Intervention de Jean-Marc Mickeler

Réunion du 13 mai 2014 à 16h15
Commission d'enquête sur l'exil des forces vives de france

Jean-Marc Mickeler, directeur des ressources humaines du cabinet Deloitte :

Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, merci de me donner l'opportunité d'échanger avec vous en tant que chef d'entreprise, en tant que recruteur, en tant que formateur et, d'une certaine façon, en tant qu'« essaimeur » de talents au sein de l'économie française. Notre entreprise, qui compte 8 000 salariés en France, y recrute tous les ans entre 800 et 1 000 nouveaux collaborateurs. Nous employons aujourd'hui en France plus de 52 nationalités. C'est une société détenue à 100 % par des capitaux français, une société française, bien qu'appartenant à un réseau international.

Nous recrutons sur un marché mondial, extrêmement compétitif, ce qui nécessite de mesurer tant qualitativement que quantitativement l'attractivité de notre métier et de notre marque, mais aussi celle de notre pays.

Depuis plusieurs années, nous avons élaboré un dispositif de mesures complet, dont le baromètre auquel vous faites référence constitue l'une des briques les plus importantes. Il nous permet en effet de donner « une note d'ambiance » sur la perception des jeunes diplômés et des jeunes expérimentés vis-à-vis des opportunités qui leur sont offertes sur le marché français.

Dans le cadre du sujet qui intéresse votre commission, je souhaiterais partager avec vous quelques constats, vous donner notre sentiment d'entrepreneurs sur les raisons principales qui ont amené à la situation que nous connaissons, et échanger sur les réformes qui nous semblent devoir être engagées de façon prioritaire.

Ces constats résultent aussi bien de l'exploitation du baromètre qui vous a été communiqué que des nombreux échanges que nous avons avec les candidats que nous rencontrons. De fait, pour recruter les 800 à 1 000 collaborateurs dont je parlais, nous recevons 60 000 à 70 000 CV par an. Nous faisons passer entre 3 000 et 4 000 entretiens pour, in fine, retenir 800 à 1 000 collaborateurs que nous recrutons en contrat à durée indéterminée (CDI). En sus de ces 800 à 1 000 collaborateurs, nous offrons tous les ans à 400 à 500 stagiaires l'opportunité de nous rejoindre. Ces derniers constituent une part importante de nos recrutements de demain. Très souvent, en effet, les contrats que nous proposons le sont à des collaborateurs qui ont eu l'occasion de tester, au cours d'un stage, nos métiers, notre entreprise et ses valeurs.

Un premier élément nous semble extrêmement important à noter, par rapport à la tonalité des articles que nous pouvons lire dans la presse et à la tonalité d'un certain nombre de débats : 8 jeunes diplômés sur 10 sont convaincus que la France présente des arguments pour leur avenir professionnel. Cela peut sembler positif, si ce n'est que certains des arguments que mettent en avant ces 80 % de jeunes sont la qualité de vie qu'offre notre pays et la sécurité juridique des contrats de travail.

Parmi les 20 % de jeunes qui ne sont pas convaincus, les principaux inconvénients qu'il y a à travailler en France sont : l'état du marché de l'emploi, l'environnement politique et social et l'état général de l'économie – telle qu'ils la perçoivent. 27 % d'entre eux considèrent que leur avenir professionnel se trouve ailleurs qu'en France. Parmi ces derniers, 45 % envisagent une expatriation supérieure à six ans et 30 % déclarent ne plus vouloir y revenir.

À ces éléments bruts, quantitatifs, je souhaiterais rajouter quelques éléments tirés de notre expérience de recruteurs, au cours des deux dernières années.

Près d'un postulant sur deux disposait d'une offre concurrente à l'étranger (dans un autre bureau de Deloitte ou chez un concurrent). 80 % de ceux disposant d'une telle offre ont décidé d'y répondre favorablement, au détriment des opportunités que nous leur offrions en France. Les trois principales raisons évoquées par ces candidats lorsque nous les avons interrogés sur leur choix final étaient : premièrement, la perception que la réussite au mérite fonctionne mieux ailleurs qu'en France ; deuxièmement, la perception que la valorisation de leur capacité d'innovation et d'entrepreneuriat sera mieux valorisée par leur premier employeur à l'étranger, par rapport à la façon dont nous pourrions la valoriser en France ; troisièmement, les perspectives en matière de rémunération. C'est un élément important, mais pas discriminant. Les deux premiers points sont, quant à eux, essentiels.

