Intervention de Jean-Yves le Drian

Réunion du 6 mai 2014 à 16h30
Commission des affaires étrangères

Jean-Yves le Drian, ministre de la défense :

Je partage votre embarras. Mon audition par votre commission était prévue de longue date et j'ai souhaité respecter l'engagement que j'avais pris envers votre commission ; M. Kader Arif, secrétaire d'État chargé des anciens combattants et de la mémoire, me représente en séance publique pour la discussion de la proposition de résolution, dont l'examen a été inscrit vendredi à l'ordre du jour des travaux de votre Assemblée.

Je traiterai pour commencer de la situation au Mali. Si l'actualité médiatique n'est plus centrée sur l'engagement de nos forces au Sahel, notre mission se poursuit avec intensité et obtient des résultats. Ces derniers jours ont été marqués par l'annonce de la mort de Gilberto Rodrigues Leal, enlevé et retenu en otage depuis novembre 2012. Cette annonce émane du groupe terroriste Mujao, qui avait enlevé notre compatriote, et elle n'est pas confirmée ; certaines sources laissent entendre que son décès se serait produit bien avant qu'il ne soit rendu public juste après la libération des journalistes français retenus otages en Syrie. Par ailleurs, nos forces ont récemment libéré cinq employés d'organisations humanitaires pris en otages au Nord du Mali et aux mains des djihadistes depuis plusieurs semaines.

Je ferai un point général en insistant sur les éléments les plus significatifs : l'amélioration de la situation sécuritaire ; l'inquiétante stagnation du jeu politique au Mali, où la réconciliation politique ne progresse pas suffisamment en dépit de quelques modestes signes positifs récents ; la réorganisation en cours de notre dispositif dans les pays de la bande sahélo-saharienne.

Quelques mots sur la situation sécuritaire. La réorganisation du dispositif Serval a été amorcée ; elle se traduit par la diminution progressive de notre effectif au Mali – qui passera de 1 800 à 1 000 hommes – et par la spécialisation dans le contre-terrorisme, avec une stratégie de régionalisation.

Au Sud, dans la boucle du Niger, la situation sécuritaire est globalement normalisée. Au Nord, des groupes armés terroristes, bien que durement frappés et pour certains déstructurés, ont adapté leur mode d'action à un rapport de forces qui leur est extrêmement défavorable. Ils continuent cependant de faire peser une menace sur nos troupes et sur les forces armées maliennes en les harcelant régulièrement par des tirs de roquettes et par l'utilisation d'engins explosifs improvisés. Nous avons réagi en réorganisant notre dispositif à partir de Gao, où nous concentrerons désormais l'essentiel de nos forces ; je me rendrai une nouvelle fois au Mali au cours de ce mois et nous procéderons à ce moment à la fermeture de notre base de Bamako.

Nous conduisons certaines de nos opérations, au Nord, avec les forces armées maliennes et celles de la MINUSMA. Ainsi lors de l'opération Jorasses, pendant trois semaines en mars, une manoeuvre d'ensemble a permis de neutraliser plusieurs groupes terroristes et leurs dirigeants, dont le bras droit de Mokhtar Belmokhtar. Ces interventions, facilitées par l'utilisation des drones Reaper positionnés à Niamey, qui améliorent considérablement la détection et le repérage, attestent de la maturité de la collaboration entre les différentes forces ; elle se traduit par une efficacité démontrée semaine après semaine et qui permet de sécuriser progressivement le territoire.

L'engagement à nos côtés des forces maliennes montre aussi la qualité du travail de la mission européenne de formation de l'armée malienne, EUTM Mali. La première phase a consisté en la formation de quatre bataillons; elle est à présent achevée, le quatrième bataillon étant sorti de Koulikouro fin mars. Quatre bataillons supplémentaires seront formés au cours des deux prochaines années, le mandat d'EUTM ayant été prolongé d'autant. C'est la brigade franco-allemande qui a pris le commandement d'EUTM Mali, témoignage fort de l'européanisation de cette mission. Les bataillons maliens, une fois formés, sont accompagnés dans leur déploiement sur le terrain. Avec 70 militaires, les formateurs français ne constituent plus que 12 % des militaires affectés à cette mission.

La montée en puissance de la MINUSMA, longtemps poussive, s'améliore. Avec le déploiement des compagnies de génie népalaise et cambodgienne, la MINUSMA vient de franchir la barre des 6 000 soldats. L'arrivée prochaine de contingents bangladeshi et néerlandais devrait porter son effectif à 8 000 soldats ce mois-ci, ce qui permettra de couvrir l'ensemble du territoire. On note une participation significative des Pays-Bas, qui ont annoncé l'envoi de 400 soldats aguerris au sein de la MINUSMA, ainsi que des hélicoptères de combat, matériels à l'importance déterminante. Il y a donc tout lieu d'être optimiste ; la MINUSMA atteindra progressivement sa pleine capacité opérationnelle à l'automne.

