Je vous décrirai un phénomène sans précédent. Le conflit qui déchire la Syrie a provoqué l'apparition de très nombreux groupes djihadistes qui combattent le régime de Bachar Al-Assad depuis plusieurs années. Les deux principaux sont l'État islamique en Irak et au Levant (EIIL) – qui vient de conquérir une partie de l'Irak pour y créer un califat à cheval sur les deux pays – et le Front Al Nosra. Mais ces groupes se combattent aussi entre eux, et s'opposent violemment à l'Armée syrienne libre. Il en résulte que la Syrie est le théâtre d'une guerre d'une violence inédite. Or, elle attire des combattants étrangers. On estime que le nombre total de ceux qui ont rejoint la Syrie est compris dans une fourchette de 9 000 à 10 000 personnes, dont 1 500 ressortissants de l'Union européenne. Parmi eux, 332 Français sont sur place – sachant que les chiffres changent chaque jour, et que je ne mentionne bien entendu que les individus qui ont été repérés.
Ces 332 jeunes venus de France combattre en Syrie font partie d'un ensemble plus vaste. S'y ajoutent 147 individus qui s'y acheminent ; 168 qui ont quitté la Syrie, dont plus d'une centaine est revenue en France, les autres ayant gagné un pays tiers ; 187 dont on a repéré qu'ils manifestent des velléités de départ ; 32 qui ont perdu la vie ; un, enfin, serait détenu par le régime syrien. La filière irako-syrienne concerne donc, à ce jour, 870 individus venant de France.
Notre inquiétude tient à ce que la menace terroriste qu'ils représentent s'est concrétisée à Bruxelles en la personne de Mehdi Nemmouche. L'attentat qu'il est présumé avoir commis est un exemple éloquent de ces individus radicalisés qui, de retour en Europe, se livrent à des actions criminelles.
Comme le montre la précision des chiffres dont je vous ai fait part, cette menace a été perçue très tôt par la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), qui suit cette évolution attentivement. On constate un début de « professionnalisation » des filières, ces volontaires francophones intégrant des katibates elles-mêmes dirigées par des francophones, et la surmédiatisation du prosélytisme que permet l'Internet accélère le recrutement, notamment des plus jeunes, qui se radicalisent très vite.
La prise de contrôle d'une partie du territoire irakien par EIIL élargit l'espace de combat pour ces individus : certains sont passés en Irak, où l'on sait que quelques Français ont commis des attentats-suicide.
Qui sont ces jeunes Français, d'où viennent-ils et quelles sont leurs motivations ? Il s'agit majoritairement d'hommes, mais de plus en plus de femmes rejoignent les zones de combat, soit que l'on parte en famille, soit qu'elles partent rejoindre un combattant pour l'épouser. Les individus concernés sont français pour deux tiers, étrangers pour un tiers. Des Français convertis à l'islam représentent quelque 20 % de l'ensemble. Enfin, 34 mineurs ont été recensés dans ces filières. Les djihadistes proviennent essentiellement d'Île-de-France, de Provence-Alpes-Côte d'Azur, du Nord et de Rhône-Alpes.
Je vous l'ai dit, la période de radicalisation s'est abrégée. Auparavant, on avait affaire à des jeunes gens, pour certains au passé de délinquants, dont la radicalisation s'était construite progressivement, soit lors d'un passage en prison, soit à l'écoute de prêcheurs de mosquées radicales, soit à la faveur d'une rencontre. Aujourd'hui, la fréquentation de sites Internet conduit à un passage à l'acte très rapide, qui marque une rupture complète avec la société française et parfois avec l'environnement familial. Certains apprentis djihadistes présentent une faiblesse psychologique qui les rend réceptifs à une certaine propagande ; ce n'est pas rassurant car, à leur retour en France, leur absence d'inhibition à l'idée d'user de la violence peut les faire passer à l'acte.
Jusqu'à récemment, les jeunes gens venus de France étaient cantonnés à des tâches subalternes ou logistiques. Le témoignage d'individus revenus sur notre sol et qui se sont confiés aux services, soit à la faveur d'une procédure judiciaire soit au cours d'entretiens menés par la DGSI, nous permet de dire qu'il n'en est rien : ils participent désormais à des exactions effroyables, notamment sous l'égide d'EIIL, le groupe le plus sanguinaire.
On peut partir en Syrie à peu de frais. Une « filière afghane » s'était constituée en son temps, mais le voyage était lointain et beaucoup plus coûteux et le mouvement n'a jamais pris l'ampleur à laquelle nous assistons cette fois. De même, une « filière malienne » avait commencé de se créer, à laquelle le déclenchement de l'opération Serval a mis fin. En revanche, l'accès à la Syrie, via la Turquie, est facile : une carte d'identité et quelques centaines d'euros y suffisent, que l'on peut se procurer par exemple en demandant un crédit à la consommation.
Ce phénomène extrêmement inquiétant est d'une ampleur inédite. Chacun comprendra combien il est difficile de suivre 800 personnes à la trace et de se faire une opinion du degré de dangerosité de chacun pour ajuster les moyens de surveillance en conséquence. Pour répondre à ce défi sécuritaire sans précédent, tous les services de renseignement sont mobilisés. Sur le territoire national, c'est la compétence de la DGSI qui s'exerce ; hors des frontières, une coopération étroite est à l'oeuvre avec la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et avec les services de renseignement des pays amis. En effet, le phénomène est européen et même mondial : à titre d'exemple 200 djihadistes Ouïghours venant de Chine se trouvent en Syrie Les pays de provenance des combattants étrangers en Syrie sont, outre la France, les États-Unis, le Royaume-Uni, l'Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas et, dans une proportion nettement moindre, l'Italie.
