équilibre, ce qui fait redescendre la température de transition. Sur nos cuves, d'un plus grand volume, cela n'est tout simplement pas possible.
Lorsque l'ASN dit qu'on peut prolonger de dix ans la durée de vie des réacteurs, fait-elle l'impasse sur cette difficulté ?
Non. L'ASN dit qu'elle assure la surveillance nécessaire et que le jour où elle constatera qu'une cuve ne peut pas continuer d'être utilisée, elle ordonnera d'arrêter le réacteur. L'ASN ne peut pas, de façon générale, édicter une durée maximale d'utilisation car il faut tenir compte des périodes où un réacteur a pu être arrêté, pour maintenance par exemple. Deux réacteurs âgés de trente ans n'ont pas nécessairement subi la même irradiation. L'appréciation doit donc être modulée. L'ASN a une approche de précaution, sachant toutefois que de petits défauts peuvent migrer et se propager assez rapidement, au risque qu'une cuve corrodée ne se perce. C'est là un phénomène physique, lié au fonctionnement du réacteur, et contre lequel on ne peut rien.
L'ASN exerce sa mission de surveillance. Si elle constate quelque chose d'anormal, elle fait arrêter le réacteur. Il n'y a pas de risque d'accident ?
Pour la cuve de la centrale du Tricastin, qui est celle où ont été décelés le plus de défauts, l'ASN a demandé une réinspection à cinq ans. En revanche, elle a estimé que le réacteur de Fessenheim 2 pouvait continuer d'être utilisé. Elle est en train de rendre son avis pour les autres.
Si l'acier se dégrade comme vous le dites, l'ASN, en permanence vigilante, fait arrêter le réacteur. On ne risque pas d'être pris au dépourvu et il n'y a pas de risque d'accident ?
Les cuves sont surveillées et leur évolution est analysée. Mais de là à dire qu'un accident est impossible, nous n'en savons rien. Je serais, pour ma part, plutôt encline à considérer qu'un accident peut toujours se produire, avec bien sûr davantage de probabilité sur les cuves présentant des défauts. On sait qu'une quinzaine de réacteurs présentent des défauts, d'origine nous dit-on et qui, jusqu'à présent, n'auraient pas évolué. Ce n'est pas le cas à Fessenheim 2 où un défaut qui n'avait pas été classé s'est soudainement accru. Une fissure de cinq à six millimètres reste toutefois encore acceptable.
Les outils d'inspection utilisés aujourd'hui sont plus perfectionnés qu'il y a vingt ans et leurs mesures plus précises. On peut certainement détecter des défauts qui n'auraient pas pu l'être auparavant.
Certes, mais la connaissance concernant la propagation possible d'un défaut sous irradiation n'a pas progressé. Ce problème ne peut être étudié autrement que de manière empirique. Depuis quarante ans, bien des thèses ont porté sur le sujet mais on n'en sait toujours pas beaucoup plus. Des formules de calcul ont certes été élaborées. On pense que c'est à partir d'une fissure de 10 millimètres que la dégradation pourrait s'accélérer. Les fissures repérées ne dépassent jamais cinq millimètres. Pour l'instant, aucune cuve n'a dépassé la limite.
En Belgique, les réacteurs de Doel et Tihange ont été arrêtés, ont redémarré puis ont de nouveau été arrêtés. Quels tests ou quelles simulations ont conduit à réévaluer le risque ?
Il n'y pas eu de simulation, mais un essai sur échantillon. Celui-ci n'a pas permis de conclure que les fissures observées ne progresseraient pas. Sur ces réacteurs belges, il s'agit de défauts parallèles à la paroi, alors que ceux qui ont été détectés sur certains réacteurs en France y sont perpendiculaires et proviennent de la méthode de beurrage. L'acier qui est plaqué sur la cuve doit l'être à une certaine température : si cette opération n'est pas parfaitement réalisée, des défauts peuvent apparaître, comme cela s'est produit sur les cuves du Tricastin et de Fessenheim.
En France, la machine d'inspection est réglée pour analyser l'interface entre la zone de protection en inox et le métal de la cuve, car c'est là que le risque de fissuration est le plus élevé, dans la mesure où c'est là que s'exercent les plus fortes contraintes au moment de la soudure. La machine est réglée pour inspecter une zone de 30 millimètres d'épaisseur, alors qu'en Belgique, elle analyse toute l'épaisseur du métal de la cuve, et pas seulement l'interface revêtement inoxcuve. Les Belges ont décelé des défauts à un endroit où nous, nous n'avons pas regardé ce qui se passait !
C'est une même machine d'AREVA qui est utilisée en France et en Belgique, mais ses faisceaux d'ultrasons peuvent être réglés pour examiner soit toute l'épaisseur du métal, soit seulement l'interface. Il est exact qu'en France, on ne regarde que l'interface.
D'après mes renseignements, on a mis au rebut certaines viroles qui présentaient des défauts. Il ne s'agit pas là de défauts nés d'une décohésion sous irradiation ; ils sont apparus au forgeage. De l'hydrogène a été inclus et c'est ainsi que sont apparues les 8 000 petites lacunes dont il a été tant question. En France, il y en a eu et justement, on a pu faire un coupon présentant de telles lacunes et étudier son évolution sous très forte irradiation. Ces coupons sont le moyen traditionnel d'étudier comment les éléments peuvent évoluer au fil des ans. L'expérience conduite en Belgique a conclu que, contrairement à ce que l'on pensait, les lacunes progresseraient. En France, je pense que les viroles qui présentaient des défauts n'ont pas été utilisées.
L'ASN ordonnera la fermeture d'un réacteur si elle y détecte un problème, dit-on. Le problème est que beaucoup de réacteurs s'approchent de quarante ans, que l'ASN a renforcé les exigences de sûreté, que des investissements importants vont être nécessaires, coûteux pour l'exploitant et donc au final pour le consommateur car leur prix sera répercuté sur celui de l'électricité. Cela vaut-il la peine de se lancer dans ces opérations pour des réacteurs qui risquent de devoir être arrêtés peu de temps après parce qu'on s'aperçoit que leur cuve n'était pas aussi résistante qu'on l'avait imaginé ? Beaucoup d'incertitudes demeurent sur les investissements à réaliser, sur la capacité du pays à produire l'énergie électrique dont il a besoin… Peut-on se contenter d'attendre des inspections dont on tirera les conclusions au coup par coup ? Vu les enjeux, ne pourrait-on pas anticiper davantage ? Je sais bien que ces questions ne s'adressent pas à vous, mais quel est votre sentiment sur le sujet ?
Pour moi, les réacteurs ont été conçus pour une certaine fluence, qui correspond à un certain nombre d'années de fonctionnement. Comme il n'est pas possible d'établir que sous une irradiation supérieure, les matériaux ne se dégraderont pas, la raison voudrait qu'on s'en tienne à la fluence, et donc à la durée d'utilisation, prévue initialement. De toute façon, outre la cuve, tous les autres éléments du réacteur (commandes, pompes, robinets…) vieillissent aussi et leur maintenance est très difficile à assurer car elle s'opère en milieu très radioactif sur des éléments eux-mêmes très radioactifs.
Par ailleurs, au bout de trente ou quarante ans, les usines qui ont fabriqué les pièces d'origine n'existent plus. Il faut donc refaire fabriquer des composants, mais ceux-ci le sont avec les méthodes actuelles, si bien qu'ils ne correspondant pas exactement à ce qui est souhaité. EDF a rencontré des problèmes lorsqu'il a dû refaire faire des coussinets pour ses diesels. Une seule usine était capable de les fabriquer. Or, les diesels d'EDF présentent la caractéristique qu'ils doivent monter en régime le plus vite possible – ce qui n'est pas le cas des diesels d'un bateau par exemple. Il y a eu des problèmes également avec les turbines et les robinets. D'autres sont apparus après le changement de certains contacteurs dans les transformateurs : les nouveaux contacteurs ne marchent pas, et c'est ainsi que des feux ont pu se déclarer dans certains transformateurs. C'est un gros dossier qu'EDF cherche à traiter depuis 2004.
Tous les éléments d'une centrale vieillissent. À l'exception de la cuve, on pourrait imaginer de les changer tous ou presque. Mais ne rêvons pas, on aura beau avoir fait le plus gros stock imaginable de pièces détachées, jamais cela ne suffira, sans compter que ces pièces détachées, il faut les vérifier régulièrement pour s'assurer qu'elles restent en bon état. Il faudra donc nécessairement faire fabriquer de nouvelles pièces, au risque de retomber sur les problèmes évoqués ci-dessus. C'est pourquoi la raison dicte d'arrêter les réacteurs dès que les pannes y deviennent plus fréquentes, ce qui crée des problèmes sur les structures. Ils ont été conçus par le constructeur pour une certaine fluence mais aussi un certain nombre seulement de transitoires en pression et en température – de 150 à 300. Les techniciens doivent tenir compte de tout cela.
Un autre problème vient d'apparaître avec les gaines des aiguilles de combustible. On savait très bien que le zircaloy, nom de marque d'alliages de zirconium, était un matériau difficile à travailler mais on n'a pas tenu compte du fait qu'il pouvait désquamer. Pour un matériau de cinquante microns d'épaisseur, desquamer peut vite devenir dangereux. Cela ne signifie pas qu'en résultera une catastrophe, mais on ne pourra pas laisser le combustible aussi longtemps que prévu dans le réacteur. La production électrique sera donc moindre et les combustibles, ayant moins longtemps brûlé qu'ils auraient dû, émettront davantage de radioactivité lors de leur retraitement.
Pour ce qui est de l'approche probabiliste, on peut certes établir que la probabilité d'un accident n'est que de 10-5, mais lorsqu'un accident survient, sa probabilité est devenue de 1. À Fukushima, le seul facteur explicatif n'est pas le séisme et le tsunami qui a suivi. Le fait que l'exploitant, Tepco, ait laissé ses diesels en sous-sol, problème qui lui avait d'ailleurs été signalé mais qu'il n'avait rien fait pour résoudre, et que ses réservoirs n'aient pas été assez résistants, a aussi joué dans la catastrophe. Nul ne nie la violence du séisme et du tsunami, mais il est clair que Tepco n'avait pas pris les mesures de prévention nécessaires, sauf pour les réacteurs 5 et 6, les deux derniers à avoir été construits et placés sur une plate-forme. Pour autant, le séisme, qui était de nature cisaillante, y a aussi cassé des éléments, même si certains ont prétendu que non. À Fukushima, il s'agissait non pas de réacteurs à eau pressurisée comme les nôtres, mais de réacteurs bouillants qui se pilotent par l'adjonction de toutes sortes de tuyaux arrivant à différents niveaux du réacteur. Si les canalisations sont abîmées, on ne parvient pas à y rajouter de l'eau.
Un tel scénario d'accident, avec perte à la fois de l'alimentation électrique et des circuits de refroidissement, n'avait jamais été envisagé, non plus que le fait que quatre réacteurs puissent se trouver « en folie » en même temps. On n'avait jamais imaginé que deux, a fortiori quatre, puissent être abîmés simultanément. On n'a jamais imaginé en France que les quatre réacteurs de la centrale du Blayais ou les six de celle de Gravelines puissent tous à la fois ne plus marcher. Lors de tests réalisés justement après la catastrophe de Fukushima, on s'est aperçu que les tuyaux des réacteurs 1 et 2 de Gravelines n'étaient pas compatibles avec ceux des réacteurs 5 et 6. Il a d'ailleurs été immédiatement prescrit de remédier à cette incompatibilité : il faut impérativement que sur un site, un réacteur puisse en alimenter un autre.
Pour étudier le scénario d'un accident nucléaire et ses conséquences, il faut considérer que l'accident s'est produit, sans, comme le fait EDF, affecter d'un coefficient de probabilité chaque événement potentiel. L'approche probabiliste a certes un sens, mais pour être pertinent, il faut considérer que chaque événement s'est produit et voir quelle solution on apporte à chaque problème. C'est ce qu'a demandé l'ASN.
L'audition s'achève à seize heures cinq.
Membres présents ou excusés
Commission d'enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d'exploitation des réacteurs et à divers aspects économiques et financiers de la production et de la commercialisation de l'électricité nucléaire
Réunion du jeudi 10 avril 2014 à 15 heures
Présents. - M. Denis Baupin, M. François Brottes
Excusés. – Mme Sylvie Pichot, M. Franck Reynier, M. Stéphane Travert