À l'inverse, et cela nous semble encore plus inquiétant, nous recevons de plus en plus de candidats dont le coeur des préoccupations tourne autour de notre capacité, en tant qu'entreprise, à satisfaire leur équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle, dès le début de leur carrière.

Face à ces constats, notre conclusion, que j'ai eu l'occasion et que je partage encore régulièrement avec de nombreux autres recruteurs, représentatifs d'un panel d'entreprises qui vont de la PME à l'entreprise de taille intermédiaire ou aux sociétés du CAC 40, est la suivante : nous disposons aujourd'hui en France d'un vivier toujours important de talents qui ont l'ambition d'innover et de créer. Simplement, leur terrain de jeu est devenu mondial. Le fait qu'ils soient de plus en plus nombreux à envisager l'expatriation est une bonne chose pour l'économie française ; c'est un point de vue que nous partageons avec la chambre de commerce et d'industrie de Paris Île-de-France, que vous avez auditionnée dernièrement. Mais le fait qu'ils soient nombreux à ne prendre qu'un billet « aller » est une préoccupation. Même si nous ne disposons que de très peu d'éléments statistiques dans la durée, qui nous permettraient d'avoir des certitudes, les éléments déclaratifs qui figurent dans notre baromètre ont de quoi inquiéter les recruteurs et formateurs que nous sommes : plus de 40 % de ceux qui partent nous disent en effet qu'ils n'envisagent pas de revenir. De la même façon, le fait que ceux qui restent privilégient la sécurité et le confort nous inquiète. Aujourd'hui, dans notre pays, l'aversion au risque tue toute capacité à innover. Or, on n'innove pas si on ne sort pas de sa zone de confort. Cela me ramène au constat que je faisais tout à l'heure : nous rencontrons de plus en plus de candidats, jeunes et moins jeunes, qui nous posent des questions sur notre capacité à garantir tout au long de leur carrière un équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle. Ce ne sont pas des comportements qui favorisent l'innovation, la créativité et la croissance.

Quelles raisons peuvent expliquer cet état de fait ? J'en ai relevé trois.

Premièrement, l'ascenseur social est bloqué dans notre pays. La France, où les impôts et les transferts sont parmi les plus élevés au monde, a la particularité d'avoir une mobilité sociale et professionnelle parmi les plus faibles de tous les pays de l'OCDE. Aujourd'hui, plus de 50 % des élèves des grandes écoles sont des enfants de cadres supérieurs ou des enfants de parents exerçant des professions libérales. Le fait d'intégrer telle ou telle grande école en France détermine quasiment une fois pour toutes l'avenir professionnel d'un individu. La France est un pays qui n'offre pas de seconde chance, contrairement aux pays anglo-saxons où avoir vécu un échec est la condition sine qua non pour accéder à un poste de management. Chez nous, l'échec condamne quasiment un individu à subir sa carrière et à ne plus maîtriser sa destinée professionnelle. Lorsque l'on veut être une entreprise innovante, c'est un frein essentiel.

Deuxièmement, nous n'avons pas encore appris – pouvoirs publics, chefs d'entreprise – à penser dans le cadre d'une économie ouverte, tournée vers l'innovation, dans laquelle détruire des emplois est la condition sine qua non pour en créer d'autres, qui seront les moteurs de la croissance. Pour innover, il faut pouvoir partir d'une page blanche. Cela suppose de la flexibilité sur le marché du travail, aussi bien pour embaucher que pour licencier. Le défi majeur auquel nous sommes alors confrontés – pouvoirs publics, partenaires sociaux – consiste à réconcilier la flexibilité et la sécurisation des parcours professionnels. Pour sécuriser un parcours professionnel, il faut assurer le rebond d'un emploi à un autre lorsque l'on détruit un poste, et donc disposer d'un dispositif de formation professionnelle susceptible de permettre en permanence à un collaborateur de se projeter vers un nouveau métier, un nouveau secteur, une nouvelle géographie.

