Intervention de François Nicoullaud

Réunion du 1er juillet 2014 à 17h00
Commission des affaires étrangères

François Nicoullaud, ancien ambassadeur de France en Iran :

Je suis très heureux de m'exprimer après mon ami Ahmad Salamatian, dont la voix est très respectée par tous ceux qui s'intéressent à l'Iran et au Moyen-Orient. Le tableau qu'il a dressé me facilite beaucoup la tâche.

Demain à Vienne vont s'ouvrir les négociations entre l'Iran et les « 5 + 1 », c'est-à-dire les cinq membres du Conseil de sécurité des Nations unies et l'Allemagne. L'objectif est d'aboutir à un accord définitif en trois semaines, avant la date butoir du 20 juillet, qui a été arrêtée dans l'accord intérimaire du 24 novembre 2013. Cet accord avait permis de prolonger les discussions d'un délai de six mois éventuellement renouvelable, mais toutes les parties sont désormais assez pressées d'aboutir. Il s'agit d'un bon accord, à la qualité et à la solidité duquel les Français ont contribué, notamment en intervenant de manière assez vigoureuse et remarquée au moment de son bouclage. D'une part, il a fixé le point d'aboutissement de la négociation et dessiné les grandes lignes d'un accord définitif, ce que les Iraniens attendaient depuis longtemps. D'autre part, il a défini les gestes de bonne volonté que les deux parties devaient accomplir pendant la période intérimaire pour paver la voie à l'accord définitif : allègement de certaines sanctions du côté des Occidentaux ; ralentissement du programme nucléaire du côté iranien, afin de faire baisser le niveau d'inquiétude de la communauté internationale.

Les deux parties ont été poussées à négocier par le système très impressionnant de sanctions mis en place à l'égard de l'Iran dans les dernières années – selon le président Obama, il s'agit du dispositif de sanctions le plus complet jamais adopté en temps de paix à l'époque contemporaine –, tant en raison du succès relatif de ces sanctions que de leur échec partiel. En effet, les sanctions ont en partie atteint leur objectif : elles ont ralenti, voire fait régresser l'économie iranienne, ce qui s'est traduit par une baisse du pouvoir d'achat de la population. Elles ont créé une crise, dont les Iraniens souhaitent aujourd'hui sortir. M. Rohani en a fait un de ses thèmes de campagne et a utilisé à cet égard un slogan frappant : « Ce n'est pas la peine d'avoir des centrifugeuses qui tournent si, pendant ce temps-là, l'économie ne tourne pas ! »

Néanmoins, les sanctions ont aussi échoué en partie : même si elles ont créé de nombreux obstacles à la poursuite du programme nucléaire iranien, elles ne l'ont pas empêchée. Il y a dix ans, l'Iran possédait quelques dizaines de centrifugeuses. Malgré la montée en puissance des sanctions au cours de ces dix années, il disposait de quelques milliers de centrifugeuses au bout de cinq ans et en a aujourd'hui environ 20 000, dont 10 000 fonctionnent effectivement. Il s'agit certes, d'une première génération de centrifugeuses, d'un modèle très primitif, qui ne permettent pas de produire de l'uranium à une échelle industrielle et de répondre aux besoins d'un parc de centrales nucléaires. Mais ce nombre relativement restreint de centrifugeuses est tout de même suffisant pour produire en quelques mois l'uranium hautement enrichi nécessaire à la fabrication de une à quatre bombes. Conscients des implications de ce programme nucléaire en termes de prolifération, les Occidentaux en sont venus à la conclusion qu'il fallait négocier pour arrêter ce programme, la seule alternative étant des frappes aériennes, c'est-à-dire la guerre.

La volonté d'aboutir est très forte des deux côtés. Comme l'a très justement relevé Ahmad Salamatian, les Iraniens sont pressés par le contexte de politique intérieure : les fondamentalistes, notamment, sont en embuscade. Quant au président Obama, il souhaite lui aussi parvenir à un accord. D'une part, c'est à peu près le seul succès de politique internationale dont il pourra se targuer à l'heure du bilan, tout le reste ayant échoué. Cela peut être un événement de la portée du voyage de Nixon en Chine, qui a marqué un changement d'époque. D'autre part, M. Obama a intérêt à boucler la négociation avant les élections de mi-mandat à l'automne prochain : il est possible que le Congrès, déjà très crispé sur le dossier nucléaire iranien, le soit plus encore après son renouvellement, et que le président ait alors de grandes difficultés à faire accepter l'idée que les États-Unis doivent eux aussi remplir les engagements qu'ils auront souscrits au titre d'un éventuel accord, c'est-à-dire alléger les sanctions. M. Obama sent bien que tout retard et tout signe de délitement de la négociation donnera des ailes à tous les pays qui s'inquiètent d'un renforcement de l'influence de l'Iran dans la région, en particulier à l'Arabie saoudite et à Israël, qui disposent d'une certaine influence à Washington.

