Je suis tout à fait d'accord et je vais compléter ma réponse : nous souhaitons d'abord des candidats qui, par l'expression de leur motivation dans leur lettre de motivation, par la réalisation de stages préalables ou soit par leur implication dans des activités périscolaires, montrent leur intérêt pour notre projet d'entreprise et nos valeurs.
Nous recrutons dans plus de 80 écoles et universités différentes, dans plus de 60 filières différentes, y compris dans des filières littéraires. Nous recrutons depuis peu des bacs +2 et +3 que nous accompagnons, sous forme de contrats de professionnalisation, en alternance, pour les amener à bac +5 et leur ouvrir les portes du diplôme professionnel d'expertise comptable. C'est un effort que nous avons engagé en partenariat avec certaines écoles.
Aujourd'hui, nous jouons pleinement notre rôle de recruteurs responsables, en essayant de sortir de ce dogme du diplôme et de l'adéquation parfaite entre le CV et les postes. La difficulté à laquelle nous sommes confrontés ne réside pas tant dans la capacité des candidats à pouvoir apprendre et participer à notre entreprise, que dans notre capacité à distinguer ceux qui ont vraiment envie de le faire de ceux qui candidatent « industriellement » dans des organisations comme la nôtre. J'observe qu'il y a encore cinq ans, le nombre des candidatures n'était que de 40 000 à 45 000 par an : ce sont là les effets de la crise, même si, historiquement, les cabinets d'audit et de conseil sont de gros recruteurs.
J'en viens à votre deuxième question. Pour un jeune diplômé ou un jeune professionnel, qui a entre zéro et sept ou huit ans d'expérience professionnelle, l'innovation et l'entrepreneuriat sont deux concepts indissociables. Quand ils nous disent qu'ils ne se sentent pas capables d'innover dans notre organisation, cela revient à dire qu'ils ne pensent pas pouvoir entreprendre au sein d'une entreprise française qui, aujourd'hui, ne reconnaît pas suffisamment ce qu'ils sont capables de faire, étant donné leur parcours académique. Ils ont le sentiment d'être marqués par leur parcours d'origine, mais que cela ne sera plus le cas dès qu'ils sortiront du pays et qu'ils seront confrontés à un marché du travail où leurs diplômes, quels qu'ils soient, sont très peu connus en dehors de la France.
En outre – et ils peuvent se référer à l'expérience de leurs congénères embauchés dans les années précédentes – ils ont l'impression que nos organisations sont confrontées à une absence de flexibilité qui risque de les freiner dans certains de leurs investissements. Je vais prendre un exemple très parlant.
Notre entreprise est présente dans plus de 160 pays. Pour assister nos clients, nous avons développé une offre pour nous adapter au monde digital. Cette offre nous a permis de recruter plus de 10 000 personnes dans le monde. Elle fonctionne très bien dans tous les pays anglo-saxons. Mais répliquer cette offre en France implique d'aller chercher de la compétence à l'étranger, parce que celle-ci n'existe pas de façon aussi prégnante dans notre pays. En effet, beaucoup d'entrepreneurs de ce secteur ont commencé leur carrière à l'étranger ou sont allés développer leurs solutions à l'étranger. Par ailleurs, investir aujourd'hui à 100 % sur des compétences et des formations françaises pour construire cette offre en France nécessiterait de faire des arbitrages ailleurs dans notre organisation. Ces arbitrages auraient un coût relativement important en termes de réorganisation de notre entreprise, et le cadre légal et social actuel ne nous permet pas d'avoir cette flexibilité-là. Les candidats le savent.
Cela me ramène au constat que je faisais dans mon propos liminaire : pour investir, pour innover, il faut savoir prendre le risque de détruire ce qui nous semble ne plus avoir d'avenir. On ne peut pas courir tous les lièvres à la fois. Innover, c'est prendre un risque. Ce risque, il faut savoir le financer. Or, dans une organisation comme la nôtre, nous ne sommes pas capables de gérer tous nos portefeuilles, y compris nos portefeuilles historiques, et d'innover autant que nous souhaiterions le faire.
À votre troisième question, je répondrai de façon nuancée. D'abord, et c'est une spécificité française, il est très compliqué, pour un cadre étranger, de venir travailler en France s'il ne maîtrise pas le français – c'est un élément que l'on minore trop souvent. Même dans les groupes internationaux, il y a encore trop de collaborateurs travaillant en France qui ne sont pas à l'aise pour travailler avec un étranger qui ne maîtrise pas notre langue – soit ils n'ont pas envie de faire l'effort, soit ils ne sont pas capables de le faire. À Deloitte France, nous envoyons dans le réseau entre 150 et 200 collaborateurs, mais nous n'arrivons pas à équilibrer cette « balance commerciale ». Pourtant, nous sommes prêts à faire venir des collaborateurs qui ne maîtrisent pas la langue française et à les aider à en acquérir les bases. L'autre problème est que nous sommes une firme de prestations intellectuelles et que nous avons également besoin de l'adhésion de nos clients. Or il est difficile de proposer à nos clients français une équipe dans laquelle certains collaborateurs ne sont pas parfaitement bilingues. Ce n'est pas du tout un problème dans de nombreux pays, y compris européens. Vous pouvez parfaitement aller travailler en Italie, en Espagne ou en Allemagne sans savoir parler italien, allemand ou espagnol. L'anglais suffira. C'est moins le cas en France.
Ensuite, un certain nombre de mesures prises au cours des dernières années ont été interprétées à l'étranger – la diaspora française n'a pas toujours joué un rôle positif en la matière – et perçues par un certain nombre de cadres étrangers comme étant absolument incompatibles avec leurs valeurs et leur développement professionnel. Et donc, ils n'imaginent pas venir dans notre pays.
Je passe sur les effets de la taxe à 75 %, mais je ne peux pas m'empêcher de rappeler le mal provoqué par la circulaire Guéant, en donnant le sentiment que la France faisait preuve d'ostracisme vis-à-vis d'un certain nombre de cultures. Des cadres internationaux considèrent par ailleurs que notre pays refuse la mondialisation des échanges et ne s'inscrit pas dans une dynamique d'ouverture économique. Cela ne reflète pas ma pensée, mais les discussions que j'ai pu avoir à l'étranger. Quelle que soit la valeur des arguments utilisés, nous devons retenir que la façon dont notre pays est perçu nous cause beaucoup de tort et limite notre capacité à attirer ces talents.