Que fait-on lorsque les individus reviennent sur le territoire national ? Soit il y a des suites judiciaires, parce que des éléments de preuve ont pu être réunis pour le permettre – je rappelle que la loi antiterroriste a été modifiée fin 2012 précisément pour permettre de poursuivre en France les individus ayant commis des actes terroristes à l'étranger ; toute la difficulté est d'apporter la preuve de la commission d'actes terroristes.
Même quand les suites judiciaires sont impossibles, en particulier avant les départs, la DGSI procède systématiquement à des entretiens. Au 28 juin 2014, 185 entretiens ont été conduits, dont 118 avec des parents. Le mode d'alerte le plus fréquent actuellement est en effet le signalement par des proches des personnes concernées. À ce jour, 59 procédures judiciaires ont été engagées, qui impliquent près de 300 personnes ; 99 arrestations ont eu lieu, dont quatre à l'étranger sur mandat d'arrêt international ; 95 personnes ont été placées en garde à vue, 62 mises en examen, 40 incarcérées et 22 sont sous contrôle judiciaire. L'activité judiciaire est donc intense. Outre cela, six arrêtés d'expulsion d'étrangers impliqués dans les filières syriennes ont été pris, et la mesure administrative de gel des avoirs a été utilisée plusieurs fois.
Face à cette menace, la présentation en Conseil des ministres d'un projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme est prévue le 9 juillet, si le Conseil d'État en a achevé l'examen à cette date. La priorité absolue est d'endiguer le phénomène en cassant la spirale des départs. En son article premier, le projet permettrait au ministère de l'Intérieur d'interdire la sortie du territoire pour une période de six mois renouvelables, à condition que l'autorité administrative apporte la preuve que la mesure est justifiée ; les voies de recours habituelles demeurent. D'autre part, sont envisagées des dispositions tendant à empêcher le retour en France des ressortissants étrangers impliqués dans le djihad qui ne sont pas sur le territoire national. Pour prévenir le prosélytisme, les étrangers sous le coup d'une expulsion pour ce motif et assignés à résidence car ils ne peuvent être expulsés pour quelque raison se verront interdire d'entrer en relation avec certaines personnes liées à la mouvance terroriste.
Une autre priorité qu'illustre le projet de loi est la lutte contre la propagande terroriste par le biais de l'Internet ; la sanction sera alourdie pour passer de cinq à sept ans d'emprisonnement.
La loi créerait en outre la notion d'« entreprise individuelle terroriste », adaptée à l'évolution du profil des individus concernés. À ce jour, les poursuites sont fondées sur l'appartenance à une association de malfaiteurs ; mais, de plus en plus souvent, le passage à l'acte est le fait d'individus isolés.
Nous souhaitons enfin pouvoir agir sur les sites Internet de propagande eux-mêmes. À cette fin, le projet complétera les dispositions de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique afin de prévoir la possibilité pour l'autorité administrative de demander aux fournisseurs d'accès à Internet de bloquer, sous le contrôle du juge, l'accès aux sites provoquant aux actes de terrorisme ou en faisant l'apologie, à l'instar de ce que le législateur a déjà prévu pour les sites qui font l'apologie de crimes de guerre ou de crimes contre l'humanité, ou de violences faites aux femmes, ou qui incitent à la haine raciale, ainsi que pour les sites pédopornographiques. Les hébergeurs devront, dans ce cas aussi, proposer un moyen simple de signaler les sites incitant au terrorisme, et en informer au plus vite les pouvoirs publics. Enfin, la loi fera obligation aux opérateurs de rendre publics les moyens qu'ils consacrent à la lutte contre les sites qui provoquent à ces infractions. Cela donnera un moyen d'agir contre de nombreux sites, dont beaucoup sont hébergés à l'étranger, qui diffusent un discours d'une extrême violence et proposent des recettes de fabrication d'engins explosifs artisanaux. Cette propagande aussi dangereuse qu'efficace doit cesser, et j'espère que la loi nous aidera à agir en ce sens.
Telles sont les intentions du Gouvernement pour renforcer notre dispositif. Mais il est conscient que la lutte contre ce phénomène ne peut appeler exclusivement une répression policière et judiciaire. Que de jeunes Français, pour la plupart nés dans notre pays, choisissent d'aller mener une guerre dans un pays étranger interroge sur le fonctionnement de notre société et sur sa capacité d'intégration. Nous souhaitons donc aussi renforcer notre soutien aux familles, qui expriment un grand désarroi. Déjà, le « numéro vert » spécifique a démontré son utilité : il a permis de signaler plus de 200 cas significatifs de radicalisation ou de départs, en projet ou avérés. Nous formons les fonctionnaires d'État à l'accueil de ces familles. Nous réfléchissons aussi à ce que pourrait être une politique de prévention de la radicalisation. Chacun mesure la difficulté de la tâche, mais l'ampleur de ce phénomène de société interroge les pouvoirs publics.