Intervention de Ahmad Salamatian

Réunion du 1er juillet 2014 à 17h00
Commission des affaires étrangères

Ahmad Salamatian, ancien député d'Ispahan, ancien vice-ministre des affaires étrangères iranien :

Il existe une vie politique intense en Iran. Sous le gouvernement Hoveida, un des conseillers du Shah s'était plaint, dans ses notes, que Sa Majesté avait fermé la porte au débat politique six ans auparavant et avait laissé la clé sous le paillasson sur lequel elle s'essuyait les pieds chaque matin. Dans le cadre de la République islamique, c'est tout le contraire : on fait de la politique du matin au soir, même si ce n'est pas nécessairement de la bonne politique.

Cela tient à la nature hybride du régime. Dès la naissance de la République islamique – personne ne croyait alors à sa survie, or cela fait trente-cinq ans qu'elle dure –, ses fondateurs ont nourri l'ambition de marier deux principes contradictoires : la théocratie et la démocratie. Après son passage en France – est-ce là l'influence du climat parisien ? –, l'ayatollah Khomeini a cessé de réclamer l'instauration d'un « gouvernement islamique » pour demander une « République islamique ». Et celle-ci est née non pas d'un coup d'État, comme d'autres régimes de même nature, mais d'une révolution.

Dans le droit comme dans la pratique, les institutions de la République islamique prétendent à un caractère démocratique. L'article 6 de la constitution dispose que le président de la République, les députés, les membres des conseils régionaux et municipaux, ainsi que les membres de l'Assemblée des experts – qui désigne le Guide suprême – sont élus au suffrage universel. De plus, l'élection n'est pas un fait nouveau en Iran : le majlis – parlement – a été créé il y a plus de cent ans. Tout dépend donc du contenu que l'on donne aux élections et des limites que l'on impose ou non au choix des électeurs. Reste que les élections sont organisées à échéance régulière et que la participation atteint un certain niveau. En trente-cinq ans d'existence, la République islamique a réussi non seulement à légitimer la procédure du vote aux yeux de la majorité de la population iranienne, mais aussi à la ritualiser. À tel point que les acteurs politiques imaginent difficilement de boycotter une élection aujourd'hui en Iran.

Cependant, ces institutions sont soumises à un carcan théologique : une tutelle, sous l'autorité du Guide, leur impose de travailler dans un certain cadre. Celle-ci a toujours eu tendance à transformer les élections en plébiscites, tandis que les électeurs ont, pour leur part, constamment cherché à disposer du choix le plus large possible. On assiste ainsi à une forme de jeu entre la société et le pouvoir : il s'agit de voir jusqu'à quel point la tutelle peut encadrer les élections et développer une ingénierie visant à éviter que son résultat ne remette en cause les autorités établies ou, au contraire, jusqu'à quel point elle est contrainte d'autoriser une certaine diversité des candidatures pour introduire une forme de compétition, les candidats du pouvoir étant élus de plus en plus difficilement.

Or un troisième élément intervient : une société civile de plus en plus éduquée, évoluée et politisée s'est formée, et elle tend à dominer culturellement l'ensemble de la société iranienne, même les cercles les plus archaïques du clergé. Cette société civile a pris l'habitude de jouer avec les règles des élections encadrées. Chaque fois que se crée une jonction entre la compétition électorale et la mobilisation de la société civile, on assiste à une explosion politique soutenue par la population. L'élection de M. Rohani est un de ces « moments de rencontre » que personne n'attendait. Jusqu'au dernier moment, malgré les sondages, on ne savait pas qui serait élu. Parmi les six candidats, quatre étaient des anciens représentants du Guide, mais ils se sont présentés sous des jours différents. Au cours de la campagne électorale, M. Rohani, qui a fait sa carrière dans les organes de sécurité du pays, a su se démarquer de son adversaire M. Ghalibaf, le maire de Téhéran, qui semblait pourtant incarner une certaine ouverture à la société civile urbaine. Au cours d'un débat télévisé, il lui a rétorqué : « Je suis un juriste, pas un colonel ! »

D'autre part, l'institution du Guide suprême a terriblement vieilli : elle semble aujourd'hui de plus en plus archaïque. Alors que le Guide devait être en principe une source d'imitation, une grande partie de l'establishment religieux remet en cause la doctrine du velayat-e faqih, qui confère à la religion la primauté sur le politique. En outre, le Guide fait face à une contestation croissante de la classe moyenne. L'expérience réformatrice de M. Khatami – pendant huit ans, la présidence et le parlement ont été contrôlés par les réformateurs – a abouti à une certaine remise en cause de l'étendue des pouvoirs du Guide. Cela a constitué une première alerte pour le pouvoir vieillissant, qui a tenté de se raidir face aux exigences croissantes de la société. Mais à la longue, je vois au contraire les signes d'une tentation d'adaptation de ce pouvoir.

D'autant que le Guide porte la responsabilité du bilan catastrophique laissé par M. Ahmadinejad : conflit entre les deux têtes de l'exécutif – le président de la République élu au suffrage universel est censé être un gestionnaire, alors que le Guide est le gardien des principes immuables de la Révolution –, dégradation de la situation économique, sanctions internationales. En effet, M. Ahmadinejad s'était présenté comme le plus plébiscitaire des présidents, « simple soldat dans les rangs du Guide », en totale fusion avec lui.

