Intervention de Isabelle Bruneau

Réunion du 8 juillet 2014 à 17h00
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaIsabelle Bruneau, rapporteure :

La politique européenne en matière de concurrence fait-elle de l'Europe « l'idiot du village global », c'est à dire de l'économie mondialisée d'aujourd'hui ?

Beaucoup de commentateurs ont souligné lors du rachat d'Alstom par General Electric, qu'une fusion avec Siemens ne pouvait pas être envisagée, sans démantèlement de l' entreprise, car le groupe se serait trouvé en position dominante sur plusieurs segments en Europe. La constitution d'un champion industriel mondial semble effectivement impossible s' il détient une position trop forte sur le marché intérieur européen. En outre, cette entreprise n'aurait peut-être pas constitué en 2014 une proie si elle n'avait pas été affaiblie par les conditions posées par la Commission européenne en 2003 pour accepter l'intervention de l' État français.

Je ne crois pas que la Chine où les États-Unis aient la même attitude vis à vis de leurs entreprises.

La réponse de la Commission européenne qui se justifie par la prééminence accordée à l'intérêt du consommateur sur le producteur est-elle fondée ?

M'étant rendue à Bruxelles pour aborder les questions de concurrence, j'avais en tête les réflexions, somme toute assez simples, d'une économiste sur l'intérêt de favoriser la concurrence en économie ouverte, tout en respectant les principes de réciprocité et de réalité.

Or, je me suis vue opposer, à mes remarques de bon sens, une accumulation de constructions juridiques, plus byzantines les unes que les autres.

Aussi, suis-je revenue de la Commission européenne avec la certitude que si l' Union européenne faisait le bonheur des cabinets d'avocats d'affaires, la législation sur la concurrence, ou plus exactement son interprétation par les autorités et juridictions européennes, n'aidait pas les entreprises européennes à développer la croissance et l'emploi.

De retour de la capitale de l'Union européenne j'ai le sentiment que la volonté, de construire l'Union européenne par le droit, a dans certains cas enclenché une mécanique qui aujourd'hui se retourne contre l'idée européenne et favorise le populisme.

J' ai été confortée dans cette conviction par la lecture du traité de Lisbonne : il n'est nul besoin de réécrire les dispositions des traités relatives au droit européen de la concurrence ; les décisions les plus contestables découlent de l'exercice par la Commission européenne de ses pouvoirs propres et de l'appui que lui offre une Cour de justice de l'Union européenne dont la jurisprudence fait, à mon sens, trop peu de cas de la subsidiarité, pourtant inscrite dans les traités européens.

À Berlin j'ai eu l'intuition que la position allemande sur la politique de la concurrence, inspiratrice des traités européens était susceptible d'inflexion.

C'est pourquoi, au moment où une nouvelle Commission européenne va prendre ses fonctions, il est utile de vous proposer non pas une réforme des traités, l'entreprise serait vouée à l'échec, mais une vision différente de la mise en oeuvre de la législation relative à la concurrence, reposant sur l'article 7 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, qui impose que celle-ci veille à la cohérence entre les politiques qu'elle conduit.

Si les décisions de la Commission européenne sont souvent objet de polémiques, le droit européen de la concurrence appartient à l'ADN communautaire. S'il constitue un volet essentiel de la construction communautaire, tout débat sur son bien-fondé ne doit pas être tabou et immédiatement assimilé à une remise en cause de la construction européenne. Une des causes de la montée inquiétante des populismes tient sans doute au refus d'engager un débat de fond sur les politiques à la base de la construction européenne.

L' article 3 du TFUE confère une compétence exclusive à l'Union européenne en matière d' « établissement des règles de concurrence nécessaires au fonctionnement du marché intérieur ». Cette compétence est traduite par le titre VII du Traité qui précise les règles applicables aux entreprises ( droit antitrust – ententes, abus de position dominante, concentrations ), et un contrôle des aides accordées par les États membres à ces mêmes entreprises.

