Intervention de Jean-Marc Mickeler

Réunion du 13 mai 2014 à 16h15
Commission d'enquête sur l'exil des forces vives de france

Jean-Marc Mickeler, directeur des ressources humaines du cabinet Deloitte :

Je suis marié, père de deux petites filles et je tiens beaucoup à garder un équilibre entre ma vie professionnelle et ma vie personnelle. Et donc, loin de moi l'idée de condamner ceux qui poursuivent cet objectif sur la durée de leur carrière ou qui mesurent leur propre réussite à l'accession à cette forme d'équilibre. Je dis seulement que la progression d'une carrière professionnelle se joue lors des premières années. Lorsque nous recrutons de jeunes diplômés, nous leur donnons la possibilité d'apprendre beaucoup, de prendre de nouvelles responsabilités et de s'ouvrir des possibilités. Ce sera ensuite à eux de décider de l'orientation qu'ils voudront donner à leur carrière professionnelle. Mais au départ, nous cherchons des collaborateurs qui ont envie de faire leurs preuves et qui, dans les premières années, considèrent que leur engagement professionnel est une priorité. Et Deloitte n'est pas la seule entreprise à fonctionner de cette façon. Je pense même que c'est la raison d'être de beaucoup d'entreprises qui ont un rôle de formation.

N'oublions pas que le turn over naturel est chez nous de 20 % par an. Cela illustre notre capacité à essaimer des talents formés, des personnes qui ont passé trois, quatre ou cinq ans dans notre organisation. Nous investissons tous les ans 7 % de notre masse salariale dans des actions de formation – ce qui est bien au-delà des obligations légales : formations théoriques, auxquelles s'ajoutent les formations pratiques dans le cadre de missions effectuées sous la direction de personnes plus expérimentées. Nous sommes un « accélérateur de carrière ». Voilà pourquoi nous privilégions les profils qui attendent de nous que nous leur donnions, lors des premières années, un maximum d'opportunités. C'est ce que font aujourd'hui de nombreuses entreprises dites « innovantes » à l'étranger. Et c'est ce qui attire de nombreux jeunes très diplômés, peu diplômés ou pas diplômés. Peu importent les diplômes. C'est une caractéristique générationnelle.

Aujourd'hui, monsieur le rapporteur, je peux admettre que les jeunes diplômés ou les jeunes expérimentés que nous recevons aient pour objectif de parvenir à une forme d'épanouissement, passant par un équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle. Mais j'ai du mal à accepter que certains, à peine sortis de l'école, se préoccupent de savoir comment nos métiers s'accommodent des 35 heures, dans quelle mesure nous pouvons contribuer à leurs frais de bouche – je n'exagère pas – et si nous accompagnons un certain nombre d'actions visant à favoriser leur épanouissement au sein de l'entreprise. Je ne cherche pas à généraliser, mais je remarque qu'il y a quinze ans, ce dernier type de profils était extrêmement peu courant. Si vous interrogez d'autres recruteurs, vous obtiendrez la même réponse : il y a une attrition de la valeur travail – encouragée d'ailleurs par un certain nombre de corps académiques. Nous en avons discuté avec des patrons d'universités et d'écoles.

Sur le deuxième point que vous avez soulevé, je suis tout à fait d'accord avec vous. Voilà pourquoi, depuis maintenant cinq ans, nous avons souscrit, dans les zones défavorisées, des partenariats avec certains lycées ; je pense plus particulièrement à un lycée à Sarcelles, où nous menons des actions d'accompagnement. Nous suivons dans la durée des jeunes collégiens, puis des lycéens, et nous les aidons à apprendre les codes de l'entreprise et à naviguer au sein de la géographie académique française. Nous aidons les établissements à identifier des élèves qui, indépendamment de leur origine sociale, ont le potentiel pour intégrer nos plus belles écoles. Tous les ans, et nous nous en félicitons, nous avons des succès formidables. Nous avons réussi à accompagner des jeunes à obtenir des mentions très bien au bac ou à intégrer Sciences Po, alors même que leurs parents ne parlent pas français.

Nous considérons que nous devons contribuer à lever un certain nombre de barrières. Nous avons été une des premières entreprises en France à lancer une formation d'entreprise autour de l'éducation et de l'accompagnement de certaines populations moins favorisées pour accéder à une éducation de qualité. De la même façon, l'année dernière, nous avons engagé des discussions avec d'autres entreprises géographiquement proches de la nôtre. Notre siège étant à Neuilly-sur-Seine, nous avons discuté avec de nombreuses entreprises de la Défense pour faciliter l'accès d'un maximum d'élèves aux stages de troisième. Nous ne pouvons pas tout faire mais, en tant qu'entreprise, nous faisons en sorte d'avoir un comportement responsable.

Le troisième point que vous avez abordé portait sur les niveaux de rémunération et le temps de travail effectif, en France et ailleurs.

Aujourd'hui, chez Deloitte en France, nous recrutons essentiellement des profils bac +5 ou qui ont vocation à le devenir. Nous rémunérons ces jeunes, en fonction de leur formation et des métiers qu'ils intègrent, entre 32 000 et 42 000 euros bruts par an. Pour savoir ce que cela nous coûte au total, il suffit de multiplier la rémunération en question par 1,45. Le coût total pour Deloitte en France est le même que ce que Deloitte en Angleterre dépensera en Angleterre pour recruter des profils comparables. Sauf qu'in fine, le jeune diplômé recruté à Londres aura dans la poche entre 20 et 25 % de plus que ce que je peux lui offrir à Paris. Que choisira un diplômé de HEC, entre postuler chez Deloitte en France avec 42 000 euros de rémunération brute (soit environ 35 000 euros de rémunération nette avant impôt) et postuler à Londres, avec la même somme en rémunération nette avant impôt ? Il faut avoir de sacrés arguments humains à faire valoir pour dire à ce jeune diplômé qu'il a intérêt à commencer sa carrière à Paris plutôt qu'à Londres. Je ne peux pas être plus précis.

Un autre élément me semble très important : le mécanisme du salaire minimum existant dans notre pays est certes vertueux, mais il nous empêche d'utiliser les compétences de jeunes qui, bien que n'étant pas encore diplômés, pourraient très bien, indépendamment des schémas d'alternance, travailler parallèlement à la poursuite de leurs études. Le système fonctionne parfaitement aux États-Unis et en Angleterre, mais quasiment pas en France. Permettre aux entreprises d'utiliser à temps partiel, sans référence au SMIC, un certain nombre de compétences et donc offrir une première expérience à des étudiants avant même qu'ils soient diplômés, avant même qu'ils ne soient obligés de trouver un stage, serait un moyen de faciliter l'accès aux stages de demain et aux emplois d'après-demain.

Vous m'avez interrogé sur le temps de travail en France et ailleurs. Il est très compliqué de comparer la productivité d'un pays à un autre. Selon moi, la vraie différence tient au fait qu'en France les salariés comptent leurs heures, ce qui n'est pas le cas dans d'autres pays. Je n'ai pas de recette miracle à vous proposer aujourd'hui. C'est un constat qui résulte d'une évolution sociétale au cours des quinze dernières années. Je pense qu'il faudra du temps pour que la situation évolue, quelles que soient d'ailleurs les réformes que l'on pourrait imaginer.

Vous m'avez enfin demandé si je trouvais inquiétant que 10 % des jeunes qui souhaitent s'expatrier n'envisagent pas de revenir.

Encore une fois, que le nombre de jeunes qui envisagent de commencer leur carrière à l'étranger ait été multiplié par deux d'une année sur l'autre me semble une bonne chose. Je m'inquiète en revanche des raisons – cf. notre baromètre – qui poussent certains à partir. Pour l'essentiel, ce ne sont pas des raisons positives. Autrement dit, qu'il y ait en permanence 10, 15, voire 20 % d'une classe d'âge qui fassent l'expérience de l'expatriation n'est pas inquiétant. Mais que certains partent parce qu'ils ont l'impression d'y être contraints est préoccupant.

Le fait qu'ils n'envisagent pas de date de retour est une deuxième préoccupation, d'autant plus que l'on sait que la communauté des expatriés qu'ils rejoindront ne tient pas un discours positif. Vous avez cité les 10 % d'Anglais qui s'expatrient en permanence. Mais la situation est tout à fait différente : un Anglais qui s'expatrie reste extrêmement attaché à son pays et n'envisage pas d'en dire du mal.

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