Au moment de l'élection, M. Rohani a bien compris qu'il devait cultiver sa différence et se montrer critique à l'égard de la politique menée antérieurement. Soulignant l'importance du poste de président de la République, il est allé jusqu'à déclarer qu'il souhaitait des changements profonds. Acculé, le Guide a accepté son élection. À la différence de ses prédécesseurs, M. Rohani connaît très bien le sérail, au sein duquel il a lui-même évolué : il a présidé pendant dix-huit ans la commission de la défense du parlement iranien ; il a également été le secrétaire du Conseil suprême de sécurité nationale pendant plus de dix ans et le représentant du Guide à la tête d'un think tank important, le Centre de recherche stratégique du Conseil de discernement. Au sein de cet institut, il a réuni les meilleurs éléments de la République islamique.

Après les événements de 2009, qui ont amené le régime au bord d'un affrontement avec la population, il s'est présenté comme un modéré, acceptant les priorités des uns et des autres, mais le règlement du problème nucléaire est resté sa première préoccupation. Je suis convaincu qu'il voulait déjà le faire en 2003 avec M. Khatami. Mais, à ce moment-là, les déclarations américaines classant l'Iran dans l'« axe du mal » ont entraîné un raidissement d'une partie des organes de sécurité iraniens – ce sont les tensions qui permettent à ceux-ci de promouvoir leurs intérêts. Or les principaux rivaux du Guide au sein du sérail sont précisément les organes de sécurité, notamment les Gardiens de la Révolution. C'est pourquoi le Guide a finalement préféré M. Rohani à M. Jalili ou à M. Ghalibaf, qui étaient, pour différentes raisons, plus dépendants que lui de ces organes.

Actuellement, le président Rohani ne dispose pas de la majorité au parlement, mais son élection lui confère suffisamment d'autorité pour conduire les négociations sur le programme nucléaire d'une manière telle que la République islamique n'a jamais pu les mener auparavant. Les cadres iraniens chargés de la négociation sont les meilleurs diplomates que la République islamique pouvait produire. Ils ne sont pas issus des écoles religieuses. Au ministère des affaires étrangères, on les appelle la « bande de New York », non pas parce qu'ils seraient compréhensifs à l'égard de la politique américaine, mais parce qu'ils connaissent très bien les rouages de la diplomatie internationale et le langage juridique, et qu'ils savent où les a acculés la politique de défi contre-productive de M. Ahmadinejad.

M. Rohani cherche à limiter les conséquences politiques internes du problème nucléaire. L'enjeu, ce sont les prochaines élections législatives. En principe, en Iran, le résultat des élections législatives est conforme à celui de l'élection présidentielle qui les a précédées. Seul un échec des négociations peut empêcher M. Rohani de l'emporter. D'où l'empressement de la partie iranienne à conclure un accord. Actuellement, M. Ahmadinejad ne compte qu'une trentaine de partisans au sein du parlement. Bien que ces députés bénéficient du soutien de la télévision et d'une partie des conseillers du Guide, ils ne sont pas en mesure de faire adopter une motion de censure. Mais si le résultat des négociations n'est pas probant, les adversaires de M. Rohani auront davantage de chances de prendre le contrôle du parlement.

La classe moyenne iranienne aspire à s'insérer dans le monde moderne et dans la compétition internationale. La société civile n'est pas favorable à l'affrontement, et les images des guerres civiles en Syrie et en Irak lui font horreur. Les Iraniens prendront leur temps pour choisir entre un pays transformé en champ de bataille et une évolution vers la démocratie ! Un peu à l'image des Français sous la IIIe République, ils sont las de la guerre et ils participent aux élections pour influer sur le cours de la politique. L'arrivée au pouvoir de Rohani a déjà permis d'alléger une partie de la charge économique de l'État.

Le rapport de forces tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'Iran n'a jamais été aussi favorable à la conclusion rapide d'un accord solide et durable sur le dossier nucléaire – on n'est jamais sûr de rien en politique, mais je suis d'un naturel optimiste. Ce rapport de forces s'impose à tous les acteurs. M. Rohani et M. Zarif, le ministre des affaires étrangères, ont besoin d'un accord pour assurer leur avenir politique. De nombreuses personnalités, même celles qui sont en résidence surveillée ou en prison, se sont dites favorables à l'aboutissement des négociations, ne serait-ce que pour éloigner la menace d'une militarisation du pouvoir iranien.

Quant au Guide, certains signes montrent qu'il serait prêt à accepter l'accord à condition qu'il lui permette de sauver la face. Comme je l'ai indiqué, il est handicapé par le bilan de M. Ahmadinejad : chaque critique de la politique économique ou de la diplomatie de ce dernier s'adresse indirectement à lui. Pour l'instant, il s'abrite derrière un prétexte : il affirme que les Américains, une fois de plus, ne permettront pas qu'on aboutisse à un accord. Derrière cette assertion se trouvent les organes de sécurité, qui savent très bien qu'un conflit créerait le vide autour d'eux et leur permettrait de s'imposer dans tous les rouages de l'État. L'enjeu des négociations menées par le gouvernement de M. Rohani, c'est donc aussi l'avenir politique du pays : l'Iran a le choix entre un régime militaire à la pakistanaise ou un début de démocratisation. En tout cas, tout le monde s'accorde pour dire que l'ère de l'idéologie et des mythes est désormais révolue en Iran : la République islamique ne va plus chercher son modèle à Médine il y a quatorze siècles. D'autant qu'elle s'est elle-même construite sur les bases laissées par l'Iran moderne, État-nation le plus ancien de la région.

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