Intervention de Ahmad Salamatian

Réunion du 1er juillet 2014 à 17h00
Commission des affaires étrangères

Ahmad Salamatian, ancien député d'Ispahan, ancien vice-ministre des affaires étrangères iranien :

Je n'ai jamais dit que tout allait bien ! La société iranienne a une histoire ancienne et elle est entrée dans un processus de modernisation complexe. Mais je ne fais pas non plus partie des Iraniens d'Auvers-sur-Oise ! Ceux qui s'enferment dans les stéréotypes ne voient pas la réalité.

On a dit que M. Rohani était le seul religieux candidat à l'élection présidentielle. Or, quand je l'ai connu, il était étudiant à l'université de Glasgow, s'appelait Hassan Feridon et ne portait pas de turban. Aujourd'hui, il s'appelle « Rohani » – qui signifie « religieux » – et porte un turban. Mais en réalité, parmi les six candidats en lice, c'était le moins religieux de tous. L'habit ne fait pas le moine ! Les Iraniens ont suffisamment d'expérience pour ne pas se laisser abuser par les apparences.

Je le répète : la vie politique en Iran est intense, et l'évolution de la société rend le régime de plus en plus anachronique. Quant aux véritables adversaires de ce pouvoir archaïque, ils se trouvent non pas dans les think tanks militaires étrangers, mais au sein même de la société iranienne. On n'exporte pas la démocratie par les armes ! Ou alors, vive la démocratie irakienne !

J'en viens à la place de l'Iran dans la région. Si vous observez la situation de manière dépassionnée, vous constaterez que, d'Istanbul à New Delhi et du sud du Caucase à la Corne de l'Afrique, il n'y a pas d'entité politique plus construite, consistante et intégrée que l'Iran. Et ce n'est pas là l'oeuvre des mollahs ! Nous vivons une époque de pouvoir émergent.

Alfred Grosser disait : « Si ce n'est pas l'Empire du Milieu, c'est le milieu des Empires ». Que veut dire « être au milieu des Empires » ? Cela signifie que votre position géopolitique et géostratégique vous donne des moyens de dissuasion en vous dispensant de recourir aux armes. L'Iran a des frontières avec dix-huit pays, qui peuvent être regroupés en six ensembles : le Caucase, l'Asie centrale, l'Asie du Sud, le golfe Persique, la Mésopotamie et la Turquie. Observez quelle est la politique du pays à l'égard de chacun de ces ensembles : elle peut avoir des effets importants sur l'évolution du contexte stratégique. Ainsi, bien que la population chiite soit proportionnellement plus importante en Azerbaïdjan qu'en Iran, la République islamique a su adopter une position bienveillante à l'égard de l'Arménie. Le génocide arménien est commémoré chaque année en Iran. La communauté arménienne d'Ispahan – où j'ai été député – est un des lobbys qui militent le plus activement en faveur d'une normalisation des relations entre l'Iran et la France.

D'autre part, l'Iran a une tradition diplomatique déjà ancienne. Au XVIIIe et au XIXe siècle, le pays était en déclin et n'avait pas d'armée. Les troupes russes et britanniques étaient présentes sur son territoire. Comment l'Iran a-t-il conservé sa place ? Grâce au jeu diplomatique qu'il a développé en s'appuyant sur sa position géographique. Le grand poète iranien Nizami – qui est né à Gandja et dont la statue a été installée à la place de celle de Lénine sur la place principale de Bakou – a écrit : « L'Iran est le coeur et l'univers le corps. De cette parole, le poète ne ressent ni humilité ni remords. »

Il suffirait de faire comprendre aux gouvernements iraniens, qu'ils soient enturbannés ou couronnés, qu'ils n'ont pas besoin, dans une telle situation géopolitique, de l'assurance-vie qu'est censée constituer la bombe nucléaire. L'assurance-vie nucléaire s'est d'ailleurs révélée caduque tant pour l'Union soviétique que pour l'Afrique du Sud, et elle n'a pas empêché les attentats du 11 septembre 2001. Les mollahs ont suffisamment de cervelle sous leur turban pour le comprendre : ils sont en train de négocier habilement sur le dossier nucléaire, afin de pouvoir insérer l'Iran dans la société internationale. Ils sont prêts à jouer un rôle responsable.

