Intervention de Viviane Tchernonog

Réunion du 3 juillet 2014 à 10h00
Commission d'enquête chargée d'étudier les difficultés du monde associatif dans la période de crise actuelle, de proposeer des réponses concrètes et d'avenir pour que les associations puissent assurer leurs missions, maintenir et développer les emplois liés à leurs activités, rayonner dans la vie locale et citoyenne et conforter le

Viviane Tchernonog, chargée de recherche au CNRS, centre d'économie de la Sorbonne, Université Paris I :

Je commencerai par un tableau général du secteur associatif aujourd'hui, avant d'en venir aux difficultés quotidiennes rencontrées par les associations.

Il existe très peu de données sur le secteur associatif émanant de sources officielles. Voilà pourquoi notre laboratoire conduit tous les cinq ou six ans, depuis une vingtaine d'années, une enquête visant à dresser un état des lieux du secteur, dont j'ai communiqué le résumé aux membres de votre commission. Nous travaillons actuellement, avec l'INSEE, à mettre en place une enquête réalisée à la même fréquence, mais par l'INSEE lui-même. Cette enquête reprendra le questionnaire que nous adressions jusqu'à présent aux associations, ce qui permettra de suivre des séries sur une longue période. Ses résultats ne seront toutefois disponibles que dans un an, trop tard pour que vous en teniez compte dans votre rapport. Quoi qu'il en soit, la statistique publique relative aux associations évolue.

J'exposerai les éléments de contexte qui ont le plus d'effet sur le fonctionnement des associations, puis le poids économique et social du secteur, les grandes évolutions qu'il a connues depuis 2006, en particulier du fait de la crise, enfin les conséquences des mutations intervenues et les perspectives à plus long terme.

Premier élément de contexte : le déficit public structurel, récurrent depuis la fin des années 1990 même si le problème se pose aujourd'hui avec plus d'acuité, et qui explique certaines contractions des financements d'État. Aujourd'hui, pour la première fois, il concerne aussi les collectivités locales, qui doivent réduire les financements alloués aux associations, après les avoir développés. La crise économique provoque aussi la contraction des ressources privées des associations, dont les usagers ont moins les moyens d'accéder aux services qu'elles rendent.

La professionnalisation du secteur est une autre évolution importante. La bonne volonté ne suffit plus ; les associations ont besoin d'équipements de plus en plus sophistiqués et surtout de compétences de la part des salariés, mais aussi des bénévoles. Ce phénomène explique nombre des évolutions récemment constatées.

S'y ajoute le changement social. Les sociétés évoluent toujours et la nôtre ne fait pas exception à la règle, ce qui est généralement une bonne chose. Mais les associations peinent un peu trop souvent à anticiper ces évolutions. Elles critiquent par exemple le changement de comportement des bénévoles, qu'elles accusent de « zapper », au lieu de tenir compte de ce que j'appellerais plutôt un désir de maîtriser leur parcours et de diversifier leur expérience.

J'en viens au poids économique du secteur associatif. Le budget annuel des associations s'élève à 85 milliards d'euros et leur contribution au PIB à 3,2 %, ce qui est considérable. Elles représentent 1,8 million d'emplois, mais il convient de prendre garde à un chiffre que les réseaux associatifs ont tendance à surestimer et qui recouvre énormément d'emplois à temps partiel et d'emplois atypiques. Pour avoir une idée plus juste du volume de l'emploi salarié, à défaut de le connaître directement, on peut raisonner à partir de la masse salariale, qui représente 6,5 % de celle du secteur privé. Le chiffre est donc élevé même s'il l'est moins qu'on ne le dit souvent. Quant aux bénévoles, ils sont 15 à 16 millions, et leur temps de travail, très variable, correspond à un million d'équivalents temps plein environ.

Les grands changements connus par les associations au cours des dernières années concernent principalement leur nombre, l'évolution de leur poids économique, leur financement, l'emploi salarié et l'emploi bénévole.

Le nombre d'associations continue d'augmenter, mais surtout du fait de la croissance des toutes petites structures qui animent le quartier et la vie locale : clubs, associations militantes, associations centrées sur la vie de leurs membres. Non seulement ces petites associations se développent, mais elles se renouvellent beaucoup : nombre d'entre elles meurent, d'autres se créent. La quantité d'associations qui recourent à des professionnels salariés, le plus souvent parce qu'elles interviennent auprès de populations en difficulté ou exercent une mission de service public, a augmenté nettement moins vite. La hausse globale est de 2,5 % en moyenne annuelle.