Il est vain de vouloir remettre en cause les traités européens qui traduisent une vision économique de l'Europe majoritaire au sein des gouvernements européens. Mais il n' est pas nécessaire de devoir s'incliner devant une interprétation des textes européens qui va au-delà des stipulations des traités en imposant, par exemple que la charge de la preuve soit apportée par le défendeur et non l'accusateur – ce qui est contraire aux principes généraux du droit– ou qui considère le statut d'établissement public industriel et commercial comme constitutif en lui-même d'une aide d'État – arrêt de la Cour de justice de l'UE du 030414.

En outre, il n'est pas interdit de faire preuve de pédagogie : le fait que trop souvent les autorités de l'Union européenne considèrent la politique européenne de la concurrence comme l'alpha et l'oméga de la politique économique en Europe n'est pas toujours compris en France, où un certain nombre de décisions malheureuses, où difficiles à expliquer aux populations, entretiennent le doute sur le bien-fondé de ses règles. Nous pourrions citer, par exemple, l'ouverture à la concurrence du secteur de l'électricité où l' exigence de libéralisation des tarifs réglementés est susceptible d'entrainer une hausse des tarifs d'électricité pour le consommateur.

Le point d'achoppement le plus fréquent et le plus médiatisé des contentieux entre autorités politiques nationales et responsables de la politique européenne de concurrence réside dans l'impact des exigences des autorités de la concurrence sur le rétablissement d'entreprises en difficultés, le veto mis à des rachats ou des fusions d'entreprises, ou l' extension de l'ouverture à la concurrence à des secteurs exclus jusqu'à présent, par exemple le transport ferré régional.

Il faut d'abord relever que les vetos de la Commission européenne sur les aides aux entreprises en difficulté ou le soutien à l'emploi et à l'innovation ont été peu nombreux.

Il est exact également que les politiques industrielles ne relèvent pas des compétences de l'Union, faute d'accord des États à ce sujet. Ainsi, aucun service de la Commission européenne n'est en charge d'élaborer une politique industrielle européenne, qui pourrait être proposée aux États. Il convient de noter que les tentatives en ce sens des commissaires Barnier et Tajani n'ont pas à ce jour été relayées par le collège des commissaires.

Nous ne devons pas oublier que la libéralisation des services publics européens a été décidée par le Conseil des ministres et par le Parlement européen, c'est-à-dire par les représentants élus des citoyens européens. Si la Commission européenne a pris l'initiative de ces propositions elle ne dispose pas du pouvoir législatif. Néanmoins, nous nous trouvons en droit de la concurrence devant une politique jurisprudentielle qui a considérablement élargi la notion d'aide d'État, pour appuyer la Commission européenne, au risque d'aller bien au-delà de la simple interprétation des textes et d'handicaper nos entreprises à l'international.

Il n'existe pas de définition légale de la notion d'aide, qui ressort de la jurisprudence et est subordonnée à quatre conditions : il doit s'agir d'une intervention de l' État ou au moyen de ressources d'États, qui confère un avantage sélectif à certaines entreprises, fausse la concurrence et affecte les échanges entre États membres.

L' arrêt du 3 avril 2014 de la Cour de justice est une excellente illustration de cette interprétation extensive de la notion d'aide d'État. En effet, dans cet arrêt, la Cour de justice de l'Union européenne considère qu'une entreprise ( la Poste ) bénéficie, par son statut d' établissement public industriel et commercial, d'une aide d'État sans que les autorités européennes n'aient à prouver la réalité d'une aide et le fait que ce statut ait nui à la concurrence.

Dans ce cas précis, nous affirmons avec force que la Cour de justice de l'Union européenne n'a pas respecté le principe de subsidiarité et a substitué son appréciation à celle du législateur national.

L' extension au fil du temps de la notion d'aide d'État a généré une bureaucratie complexe et paralysante. La Commission européenne consciente de ce fait a engagé une action dans plusieurs voies : elle a réduit son champ d'intervention, par l'exclusion des montants trop faibles pour avoir un impact sur le marché intérieur, elle a produit un effort réel de modernisation et elle a élaboré des réglementations particulières encadrant les aides d'État dans certains secteurs qui présentaient des difficultés ou des particularités.

Son action bute néanmoins sur une limite importante : la concurrence déloyale en Europe est loin d'être exclusivement liée aux aides d'État. La vision de la Commission européenne est hémiplégique, malgré ses innombrables raffinements juridiques, car elle repose sur une conception inadaptée aux réalités économiques. Par exemple, les dévaluations monétaires des pays membres de l'Union européenne, mais n'appartenant pas à la zone euro, ne sont pas considérées comme des aides d'État alors que leur impact est bien supérieur à n' importe quel concours étatique.

Dans la perspective d'une simplification, la Commission européenne a publié un règlement en 2001 précisant que des aides inférieures à un certain montant ne pouvaient être considéré comme des aides d'État, car elles n'affectaient ni la concurrence, ni les échanges entre États. Depuis le 1er janvier 2007, un nouveau règlement sur les aides de minimis est entré en vigueur. Les aides inférieures à 200 000 euros, accordées sur une période de trois ans n'ont pas à être notifiées. Cela s'applique à toutes les catégories d'aides, quelle que soit la taille du destinataire.

La Commission européenne a annoncé le 2 février 2012, à l'occasion du « European Competition Forum », sa décision de lancer une initiative de modernisation du cadre général des aides à l'aune des trois objectifs suivants :

– soutenir les priorités économiques de l'Union européenne pour 2020 en redirigeant la dépense publique des États membres vers la croissance et donc vers les « bonnes » aides, susceptibles de corriger les défaillances de marchés (innovation, emploi) ;

– améliorer l'efficacité du contrôle des aides d'État en le recentrant sur les cas les plus importants et porteurs de distorsions graves de concurrence ;

– clarifier les règles et améliorer la procédure, notamment pour en réduire les délais et les contraintes administratives pour les États membres.

La Commission européenne a publié le 8 mai 2012 une communication présentant ses objectifs principaux et les mesures proposées.

Au-delà des règles générales, en dehors de l'agriculture, qui depuis l'origine bénéficie d'un régime spécifique, il existe de nombreuses réglementations particulières encadrant les aides d'État dans certains secteurs qui présentent des difficultés ou des particularités.

Trois exemples, portant sur des problématiques différentes peuvent illustrer ce propos : les aides aux entreprises en difficultés, le cinéma et l'aviation civile, qui sont précisément développés dans le rapport.

Dès l'origine, le contrôle des aides d'État a été motivé par le souci d'empêcher le favoritisme national. Il est donc logique que des divergences d'appréciation entre intérêt national et intérêt communautaire génèrent des tensions. Deux types de mesure sont plus particulièrement au coeur des débats : les aides destinées à soutenir des « champions nationaux » en difficulté et les avantages octroyés aux entreprises en charge d'une mission de service public. L'approche très juridique de ces questions par la Commission européenne est parfois difficile à comprendre par les États, confrontés à des exigences d'aménagement du territoire ou à des impératifs sociaux.

Lorsque des personnes ayant eu des négociations à conduire vous racontent des scènes où un jeune trentenaire, fonctionnaire de la Commission européenne, demande des mesures entraînant des licenciements supplémentaires d'ouvriers quinquagénaires et dépourvus de formation sur un site où toute reconversion professionnelle est impossible, le débat juridique que nous venons d'évoquer prend une forme humaine. Je ne pense pas qu'il faille laisser aux partis populistes le soin de dénoncer un certain fonctionnement autiste de la Commission européenne.

Ces tensions sont inévitables et résultent d'abord d'une insuffisante politisation de la Commission européenne. Nous pensons que la scène que nous venons de décrire ne devrait plus exister et que le collège des commissaires européens doit se réapproprier ces sujets et accepter qu'un débat public, où les États puissent faire valoir leur point de vue devant l'ensemble des commissaires, puisse avoir lieu. Les décisions seraient sans doute mieux comprises. Un bouleversement majeur de ce type dans le fonctionnement de la Commission européenne n'implique aucune modification des traités. Il s'agit d'un point essentiel des conclusions qui vous sont soumises au terme de ce rapport.