Quant à la société civile et aux mouvements démocratiques iraniens – aussi bien les femmes qui se battent pour leurs droits que les religieux emprisonnés –, ils ont fortement besoin de la solidarité internationale, mais nullement de paternalisme. Le jour où la France vivra les événements en Iran comme elle a vécu la mobilisation autour de Solidarność en Pologne, elle aura fait un grand pas, et l'Iran aussi.

Aujourd'hui, une des contestations les plus virulentes du velayat-e faqih vient des religieux eux-mêmes. L'ayatollah Montazeri, théoricien de cette doctrine, qui avait plaidé pour que le commandement des forces armées soit confié au Guide, est revenu sur ses positions. Il est allé jusqu'à déclarer, dans son langage de religieux, que le velayat-e faqih absolu – c'est-à-dire le pouvoir absolu du Guide – était une forme de polythéisme. Et il n'est pas le seul à le dire.

D'autre part, l'institution du Guide s'est sécularisée à tel point que, sous le turban de certains de ces mollahs, on voit très distinctement le képi. Dans les premiers temps de la République islamiques, les mollahs cherchaient à obtenir des titres universitaires ; on a alors utilisé le terme ayatollah doktor. Avec la guerre Iran-Irak est apparue la figure de l'ayatollah sardâr – général. Ce sont des hommes formés dans les casernes qui ont choisi de porter le turban afin de s'élever dans la hiérarchie sociale. Ils sont arrivés dans les cercles du pouvoir à l'époque du président Ahmadinejad.

L'élection de M. Rohani est pour moi le signe que la société et même le régime ont senti le danger qui les menaçait. Il s'agit non pas des frappes aériennes ou des sanctions – la société iranienne n'est pas en train de s'agenouiller à cause de la famine –, mais de la militarisation du pays. Le risque est en effet que les tensions internationales soient telles que la nation traumatisée ne trouve d'autre voie pour son salut que la militarisation. Si cela se produit, ce sera alors le règne des services de renseignement militaire.

D'ailleurs, que va faire Téhéran en Irak ? Pour des raisons historiques, l'Iran entend défendre les villes saintes du chiisme comme s'il s'agissait de son propre territoire. Mais, pour ce faire, il n'a pas besoin d'envoyer de corps expéditionnaire : il lui suffira de renouveler l'expérience qu'il a conduite au Liban, c'est-à-dire de transformer la communauté chiite en une entité centralisée et militarisée – même si ceux qui ont envahi le Liban au début des années 1980 ont bien plus contribué à l'apparition du Hezbollah que le pouvoir iranien lui-même. Aujourd'hui, la situation en Irak rappelle celle qui prévalait alors au Liban. Cependant, l'administration américaine semble faire preuve de sagesse, loin de l'attitude guerrière de George W. Bush. En 2003, les États-Unis ont d'ailleurs hésité : devaient-ils attaquer l'Irak ou l'Iran ? Ils ne tenaient nullement compte de la complexité de la région.

Quoi qu'il en soit, si Daech continue à gagner du terrain, le ventre mou de la région sera non pas l'Iran, mais l'Arabie saoudite et la Jordanie. C'est de la sécurité de ces deux pays que l'Occident devrait se préoccuper dans les années qui viennent. De son côté, l'Iran en profitera pour annexer de fait la communauté chiite irakienne et pour l'organiser. L'autorité religieuse la plus influente au sein de cette communauté est l'ayatollah Sistani, lequel s'est prononcé à plusieurs reprises contre la doctrine du velayat-e faqih.

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