Le poids économique des associations, mesuré à partir du budget du secteur dans la période la plus récente, a augmenté depuis 2006 à un rythme annuel moyen, corrigé de l'inflation, de 2,5 %, c'est-à-dire plus vite que la croissance du PIB. Cette hausse s'explique par des facteurs démographiques, notamment le maintien de la natalité à bon niveau et le développement de la dépendance, qui créent des besoins traditionnellement pris en charge par les associations et solvabilisés par les politiques publiques, et même par les assurances privées dans le cas de la dépendance. On observe toutefois aussi un important mouvement d'externalisation vers le secteur associatif des missions autrefois rendues dans un cadre public. Cette tendance, qui n'est pas nouvelle, concerne aujourd'hui essentiellement les conseils généraux. Elle résulte principalement du fait que l'action sociale est moins coûteuse dans le cadre associatif, en raison du bénévolat mais aussi parce que l'emploi salarié y est moins rémunéré et présente globalement moins d'avantages qu'ailleurs. En d'autres termes, c'est la précarisation de l'emploi salarié dans les associations qui explique la tendance à l'externalisation. Et si le poids du secteur a augmenté, c'est aussi le cas des financements publics qui vont de pair avec les politiques ainsi rétrocédées au secteur associatif.

Les financements de toute nature des associations ont connu de très importantes mutations au cours des six dernières années. On observe d'abord un phénomène de privatisation des financements. Parmi les financements privés, les dons et le mécénat représentent 4 à 5 % du budget total du secteur, contre 45 % pour la participation des usagers aux services rendus par l'association, sous forme de cotisations ou d'achat. En d'autres termes, dire que le secteur se privatise, c'est dire que les usagers participent de plus en plus à son financement. En ce qui concerne les financements publics, nous observons depuis les années 1990 une baisse régulière du poids de l'État au profit de celui des acteurs locaux, surtout, au cours de la dernière période, du conseil général.

Enfin, on a pu observer au cours des six ou sept années qui viennent de s'écouler une fonte de la subvention publique au profit de la commande publique, qui a explosé. Le financement reste public dans les deux cas mais cette évolution a conduit le secteur à se restructurer. Elle a en effet entraîné deux conséquences majeures. D'une part, elle a privé les associations de la capacité d'initiative que la subvention publique leur avait toujours offerte et qui leur avait permis d'aspirer de nombreuses politiques publiques. D'autre part, elle a exclu les petites et moyennes structures, à l'exception de celles qui s'appuient sur le bénévolat et n'ont pas ou presque pas besoin de financement. Cela résulte d'un effet de seuil : ces associations sont trop petites pour accéder à la commande publique et manquent des ressources humaines nécessaires pour répondre aux appels d'offres. Or leur disparition risque de déboucher sur une dualisation du secteur entre de toutes petites associations de quartier et des mastodontes qui mettront en oeuvre les politiques publiques, sans structures intermédiaires.

L'emploi salarié dans les associations est très atypique, caractérisé par une part énorme de temps partiel – parfois pas plus de deux heures par mois ou par trimestre pour une association dite employeuse – et par une grande précarité, avec 45 % environ de contrats à durée déterminée, de stages ou de formes atypiques d'emploi. Les emplois sont moins bien rémunérés, à qualification égale, et offrent moins de perspectives de carrière que dans le reste du secteur privé, mais ils sont en moyenne plus qualifiés.

L'emploi salarié dans les associations s'est développé très vite, parce que les associations étaient capables de créer des emplois liés à leur utilité sociale croissante, mais aussi parce qu'elles comptent nombre d'emplois tertiaires et sociaux, également très dynamiques dans le secteur privé lucratif. L'emploi salarié associatif se stabilise depuis 2010-2011 : la crise a bloqué sa croissance mais n'en a pas réduit le volume. Cela s'explique par le fait qu'il est pour moitié constitué d'emplois du secteur médico-social, qui sont acycliques, c'est-à-dire insensibles aux aléas économiques : en cas de crise, l'hôpital du coin ne ferme pas même si l'on peut être amené à revoir la carte sanitaire à échéance de cinq ou dix ans.

Les associations ont aujourd'hui beaucoup de mal à recruter et à garder leurs salariés, car elles ne peuvent leur offrir ni des salaires aussi élevés et des perspectives de carrière aussi intéressantes que le secteur privé lucratif, ni des emplois aussi stables que le secteur public. Du coup, elles recrutent des personnes qui n'ont pas toujours la qualification requise et les forment, mais le taux élevé de rotation de ces salariés, qui vont rapidement chercher de meilleures conditions d'emploi ailleurs, génère pour elles un important surcoût.