Cependant, les négociateurs vont être confrontés à de redoutables obstacles techniques sur le fond du dossier. Jusqu'ici, la ligne américaine – répétée par tous les responsables politiques – a été : « Mieux vaut pas d'accord du tout qu'un mauvais accord. » Selon les explications des experts, un « mauvais accord » serait un accord qui permettrait à l'Iran d'accumuler suffisamment d'uranium hautement enrichi en moins de six mois pour produire une première bombe. Il faudrait donc absolument diviser par deux, trois ou quatre la capacité actuelle du parc iranien de centrifugeuses, c'est-à-dire démanteler ce parc en grande partie.

Un « mauvais accord » serait en outre un accord qui ne permettrait pas de faire toute la lumière sur le programme nucléaire clandestin développé par l'Iran à la fin des années 1980 et dans les années 1990, comme le demandent l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) et l'ensemble de la communauté internationale. Même s'il a mis fin à ce programme, l'Iran devrait donc avouer tout ce qu'il a fait au cours de cette période, avant que les Occidentaux passent définitivement l'éponge et lui délivrent un brevet de bonne conduite.

Un « mauvais accord » serait aussi un accord qui autoriserait la mise en service du réacteur d'Arak – les Français ont mis ce point au premier plan. Il s'agit en principe d'une installation à vocation scientifique, mais qui présente toutes les caractéristiques d'un réacteur destiné à la production massive de plutonium, matière avec laquelle il est possible, comme avec l'uranium hautement enrichi, de fabriquer une bombe nucléaire. Le réacteur d'Arak ressemble beaucoup à ceux de Dimona en Israël, de Trombay en Inde ou de Khushab au Pakistan, qui ont tous fourni du plutonium entrant dans la composition de bombes.

Un « mauvais accord » serait enfin un accord qui ne se concentrerait que sur la question nucléaire et laisserait de côté le programme balistique que l'Iran continue à développer. Il s'agit en effet du deuxième volet de la constitution d'une force de dissuasion : il ne suffit pas de disposer de la bombe, encore faut-il avoir les moyens de lui faire atteindre une cible.

Si l'on additionne tous ces arguments, auxquels il est difficile de résister, on s'aperçoit qu'un « mauvais accord », c'est, au fond, un accord qui ne serait pas parfait. L'aboutissement des discussions est donc menacé non seulement par les éléments extérieurs que j'ai mentionnés – Congrès, classe politique, États rivaux de l'Iran –, mais aussi par ceux qui, à l'intérieur des équipes de négociation, souhaitent arriver à un accord parfait. Les spécialistes de ces questions ont tendance à considérer que la non-prolifération est un enjeu tellement important pour l'équilibre et la sécurité du monde qu'elle ne mérite que des accords parfaits. Or, dans la réalité, la limite entre un « bon » et un « mauvais » accord est ténue : la vie politique comme la négociation internationale se nourrissent de compromis qui, par définition, ne sont ni parfaits ni entièrement satisfaisants pour l'une ou pour l'autre partie.

D'un côté, les Iraniens ont tendance à placer la barre très haut au départ, afin de fatiguer l'adversaire et de pouvoir négocier à leur aise. Ainsi, ils expliquent qu'ils auront besoin de 50 000 et bientôt de 100 000 centrifugeuses afin d'alimenter en uranium leur futur parc de centrales nucléaires, lequel n'existe pourtant que sur le papier : actuellement, une seule centrale fonctionne, celle de Bouchehr, et elle est alimentée par les Russes.

De l'autre côté, certains confèrent à la non-prolifération un caractère quelque peu transcendantal et estiment que l'Iran devra posséder au plus quelques milliers, voire quelques centaines de centrifugeuses, comme ont pu l'affirmer les négociateurs français. C'est oublier que les normes de non-prolifération elles-mêmes sont issues de compromis parfois boiteux, à commencer par le Traité de non-prolifération (TNP). Aux termes de celui-ci, certains États ont le droit de conserver et même de développer leur arsenal nucléaire, mais pas les autres. Quant aux pays qui ont pris l'engagement de ne pas acquérir la bombe, ils peuvent néanmoins développer leurs capacités jusqu'à une limite extrême au-delà de laquelle ils basculeraient dans la fabrication d'un engin nucléaire. Au moment où le TNP a été signé, beaucoup ont estimé qu'il était mauvais, notamment les Français, qui ont mis près de vingt-cinq ans – soit une génération – pour y adhérer. Aujourd'hui, le TNP fait encore l'objet de nombreuses critiques. Est-ce à dire qu'il aurait mieux valu, à l'époque, « pas d'accord du tout » que ce « mauvais accord » ? Non, le TNP a constitué un immense progrès en matière de non-prolifération.

Il conviendrait d'ailleurs d'en revenir à cet esprit dans la négociation qui s'ouvre et d'accepter, avec un peu d'humilité, qu'on n'arrivera pas à un accord parfait, et qu'il faut laisser un peu de travail aux négociateurs suivants. Un accord même imparfait crée un nouveau cadre, dans lequel de nouvelles dynamiques, le cas échéant vertueuses, peuvent s'enclencher. Lorsqu'il est bien appliqué, un tel accord devient une machine à créer de la confiance entre les parties. Il faut tenir compte de ce phénomène.

En l'espèce, la négociation risque d'achopper in fine sur un point très précis : les capacités d'enrichissement que l'Iran sera autorisé à conserver. Du point de vue de l'observateur extérieur, le compromis apparaît assez évident : il s'agirait que l'Iran accepte de plafonner ses capacités d'enrichissement à leur niveau actuel. Pour ce faire, il faut que les Occidentaux acceptent l'idée qu'il est politiquement impossible, pour le Gouvernement et les négociateurs iraniens, d'afficher un accord qui imposerait un démantèlement, même partiel, d'installations dont la mise en place a coûté des efforts considérables. Un tel accord ferait immédiatement l'objet d'une volée de critiques de la part des différentes composantes de l'opposition, qui demeurent majoritaires au sein du régime. Cela fragiliserait sérieusement M. Rohani et son gouvernement. D'autant que le Guide lui-même a fixé certaines lignes rouges, même s'il laisse beaucoup de liberté aux négociateurs iraniens. L'une d'elles est de n'accepter aucun démantèlement, aucun recul par rapport au point où l'Iran est arrivé.

Mais lorsque les Iraniens revendiquent le droit de faire fonctionner 100 000 centrifugeuses, ce n'est pas sérieux non plus. Ils doivent accepter l'idée qu'ils peuvent s'en tenir à leurs capacités d'enrichissement actuelles pendant plusieurs années, tant qu'ils ne disposent pas des centrales nucléaires capables d'absorber une production d'uranium à l'échelle industrielle. Plutôt que d'accumuler des stocks d'uranium, leur intérêt serait d'ailleurs de travailler sur la recherche et le développement, afin de mettre au point des centrifugeuses qui dépassent le modèle primitif et peu efficace dont ils disposent actuellement.

Si l'on parvient à ce point d'équilibre – plafonner les capacités d'enrichissement de l'Iran à leur niveau actuel –, on entendra hurler des deux côtés que l'accord est très mauvais. Mais si le niveau de protestation est à peu près équivalent de part et d'autre, cela voudra dire que l'on est arrivé à un bon compromis, à partir duquel il est possible de construire l'avenir.

En définitive, je retournerais la formule utilisée par les Américains : « mieux vaut un accord imparfait que pas d'accord du tout ». Car une absence d'accord signifierait que l'Iran poursuit son programme nucléaire, que l'inquiétude de la communauté internationale continue à croître, que l'on risque de s'engager, avec des frappes aériennes, dans une aventure incertaine. À l'opposé, un accord signé, même imparfait, quand bien même il faudrait maintenir une certaine pression pour l'améliorer ultérieurement, serait synonyme de détente pour les deux parties, c'est-à-dire d'une ouverture pour la société iranienne et d'un soulagement pour la communauté internationale. L'Iran pourrait retrouver la place assez naturelle qui lui revient dans la région, et nous augmenterions les chances d'un apaisement dans cette partie du monde, qui en a bien besoin.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion