Intervention de Ségolène Royal

Réunion du 10 juin 2014 à 17h00
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Ségolène Royal, ministre de l'écologie, du développement durable et de l'énergie :

Je suis très heureuse de m'exprimer devant votre commission tant elle mesure, je le sais, l'importance des enjeux environnementaux et économiques de la biodiversité. Vous êtes tous ici familiers des questions traitées dans ce texte très attendu par l'ensemble des acteurs ayant contribué à son élaboration. Et je suis certaine que nos débats permettront de conférer toute l'efficacité nécessaire à ce projet de loi, qui vise à protéger et à valoriser la biodiversité. Je souhaiterais tout d'abord saluer le travail approfondi accompli par mon prédécesseur, M. Philippe Martin, qui a fait adopter ce texte en conseil des ministres le 26 mars dernier. Je ferai tout pour être fidèle à son engagement, tout en apportant ma pierre à ce bel édifice.

Je résumerai en quelques mots la nouvelle vision de la protection et de la restauration de la biodiversité qui sous-tend ce texte, venant quarante ans après la loi du 18 juillet 1976 sur la nature et plus de vingt ans après la loi de protection et de valorisation des paysages du 8 janvier 1993. Depuis ces dates, nous avons acquis l'expérience de ce qui est efficace et de ce qui ne l'est pas et nous avons constaté que, malgré les progrès réalisés, notre capital naturel continue à se dégrader. Nous savons aujourd'hui qu'il ne suffit pas de nous concentrer sur la protection des espaces et des espèces remarquables, mais que les écosystèmes, au coeur du sujet, justifient une nouvelle approche permettant d'en prendre plus efficacement soin.

Dans la chaîne du vivant, tout interagit, se tient et se complète. M. Hubert Reeves, ce grand savant qui préside l'association Humanité et biodiversité, me rappelait récemment que sans les algues bleues, qui, il y a des millions d'années, ont oxydé le fer dissous dans l'eau et donné naissance aux minerais, nous ne pourrions pas admirer le viaduc de Millau et son spectaculaire tablier d'acier. On pourrait citer de nombreux exemples des services innombrables et vitaux que nous rendent les écosystèmes pour l'agriculture et la génération des sols, pour la régulation climatique et la protection de nos littoraux, pour l'épuration de l'air et de l'eau, sans oublier les médicaments qui nous viennent d'abord de la nature – ainsi, sans le saule blanc ni la reine des prés, il n'y aurait pas l'aspirine. Tissu vivant de notre planète, dont l'homo sapiens n'est qu'un fil, la biodiversité nous fournit des biens irremplaçables : la nourriture, l'oxygène, les médicaments donc, ou encore des matières premières telles que le pétrole, qui provient de la décomposition de végétaux. Certaines espèces – insectes, chauves-souris, oiseaux – assurent la pollinisation des végétaux, de sorte que, sans elles, les fruits et légumes disparaîtraient. À côté de l'épuration de l'eau, mentionnons aussi la prévention naturelle des inondations. Enfin, si la beauté et la diversité de nos paysages sont indispensables à notre équilibre et à notre santé, la nature offre aussi des modèles aux chercheurs et aux ingénieurs, dont ils tirent les technologies les plus pointues : le « bio-mimétisme », ou « bio-inspiration », a conduit, par exemple, à concevoir des ailes d'avion recourbées à la manière de celles d'un rapace, ou un système de ventilation dérivé de celui des termitières.

Parce que la biodiversité constitue notre unique potentiel d'évolution, son érosion, liée aux activités humaines, met en danger notre propre avenir. Nous devons donc y porter toute notre attention. Pionnier de l'approche systémique de la biodiversité, M. Robert Barbault a un jour utilisé une comparaison très parlante : « Sa dégradation, disait-il, c'est un peu comme un pullover dont une maille saute : au début, cela ne semble pas gênant. Mais quand il commence à s'effilocher intégralement, on se rend compte de l'importance de chacune de ses mailles. » Bien sûr, il ne s'agit pas de mettre la nature sous cloche ni de la figer, mais d'en préserver et, si nécessaire et si possible, d'en restaurer le potentiel afin de permettre à l'évolution biologique de poursuivre à son rythme ses innovations.

La France est riche d'une exceptionnelle biodiversité terrestre et maritime, tant dans l'Hexagone que dans les outre-mer. J'ai d'ailleurs l'intention d'augmenter le nombre d'aires marines protégées, comme je l'ai fait dimanche dernier à Arcachon, où j'ai également salué le projet de parc naturel marin en Martinique, et l'existence des parcs de la Guadeloupe et de la Réunion. La France étant le deuxième pays du monde, après les États-Unis, pour l'étendue d'aires marines à protéger, nous devons faire de ces dernières une priorité. Ce sont en effet les océans qui ont permis l'apparition de la vie sur terre, il y a près de quatre milliards d'années, les animaux et les végétaux n'étant sortis de l'eau qu'il y a quatre cents millions d'années.

Ce projet de loi vise donc à nous fournir les moyens d'être une nation exemplaire en ce domaine. Nous affirmons d'abord un nouveau principe de solidarité écologique, reconnaissance des interactions réciproques des écosystèmes. Qu'est-ce que la biodiversité sinon « notre assurance-vie sur la vie elle-même », selon les termes d'Hubert Reeves ? Le 22 mai dernier, lors d'un colloque au Collège de France intitulé « L'homme peut-il s'adapter à lui-même ? », j'ai pu écouter la passionnante intervention de ce célèbre chercheur, mais aussi celles de MM. Serge Haroche, prix Nobel de physique quantique, Gilles Boeuf, biologiste et président du Muséum d'histoire naturelle, et Yves Coppens, paléontologue. Le monde n'est pas, comme on l'a longtemps cru, un entrepôt passif de ressources illimitées à exploiter toujours davantage, mais un tissu de relations au sein duquel les activités humaines interagissent étroitement avec la nature – ce qui justifie que nous changions non seulement notre regard, mais plus largement notre modèle de développement afin de mieux respecter et de mieux valoriser ce formidable potentiel, partie intégrante du grand chantier du développement durable.

Ce projet de loi crée aussi des outils pour agir plus efficacement : d'une part, un instrument de pilotage intégré, l'Agence française pour la biodiversité ; d'autre part, une instance de débat réunissant toutes les parties prenantes et une instance d'expertise scientifique. Le texte modernise la protection des espaces naturels et des espèces sauvages. Contre la biopiraterie, il instaure un mécanisme de partage équitable des avantages tirés de la biodiversité et des savoirs traditionnels autochtones. Conformément à l'engagement pris par la France lors du sommet des chefs d'État africains de l'automne dernier, il renforce la lutte contre le trafic des espèces protégées, quatrième source d'enrichissement illicite et de criminalité dans le monde. Il crée un cadre adapté aux activités de notre zone économique exclusive pour mieux protéger le milieu marin et le cycle biologique des espèces. Il élargit la notion de paysage à la nature ordinaire, dont la prise en compte doit être renforcée et améliorée dans les opérations d'aménagement. Il généralise les atlas du paysage, instruments précieux de sensibilisation populaire et de défense de la qualité paysagère dans les territoires.

Sans m'étendre sur ces différentes dispositions, permettez-moi de vous dire ma conviction qu'une biodiversité mieux comprise et mieux protégée, c'est non seulement une nature mieux respectée et mieux mise en valeur, ainsi qu'une qualité de vie améliorée pour chacun, mais aussi un formidable gisement d'activités et d'emplois nouveaux. Ce n'est pas contre la biodiversité, mais grâce à elle que l'on peut créer dans tous les territoires de nombreux emplois non délocalisables, parfois très qualifiés. Je songe notamment aux 150 PME du génie écologique qui, essaimant partout en France, aident agriculteurs et entrepreneurs à intégrer dans leurs activités la protection et la restauration de la biodiversité. Le présent projet de loi doit nous permettre de relever plus efficacement le défi scientifique, technologique, sanitaire, économique, social, démocratique et culturel que ces tâches représentent.

La situation actuelle est, à bien des égards, paradoxale. Notre compréhension de la biodiversité s'est considérablement enrichie. L'engagement de nouveaux acteurs témoigne d'une prise de conscience progressive de cet enjeu, comme l'illustrent la variété des projets inscrits dans le cadre de la stratégie nationale pour la biodiversité et l'implication récente mais croissante d'entreprises en ce domaine. De même, l'essor des sciences participatives, notamment promues par le Muséum d'histoire naturelle, témoigne de l'implication de citoyens motivés et passionnés, accomplissant un travail d'observation et de collecte de données très utile aux scientifiques. La réceptivité des plus jeunes me conforte dans la conviction que l'éducation à l'environnement est décisive pour former de futurs citoyens attentifs à la protection de leur planète.

Le texte qui vous est soumis constitue d'abord une loi pour agir, mais aussi pour mobiliser le pays tout entier et le sensibiliser à la magnificence de son patrimoine. Pour atteindre un tel objectif, il convient de mutualiser les savoirs, de démocratiser l'information et de souligner non seulement les conséquences négatives de toute action prédatrice, mais plus encore les bienfaits que génère la contribution de chacun à la préservation et à la valorisation bien comprise de la biodiversité. Je ne crois pas que les injonctions catastrophistes soient efficaces : elles écrasent plus qu'elles ne mobilisent. Je ne crois pas non plus à l'écologie punitive, mais bien à l'écologie incitative, positive et créative qui suscite l'envie de s'engager. Il nous revient de faire la démonstration inlassable du potentiel de la biodiversité de nos paysages en termes de qualité de vie et de bien-être, d'activités nouvelles et d'emplois ancrés dans nos territoires et, enfin, d'innovations. Seules de telles motivations peuvent susciter le désir de chacun d'agir à son échelle. Mieux protéger notre exceptionnelle biodiversité, ce n'est pas une contrainte venant s'ajouter aux difficultés vécues, mais une chance pour hâter l'avènement d'un nouveau modèle économique, écologique et social, d'un nouveau progrès fondé sur la réconciliation des activités humaines avec leur environnement – au sens de « ce qui relie et constitue les humains comme expressions multiples d'un ensemble qui les dépasse », pour reprendre les termes de l'anthropologue Philippe Descola.

Le débat parlementaire permettra non seulement d'enrichir un texte très attendu par tous les acteurs de la protection de la biodiversité, que je remercie pour leur engagement et leurs travaux, mais il permettra aussi à la nation, à travers ses représentants, de s'emparer de ce sujet majeur et d'en débattre activement, elle aussi.

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