Il est incontestable que des réformes engagées ces dernières années ont atténué les tensions. Par exemple la réforme du contrôle des aides d'État initiée en juillet 2005 clarifie les compensations pour services publics et des mesures facilitant les aides en faveur de l'intérêt général : hôpitaux, logements sociaux, développement des PME, emploi, recherche et développement, etc…

En outre la Commission européenne est consciente des ravages que peut provoquer dans l'opinion un juridisme excessif. Aussi s'est-elle au cours des dernières années, centrée essentiellement sur un renforcement de l'analyse économique : publication de lignes directrices révisées sur l'analyse des concentrations horizontales, sur les restrictions verticales et sur les pratiques d'éviction abusives opérées par les entreprises dominantes.

Néanmoins nous nous situons encore très largement au niveau des pétitions de principe. Au cours des auditions que j'ai réalisées, il m'est apparu que le dialogue entre la Commission européenne et les États pouvait être amélioré sur un certain nombre de points.

Quelques mesures simples pourraient aider à améliorer ce dialogue. Par exemple le Conseil compétitivité, compétent dans ce domaine, ne se réunit qu'une fois par trimestre, ce qui semble insuffisant ; en outre il devrait être doté d'une cellule pour aider à la préparation des décisions, comme l'est le conseil éco-fin.

Il convient également de revaloriser le dialogue avec les États, en utilisant ou en créant un organisme consultatif ( au sein duquel le Parlement européen serait représenté ) donnant un avis préalable à une prise de décision. Lorsqu'un État est en désaccord avec une décision du commissaire à la concurrence, il serait utile qu'il puisse exercer un recours gracieux devant le collège des commissaires européens, et qu'une procédure soit formalisée afin de permettre l'audition par le collège des parties prenantes.

Mais surtout l'article 108 du TFUE mériterait d'être utilisé en cas de problèmes graves pour que la décision européenne passe d'une logique juridique à une logique politique. Ce dernier dispose en effet dans son deuxième alinéa que « Sur demande d'un État membre, le Conseil, statuant à l'unanimité, peut décider qu'une aide, instituée ou à instituer par cet État, doit être considérée comme compatible avec le marché intérieur, en dérogation des dispositions de l'article 107 ou des règlements prévus à l'article 109, si des circonstances exceptionnelles justifient une telle décision. Si, à l'égard de cette aide, la Commission européenne a ouvert la procédure prévue au présent paragraphe, premier alinéa, la demande de l'État intéressé adressée au Conseil aura pour effet de suspendre ladite procédure jusqu'à la prise de position du Conseil. Toutefois, si le Conseil n'a pas pris position dans un délai de trois mois à compter de la demande, la Commission statue. »

La concurrence déloyale n'est pas générée uniquement par les aides d'État. L'accent mis sur la lutte contre les aides d'État en Europe – loin d'être au coeur des politiques de concurrence dans le reste du monde – témoigne d'une volonté d'approfondir le marché intérieur et de s'assurer que les États membres ne se renferment pas dans des logiques nationales.

Par exemple, la Commission européenne sortante met en avant dans son bilan la baisse du prix des transports aériens européens. Elle est incontestable et le consommateur en profite beaucoup. Néanmoins il nous semble intéressant de regarder les contreparties de cette évolution positive pour le consommateur.

Bien plus qu'une simple compagnie la principale société aérienne low cost est aussi une structure financière très complexe regroupant des dizaines d'entités pour certaines installées dans des paradis fiscaux, qui profite depuis 20 ans d'un manque d'harmonisation des normes sociales et fiscales en Europe. En effet, il est étonnant de noter que la vente de billet ne représente qu'une part réduite de ses recettes. Le modèle de la principale compagnie aérienne low cost est également basé sur les aides publiques. Avec sa structure complexe, composée de sociétés-écran et de filiales offshores, elle semble pratiquer l'optimisation fiscale.

La masse salariale est le principal levier pour réduire les coûts d'une compagnie aérienne. Domiciliée en Irlande pour profiter d'une fiscalité avantageuse – les charges sociales n'y représentent que 12,5 % du salaire contre plus de 50 % pour la France –, cette société n'y exploite que trois bases sur les cinquante-sept de son réseau. Malgré tout, ses salariés sont régis par des contrats de droit irlandais quel que soit leur lieu d'affectation. Ce dumping social entraine une forte distorsion de concurrence sur le marché. Il est juste de noter que la Commission européenne est consciente de cette question et qu'un groupe de travail sur les faux-indépendants vient d'être lancé par le Comité du Dialogue social sectoriel de la Commission européenne.

L'Europe doit donc afficher clairement ses objectifs de défense des consommateurs mais aussi de défense de ses champions industriels, qui passent par l'institution d'une véritable politique industrielle s'appuyant, entre autres, sur une harmonisation fiscale entre États membres.

Dans le domaine de la production d'aluminium, les sites de Dunkerque et Saint-Jean-de-Maurienne, qui font partie des industries électro intensives, malgré une situation difficile, jouissent d'un approvisionnement d'électricité leur permettant d'offrir un profil compétitif.

L'objectif affiché par Bruxelles d'une remontée à 20 % de la part de l'industrie dans le PIB européen d'ici 2020 passe aussi par la prévisibilité des coûts énergétiques pour les industries afin de limiter les risques d'investissement. Or, les entreprises à forte consommation d'énergie présentent une durée moyenne de leur cycle d'investissement entre 20 et 30 ans, due à une forte intensivité de capital.

Les industries électro-intensives, et particulièrement celles de l'aluminium, doivent, à travers des clauses de réciprocités, avoir le droit de conclure des contrats d' approvisionnement sur des périodes supérieures à 10 ans. Ne pas mettre en place de telles stipulations peut avoir un effet désastreux sur l'investissement ainsi que présenter des risques liés à la délocalisation vers des zones extérieures à l'Union européenne.

Une des personnalités auditionnées évoquait les fonctionnaires de la Commission européenne rentrant au petit matin dans son entreprise, expulsant les occupants afin de mettre des scellés sur les portes des bureaux dans le cadre d'une enquête sur d'éventuelles ententes. Le côté policier de cette démarche est sans doute traumatisant, mais il illustre les prérogatives de la Commission européenne dans le seul secteur où elle dispose réellement des prérogatives d'un État supranational.

Comme en matière d'aides d'État, l'élargissement très important du champ de compétences de l'Union pose des questions mais il nous faut bien distinguer la lutte contre les cartels qui entraîne les protestations des entreprises, mais dont le bien-fondé est admis de longue date ( cf. Sherman Act aux États-Unis le 2 juillet 1890 ) et le contrôle des concentrations a un caractère préventif et peut entraver la conduite d'une politique industrielle.

Les amendes infligées par la Commission européenne pour violation de la législation relative aux ententes ou l'abus de position dominante sont considérables. J'ai, bien sûr, entendu les plaintes des entreprises, mais il me semble que la crainte d'utilisation de cette procédure pour déstabiliser des concurrents est réelle et que l'idée que la Commission européenne veille à ne pas se laisser instrumentaliser est légitime.

Toutefois la lutte contre les cartels doit être adaptée aux différents secteurs économiques. Il est possible, par exemple de s'interroger sur son application à des secteurs tels que l'agriculture où il est nécessaire de ne pas étendre à l'infini la notion d'entente, faute de quoi nous interdirions toute régulation des forces du marché et de la vie économique.

Le contrôle des concentrations permet d'éviter que la réunion de deux ou de plusieurs entreprises ne crée ou ne renforce une situation dominante sur le marché pertinent défini par la Commission européenne.

Cette législation a vu le jour difficilement pour des raisons de principes : le contrôle des concentrations est réalisé avant que l'opération projetée n'ait lieu ; c'est en quelque sorte un procès d'intention en abus de position dominante que l'on fait aux entreprises. La Commission européenne considère que du fait des parts de marché détenues, la concurrence sera moindre et que cette situation entrainera un renchérissement des prix.

Il est donc fondamental de pouvoir évaluer en termes économiques et a priori si la concentration va ou non avoir un impact négatif sur la libre concurrence et, contrairement aux principes généraux du droit il appartient à l'entreprise d'apporter la preuve que l'opération projetée ne sera pas trop nuisible à la concurrence.

Or, culturellement la Commission européenne évolue dans un environnement plus juridique qu'économique. Son approche a d'ailleurs été censurée à trois reprises entre 1989 et 2004 ( promulgation du nouveau règlement ) sur le fondement d'une erreur d'appréciation.

L'affaire De Havilland, évoquée précédemment illustre les limites de cette approche devant la mondialisation : une entreprise peut être dominante sur le marché d' un État européen, tout en occupant une position moyenne au niveau mondial. Si elle décide d'une croissance externe elle pourrait être contrainte de renoncer à l'opération projetée ou, au nom de la concurrence de céder des actifs à ses concurrents extra européens dans les pays où elle est en position de force. De ce point de vue l'action de l'Union européenne est souvent profitable aux entreprises américaines et les exemples cités précédemment montrent que la protection du consommateur n'est guère convaincante lorsqu'il s'agit de l'achat d'avions.

Beaucoup des personnes auditionnées ont insisté sur la difficulté à définir aujourd'hui le marché pertinent car il existe souvent une approche opposée entre l'intérêt du consommateur et celui de l'industriel qui se bat pour développer son entreprise. Une remarque s'impose les États qui bénéficient le plus de la mondialisation sont ceux dont les entreprises tiennent solidement leur marché intérieur (cela a par exemple été longtemps le cas du Japon). Un tel raisonnement va à l'inverse de la culture de la Commission européenne qui privilégie de fait le consommateur.

En conclusion, je crois que la philosophie de la Commission européenne doit évoluer.

En Europe, la volonté des autorités de la concurrence de faire disparaître les marges, de limiter l'intensité capitalistique que favorisent les fusions et de réprimer l'acquisition d'avantages concurrentiels par les grandes entreprises peut priver celles-ci des perspectives qui motivent leurs innovations et justifient leurs investissements, les anticipations de rentabilité devenant négatives. Cela dissuade globalement l'investissement, l'innovation et au final cela mine la croissance économique dans l'Union européenne.

Pour la Commission européenne, les ressources internes permettant de financer les investissements ne doivent pas venir d'avantages concurrentiels (par exemple, pour la France, un bas coût de l'électricité), mais d'une réduction des coûts des facteurs de production liés à une augmentation de la pression concurrentielle. Cette approche est erronée : l'exercice d'un pouvoir de marché – sans abus – acquis légitimement permet une rentabilité qui à son tour favorise l'investissement et la croissance. Cette approche mérite sans doute d'être revisitée afin que soient rééquilibrées l'approche en termes de politique de la concurrence et la politique industrielle.

La taille du marché doit être appréciée à l' aune de la mondialisation. La dimension géographique pertinente s'avère en effet souvent mondiale. Concrètement, il importe d'éviter la « myopie » consistant à analyser la pertinence d'une fusion au niveau du marché européen alors que l'enjeu est international, a fortiori dans les secteurs dits « technologiques ». Un prisme trop étroit peut conduire à condamner des pratiques ou interdire des concentrations qui, pourtant, présentent une grande pertinence stratégique à l'échelle de la compétition mondiale. En tout état de cause, les outils du droit de la concurrence ne semblent pas calibrés aujourd'hui pour conduire des analyses de marchés internationaux.

Fixer comme objectif de faire éclore des leaders industriels européens et se doter à cet effet d'une véritable stratégie suppose d'améliorer le dialogue entre les entreprises et la Commission européenne. Aujourd'hui, toute esquisse de concertation, ou de rapprochement potentiel, éveille la suspicion de la Commission européenne. Une collégialité est nécessaire afin d'avoir une approche croisée entre le juridique et l'économique. Au fil des ans le collège des commissaires européens s'est en fait laissé déposséder de ses prérogatives par ses services. Beaucoup des décisions les plus contestables de l'union européenne s'expliquent par un regard trop juridique porté sur les dossiers. Il nous semble important que les décisions dans le domaine de la concurrence, dès lors qu'un État le demande puissent faire l'objet d'un débat contradictoire et public devant le collège. Une telle réforme, qui n'implique pas de modification de texte et peut être mise en oeuvre immédiatement, permettrait de considérablement améliorer la compréhension des décisions de la Commission européenne. En outre la collégialité devrait être, aux termes des traités, le fonctionnement normal de la Commission européenne.

Enfin, la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne doit évoluer pour permettre aux États de mieux réagir en fonction des données locales.

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