Troisièmement, et c'est ce qui me semble le plus important, il faut réhabiliter la valeur travail et la prise de risque, qui ont été considérablement dévaluées au cours des quinze dernières années. En tant que recruteurs, nous le constatons chaque année. La réussite professionnelle est insuffisamment valorisée aux yeux de ceux qui souhaitent quitter notre pays – et c'est une des raisons principales qui les conduit à partir – alors qu'elle est suspecte et critiquable aux yeux de ceux qui restent, parce qu'ils privilégient leur sécurité et leur confort.

Que doit-on changer ? En premier lieu, il faut « changer de logiciel » en mesurant toutes les réformes à l'aune de la mobilité des individus, entendue au sens large : la mobilité sociale, par la réforme de l'école, de l'université, et une plus grande fluidité entre formation générale et formation professionnelle, ce qui passe par la revalorisation de certains métiers, notamment les métiers artisanaux.

Comme je l'ai lu récemment, être coiffeur à Londres, c'est bien. Être coiffeur français aux États-Unis, c'est génial. Être coiffeur en France, ça l'est beaucoup moins. D'ailleurs qui, parmi vous, rêve que son fils ou sa fille décide de faire carrière dans la coiffure ? Cela devrait nous faire réfléchir.

Les métiers manuels restent extrêmement dévalorisés dans notre pays, alors qu'ils sont au coeur du Mittelstand allemand. On loue les PME innovantes de l'Allemagne, mais il ne faut pas oublier la solidité de son tissu artisanal. Par expérience personnelle, je connais l'Allemagne, et je suis toujours frappé par l'ouverture d'esprit des parents allemands vis-à-vis de leurs enfants, quand ils leur annoncent qu'ils ont envie de se lancer dans une carrière manuelle. En France, nous en sommes encore loin.

Ensuite, il faut adapter en permanence l'offre académique et le besoin des recruteurs. Nous en discutons avec les responsables d'universités et de grandes écoles. Ce discours bilatéral, instauré par certaines entreprises, devrait être encouragé. Il y a encore trop souvent en France des formations académiques de qualité, probablement stimulantes sur le plan intellectuel, mais totalement inutiles sur le marché du travail.

Enfin, il faut abolir toute barrière à l'entrée et favoriser tout ce qui permettra aux jeunes de franchir la première marche de l'escalier qui mène à l'ascenseur social. Il faut favoriser toute forme d'apprentissage, y compris les stages et les études menées conjointement avec des emplois rémunérés. Ce concept, qui a été développé depuis des dizaines d'années dans les pays anglo-saxons, n'est pas du tout structuré en France.

En deuxième lieu, comme je l'ai dit tout à l'heure, pour créer de l'emploi, il faut savoir en détruire. Il faut donc favoriser la mobilité d'un emploi à un autre. Cela implique de procéder à une refonte et à une simplification du droit du travail. Je vous rappelle trois chiffres que vous connaissez sans doute : le code du travail posé sur mon bureau fait 3 299 pages, le code du travail allemand 800 pages et le code du travail suisse 70 !

En troisième lieu, la mobilité internationale ne doit pas être subie : elle doit être encouragée, mais également maîtrisée à travers l'organisation d'une véritable diaspora de l'expatriation française.

Depuis une dizaine d'années, je passe un tiers de mon temps à l'étranger. Je suis surpris, parfois choqué, quand je discute avec les communautés d'expatriés français qui contribuent trop souvent au France bashing. Pour eux, le fait de rester en France vous rend suspect quant à vos capacités professionnelles ! J'observe d'ailleurs que la diaspora française ne raisonne pas du tout comme les diasporas d'autres pays.

En conclusion, de mon point de vue, il n'y a aucune fatalité dans l'expatriation d'un certain nombre de forces vives de notre pays, dès lors que cette expatriation est positive dans leur esprit, qu'elle est datée, et que l'on se donne les moyens de récupérer toute la valeur que vont acquérir les intéressés. Une fois rapatriés, ils pourront faire bénéficier les entreprises françaises de leur capacité à sortir de leur zone de confort et à innover, et de leur envie de contribuer à la croissance de notre pays.

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