J'en viens à la nécessaire relance de la réconciliation nationale. Je vous l'avais dit, l'un des facteurs du succès à long terme de notre intervention est la réconciliation avec les populations du Nord. Cette dynamique, indispensable pour faire obstacle à la reconstitution de groupes terroristes, est un défi majeur pour le président Ibrahim Boubacar Keita, et force est de constater que ce processus n'est pas engagé. Les Nations Unies tentent des initiatives mais, sur place, la volonté politique fait défaut. Le récent remaniement gouvernemental pourrait cependant changer la donne, avec la nomination d'un Haut Représentant pour le dialogue inter-malien ; d'autre part, M. Soumeylou Boubèye Maïga, le ministre de la défense, partisan affirmé du dialogue, a été maintenu dans ses fonctions. Je vois là les signes d'un progrès possible. Lors de ma prochaine visite à Bamako, je signerai le nouvel accord de coopération bilatérale entre le Mali et la France.

Sur le plan stratégique, nous poursuivons la réorganisation de notre présence militaire qui, devenue régionale, s'étendra en dehors du Mali aussi au Burkina Faso, en Mauritanie, au Niger et au Tchad. Nous nous réorientons ainsi principalement vers le contre-terrorisme sur l'« autoroute des trafics » utilisée par les groupes de terroristes qui sont aussi des narcotrafiquants et des trafiquants d'armes. Dans la bande sahélo-saharienne stationnera à terme une force de 3 000 soldats français, à partir de quatre pôles d'intervention : Gao, au Mali, et N'Djamena, au Tchad ; Niamey, au Niger ; Ouagadougou, au Burkina Faso. Outre cela, des bases avancées, à Faya-Largeau et à Tessalit par exemple, permettront une meilleure réactivité. L'ensemble sera placé sous un commandement unique positionné au Tchad. Cette réorganisation, une fois achevée, nous conduira à changer le nom de l'opération, puisque nous ne sommes plus dans la logique qui a présidé à Serval mais dans une opération de contre-terrorisme. Nos forces s'appuieront sur la base logistique d'Abidjan et sur celles de Libreville et de Dakar. Il n'y a pas de date limite à notre présence ainsi réorganisée dans la bande sahélo-saharienne.

Cette coordination générale, que j'ai décidée en accord avec le président de la République, a été validée par les chefs d'État des cinq pays considérés. Les chefs d'état-major malien, burkinabais, nigérien, mauritanien et tchadien, réunis en présence du chef d'état-major français des armées, ont rédigé un communiqué commun soulignant « la nécessité d'apporter une réponse régionale et coordonnée aux défis sécuritaires actuels de la zone ». Cela témoigne d'une volonté de coopération inédite.

En Centrafrique, la situation sécuritaire et politique demeure fragile et incertaine en raison de la profondeur de la crise et de la faiblesse des institutions. Mais le soutien international à notre action, après avoir mis du temps à se manifester, commence à se concrétiser. À Bangui, exception faite des quartiers musulmans autour de PK5 et de PK12 et de quelques pics de violence temporaires, le calme est revenu et un début de normalisation s'est amorcé. Cependant, la tension demeure vive et des incidents, parfois violents, peuvent éclater à n'importe quel moment, principalement sous l'effet de la radicalisation du mouvement anti-balaka. C'est d'ailleurs après un incident de ce type, au cours duquel un convoi tchadien, répondant à une provocation, a causé plusieurs morts, que le président Déby a décidé le retrait de son contingent de la MISCA.

En province, la route reliant Bangui à la frontière camerounaise est désormais ouverte et fluide, ce qui permet la reprise progressive du trafic routier, et avec elle l'amélioration de la vie économique de la capitale et surtout l'acheminement des denrées alimentaires indispensables pour rétablir une situation qui demeure très précaire.

L'Ouest est plutôt calme, mais nous y maintenons un dispositif pour éviter toute confrontation inter-ethnique et dissuader les coupeurs de routes et autres criminels d'agir. Au centre du pays, zone contestée entre les ex-Séléka qui se replient vers le Nord-Est et les anti-balakas qui occupent progressivement le vide, la situation reste tendue, notamment sur la ligne Sibut-Grimari ; aussi y avons-nous déployé un groupement tactique interarmes, en collaboration avec la MISCA. Au nord de Bossangoa, le départ des troupes tchadiennes a créé un vide et des groupes armés en profitent pour semer la terreur. C'est ainsi qu'à Nanga Boguila, village situé à 450 km au nord de Bangui, 16 personnes, dont trois employés de Médecins sans frontières, ont été tuées le 26 avril dans l'attaque d'un hôpital. Hier soir, 5 mai, c'est probablement le même groupe, vraisemblablement composé d'ex-Séléka, qu'un détachement de Sangaris a affronté dans un violent combat ; plus d'une dizaine d'individus de la colonne adverse sont morts. La situation sécuritaire demeure donc très difficile.

Le dispositif Sangaris est désormais organisé en trois groupements tactiques : l'un est à Bangui, un autre contrôle l'axe logistique vers le Cameroun, le troisième est au Nord et à l'Est. La décision prise par le Président de la République de porter l'effectif à 2 000 hommes nous permet de mener de front ces trois zones en complément du déploiement des unités de la MISCA, malgré les élongations logistiques et le début de la saison de pluies,.

Nos soldats mènent en RCA une action exemplaire et très difficile. La situation, extrêmement volatile et périlleuse, exige d'eux un grand sang-froid.

La MISCA, en dépit de difficultés logistiques et de commandement, continue de se déployer. Il lui faudra trouver le moyen de remplacer le contingent tchadien ; un autre bataillon africain pourrait venir compléter les effectifs.

Enfin, la mission EUFOR RCA a été lancée le 2 avril dernier ; la capacité opérationnelle initiale a été déclarée le 30 avril. Une compagnie d'infanterie et des gendarmes français accompagnés d'un peloton estonien sont déjà sur place pour assurer la garde de l'aéroport de M'Poko à Bangui; la pleine efficacité de la mission sera atteinte mi-juin, lorsque le déploiement sera terminé, ce qui allégera considérablement notre tâche dans la capitale. Nous avons eu le plus grand mal à mobiliser l'Union européenne pour constituer cette force. Pourtant, l'instabilité régionale est avérée ; laisser la RCA dans un vide sécuritaire, c'est prendre le risque manifeste de voir le pays devenir, à relativement court terme, un repaire terroriste.

Quels défis faudra-t-il prioritairement relever dans les mois à venir ? Il y a d'abord la sécurité des communautés musulmanes encore présentes à Bangui et dans l'Ouest. À ce sujet, nos forces sont face à une contradiction : elles doivent inciter une population qui voudrait partir à rester sur place afin de ne pas créer un clivage confessionnel irréversible, tout en la protégeant des agressions. Sangaris n'a pas pour mission d'alimenter l'exode mais d'évacuer des personnes en danger imminent ; c'est ce qui a été fait à PK12 ces derniers jours.

Le deuxième défi consiste à poursuivre rapidement le déploiement de Sangaris et de la MISCA sur le territoire. La présence des forces internationales dans la majeure partie du pays est un facteur de dissuasion pour les ex-Séléka qui ont la tentation de précipiter la partition du pays.

Le troisième défi est de concrétiser le renfort international à notre action par la mise en oeuvre de la résolution 2149 du Conseil de sécurité selon le calendrier prévu. Ce texte permet le déploiement d'une opération de maintien de la paix formée à partir d'une partie de l'actuelle MISCA et de nouveaux contingents, avec un effectif de 10 000 militaires, 1 800 policiers et 200 civils. Les forces françaises appuieront la composante militaire de la MINUSCA mais ne feront pas partie de l'opération de maintien de la paix.

Enfin, je vous l'ai dit, aucun résultat durable ne sera atteint en RCA en matière de sécurité sans relance du processus politique. Faute de soutien, la présidente de la transition, Mme Catherine Samba-Panza peine à remplir sa mission. Même si les salaires des fonctionnaires centrafricains ont finalement pu être payés, l'administration du pays est à l'arrêt ; la chaîne pénale, en particulier, ne fonctionne pas. La situation n'est sans doute pas irréversible, mais une initiative politique est indispensable pour remettre la transition sur les rails. Elle ne peut venir que de Mme Catherine Samba-Panza mais elle doit être mise en oeuvre en coordination avec les chefs d'État de la région. Des signes de réconciliation sont nécessaires ; aujourd'hui, ils n'apparaissent pas. Il faut dire que le pouvoir central fait face à des criminels organisés soudoyés par différents groupes. M. Laurent Fabius et moi-même agissons activement. J'ai prévu de me rendre ce mois-ci dans les pays de la région. Je pourrai, si vous le souhaitez, vous faire le compte rendu de ce déplacement en juin.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion