Madame la présidente, vous me permettrez de ne pas partager votre satisfaction toute relative sur la question de la résidence alternée. De façon plus générale, je serai sans doute dans un positionnement assez différent de celui de ma collègue. Je suis en effet extrêmement inquiet de cette proposition de loi.
Il faut avoir conscience que cette proposition de loi remet en cause toute la cohérence du dispositif que vous avez vous-mêmes créé depuis la loi du 9 juillet 2010 relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants, votée après les travaux menés au sein de l'Assemblée nationale dans le cadre de la mission d'évaluation de la politique de prévention et de lutte contre les violences faites aux femmes .
Quant à l'exposé des motifs, il est un instrument juridique, et pas seulement le développement d'un point de vue de personnalités. Pour prendre un exemple très emblématique, en tout cas très cher à mon coeur, je fais étudier aux auditeurs de justice à l'École nationale de la magistrature l'exposé des motifs de l'ordonnance du 2 février 1945 sur l'enfance délinquante comme fondant la doctrine française sur la justice pénale des enfants. C'est un texte qui fonde une doctrine, et il en sera de même de cette proposition de loi dont l'exposé des motifs, dans ses ambiguïtés et dans ses affirmations, est extrêmement net sur la volonté de saper la cohérence du dispositif que vous avez porté au sein de cette Délégation.
Je ferai quelques développements généraux, avant d'aborder les articles.
Dans l'ensemble et dans le détail, ce texte est extrêmement dangereux. En tant que juge des enfants, j'affirme qu'il est dangereux pour les enfants et qu'il sera extrêmement compliqué pour les praticiens et pour vous-mêmes comme représentants de la société de promouvoir une lutte cohérente contre les violences conjugales. En effet, on ne peut pas dire tout et son contraire en même temps ! On ne peut pas dans une session de formation sur les affaires familiales, par exemple, défendre en même temps une chose et son contraire ! Sinon, on rend les acteurs fous, on ne permet plus de penser.
À mon sens, ce texte manie très bien les ambiguïtés, et d'abord sur la résidence, que vous venez d'évoquer. Dire expressément dans l'exposé des motifs que la résidence alternée doit être prioritaire, comme l'ont fait de façon récurrente des propositions de loi depuis plusieurs années, puis dans le texte de loi que la notion de résidence habituelle n'existe même plus, c'est entretenir une confusion très volontaire ! Je suis très fier de la fonction que j'exerce, je fais une immense confiance aux magistrats, mais ils se retrouveront en grande difficulté s'ils doivent appliquer une loi incohérente. Ensuite, les dispositions sur la médiation et sur l'autorité parentale et l'exercice de l'autorité parentale sont, s'agissant des violences conjugales, extrêmement dangereuses. En outre, les dispositions sur les actes usuels et non usuels vont mettre les familles en grande difficulté.
Ce texte est conçu sur un modèle unique : le modèle des couples qui s'entendent. J'ignore si c'est volontaire ou involontaire, mais il prend comme modèle de situation familiale les familles qui n'ont pas besoin d'une norme puisqu'il y a du respect. Comme juge des enfants, je suis un ardent militant de la coparentalité, je sais combien il est essentiel pour un enfant que ses deux parents s'entendent et qu'ils puissent pour lui prendre ensemble des décisions. Cependant, il y a des situations dans lesquelles la coparentalité n'est pas possible.
Si la coparentalité est un principe, ce principe n'a de sens que si nous lui réservons des exceptions. Or ce texte balaie cela d'un revers de main. Une tendance assez récente guide toute la pensée sur le droit de la famille, avec l'idée d'une coparentalité paradoxalement entendue depuis la loi de 2002 comme la restauration du droit du père suite à la loi du 4 juin 1970. Or ce qui est fragile dans le droit de la famille, ce sont la place de l'enfant et la place de la mère.
Comme le disait le doyen Jean Carbonnier, la coparentalité est la nostalgie de l'indissolubilité du mariage. Mme Ernestine Ronai vous a sans doute parlé de la notion de « parentalité parallèle » et du risque lié à la séparation prématurée du conjugal et du parental. L'idéologie qui gouverne le droit de la famille est celle-ci : votre vie de couple s'est mal passée, mais vous devez rester parent ensemble. Cela n'est vrai que dans un certain nombre de situations, et tout n'est pas conflit dans la famille. Un conflit met en présence deux personnes qui sont à égalité et capables de faire valoir leur point de vue par le langage et, éventuellement, par la médiation. Les deux situations qui ne sont pas de l'ordre du conflit sont l'absence et les violences conjugales.
Ce texte, dans son exposé des motifs, se fonde sur le constat de l'absence des pères auprès des enfants entendus comme victimes de la séparation. Cela me paraît paradoxal et déresponsabilisant. En effet, comme juge des enfants, je sais que les pères sont très peu présents dans la vie des familles et que cela est une décision de leur part. Comme le montre d'ailleurs l'étude réalisée récemment par la chancellerie sur les décisions des juges aux affaires familiales, la quasi-totalité des décisions rendues par les juges aux affaires familiales (JAF) le sont avec l'accord des pères, c'est-à-dire qu'elles correspondent à leur demande. Je le dis clairement : des lobbies minoritaires sont en train de créer pour les pères eux-mêmes une injonction paradoxale, un modèle du bon père qui demande la résidence alternée, alors qu'elle ne correspond pas à la demande des familles. Cela va produire, à mon sens, une situation très dangereuse en conduisant les familles dans un infra droit, un droit en deçà de la décision du juge aux affaires familiales.
Cette question est liée au statut des beaux-parents, qui est nécessaire, point de vue que je soutiens depuis plusieurs années. L'exposé des motifs de la proposition de loi cite l'étude de l'INED ; certes, la relation père-enfant se dégrade en cas de séparation, mais l'étude « Désunion et paternité » d'octobre 2012 du Centre d'analyse stratégique montre que, y compris pendant la vie commune, l'investissement des pères à l'égard des enfants reste en retrait dans la sphère familiale ! D'où le besoin de recourir aux belles-mères et aux grands-mères.
Par ailleurs, il me semble assez problématique que cette proposition de loi traduise ce que j'appelle une conception procédurale des relations familiales.
En premier lieu, nous sommes en présence d'une double injonction paradoxale : l'injonction de s'entendre et l'injonction de recourir à un moyen pour s'entendre qui est la médiation familiale. Je trouve paradoxal que la loi se donne les moyens de prohiber la médiation pénale dans les situations de violences conjugales, tout en encourageant la médiation familiale, laquelle me paraît plus inappropriée encore que la médiation pénale aux violences conjugales. En effet, si la médiation pénale est une violence institutionnelle à l'égard de victimes, elle a le mérite de se centrer sur l'infraction de violences conjugales. La médiation familiale, elle, a pour objet la parentalité. Elle évacue de ce fait la question des violences comme fait significatif et central. En ce sens, elle est plus inadaptée.
En second lieu, et c'est une conviction profonde que j'exprime, la référence à l'intérêt de l'enfant est entendue dans une appréciation exclusivement subjective, c'est-à-dire que l'intérêt de l'enfant est un outil procédural pour justifier la décision que le juge estime la meilleure. En l'état du droit, c'est ainsi que l'on conçoit l'intérêt de l'enfant : un juge estimera que l'intérêt de l'enfant est de résider chez son père et d'aller chez sa mère un week-end sur deux et la moitié des vacances scolaires ; et un autre estimera que l'intérêt de ce même enfant est la résidence alternée.
Comme juge des enfants, je pense que l'intérêt de l'enfant est autre chose, qu'il doit être objectivé. L'intérêt de l'enfant est la prise en compte de ses besoins fondamentaux, identiques pour tous les enfants selon le développement de leur personnalité et leur âge : le besoin de sécurité, le besoin de stabilité. On ne peut pas fonder un droit sur une conception subjective de l'intérêt de l'enfant. Cette ambiguïté figure dès le deuxième paragraphe de l'exposé des motifs : « Le droit de la famille doit s'adapter à ces nouvelles configurations familiales, dans l'intérêt de l'enfant qui est la pierre angulaire de la présente proposition de loi ». Je vous dis le fond de ma pensée : ce texte signifie que l'intérêt de l'enfant doit s'adapter à ces nouvelles configurations familiales. Il eût fallu écrire : « Le droit de la famille doit s'adapter à l'intérêt de l'enfant entendu comme la prise en compte de ses besoins fondamentaux ». Vous avez compris toute la dangerosité de ce texte de loi.