Quant au travail bénévole, son volume, en nombre d'heures travaillées, continue d'augmenter très vite quoiqu'un peu moins qu'au cours de la période précédente. Les chiffres que nous vous communiquons font consensus auprès de la plupart des équipes de recherche qui étudient le sujet, et ils sont utilisés par l'INSEE, dans la comptabilité nationale, par le Gouvernement. Le bénévolat concerne, je l'ai dit, 15 à 16 millions de personnes en France, soit 32 % de la population âgée de plus de dix-huit ans. Cependant, les formes de bénévolat ont changé. En particulier, on a de plus en plus affaire à des bénévoles qui ont différents engagements dans plusieurs associations et qui s'impliquent moins dans chacune d'entre elles. Les bénévoles d'aujourd'hui sont de plus en plus disposés à donner un coup de main en créant un site internet, par exemple, mais sans participer pour autant en permanence à la vie de l'association.

Cela dit, la principale difficulté du travail bénévole reste la formation. Les politiques publiques ont toujours eu tendance à chercher à développer le travail bénévole, ce qui est une bonne chose en soi car une société dont les membres s'engagent est une société qui fait des progrès sociaux. Aujourd'hui, toutefois, de plus en plus de Français souhaitent être bénévoles mais les associations ne peuvent les accueillir car elles ont besoin de bénévoles doués de compétences spécifiques dans le contexte actuel de professionnalisation. Je vous renvoie à mon ouvrage Le Paysage associatif français pour plus de détails, notamment à propos du coût du bénévolat pour les associations et du fait qu'en termes de formation, les besoins des bénévoles excèdent ce que les associations peuvent raisonnablement offrir.

J'en viens aux conséquences à long terme de ces mutations.

D'abord, les associations ont perdu en capacité d'innovation et en inventivité sociale. C'est la contrepartie du rôle de prestataire des politiques publiques qu'elles assument de plus en plus – avec une grande compétence, d'ailleurs – du fait de l'évolution du financement public.

La deuxième conséquence des évolutions observées, et l'une des principales, est la disparition des associations moyennes, qui déséquilibre fortement le secteur car elles ont pour spécificité de fédérer les initiatives citoyennes et locales.

Troisièmement, les usagers des associations sont de plus en plus mis à contribution pour financer celles-ci. Cela résulte de la contraction des financements publics, les usagers étant la seule marge de manoeuvre au niveau privé, puisque les dons et le mécénat continuent de ne représenter que 4 à 5 % du financement des associations alors qu'ils bénéficient déjà, de l'avis de tous les spécialistes, de l'une des législations les plus favorables au monde. Or les usagers sont touchés par le chômage, et les solliciter ainsi revient à sélectionner, certes involontairement, les « clientèles » associatives en fonction de leur solvabilité, ce qui porte atteinte à la fonction de cohésion sociale des associations.

Enfin, les trois évolutions du financement – privatisation, décentralisation des financements publics, baisse du poids de l'État – subordonnent de plus en plus l'action associative aux capacités locales de financement. Au fil d'une évolution qui n'est d'ailleurs pas récente, les tissus associatifs se développent, voire se sophistiquent, dans des départements où le taux d'emploi et la qualification sont élevés, l'activité économique importante et les collectivités riches, alors que dans les territoires vieillissants, victimes du chômage et qui ont donc davantage besoin de solidarité, les associations ne trouvent ni auprès de leurs partenaires publics ni auprès de leurs usagers les moyens de venir en aide aux populations, même dans l'urgence.

Je conclurai par les résultats de l'enquête sur les difficultés du monde associatif que nous menons, avec Deloitte, tous les quatre ou cinq ans environ. Dans ce cadre, nous avons construit une grille des 37 difficultés que les associations rencontrent quotidiennement et nous l'avons soumise à un échantillon représentatif. Pas moins de 2 300 associations ont participé à l'enquête et le monde associatif se reconnaît bien dans nos conclusions.

J'insisterai sur trois difficultés majeures à propos desquelles il semble urgent d'agir. D'abord, les difficultés de trésorerie, dont beaucoup d'associations meurent, parfois – voire souvent, au moins pour les petites et moyennes structures – parce que la subvention municipale n'est pas arrivée à temps. D'une manière générale, le financement public pose des problèmes de délai, même s'agissant des commandes publiques. Ensuite, le problème de la formation des bénévoles, auquel il est urgent de s'atteler si l'on veut profiter de la manne que ces derniers représentent pour le secteur. Enfin, toutes les associations, et surtout les petites et moyennes, souffrent de la complexité administrative et de la judiciarisation de la société, qui bloquent le recrutement du premier salarié, c'est-à-dire le passage du bénévolat à l'emploi salarié, au sein des petites associations. Mais vous étudierez certainement cette question dans le cadre de votre travail conjoint avec la mission d'information sur la simplification législative.

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