Intervention de Laurent Fabius

Réunion du 24 octobre 2012 à 16h30
Commission des affaires étrangères

Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères :

Je commence par le sujet « Mali-Sahel ». Depuis quelques semaines – et cela s'est confirmé lors de la réunion du Groupe de soutien et de suivi sur la situation au Mali la semaine dernière à Bamako – le dossier évolue plutôt positivement. Les faits sont connus : un Mali coupé en deux, des terroristes au Nord – avec la « maison mère », AQMI, et ses différentes « filiales » et des Touareg qui ne sont nulle part, si l'on raisonne en terme de contrôle effectif du terrain. Au Nord, la situation est marquée par la présence de plus en plus massive d'armes dont beaucoup ont été récupérées en Libye. Les terroristes disposent notamment d'armes sophistiquées dont ils apprennent le maniement.

Comme ils se sont renforcés, en hommes comme en armes, des connections se sont établies, notamment avec les narcotrafiquants et avec d'autres réseaux terroristes, non seulement d'Afrique de l'Ouest mais aussi d'Afrique de l'Est. Par un phénomène d'entraînement, cette petite région est devenue un pôle central du terrorisme.

Au Sud, les relations entre le président de la République et le premier ministre, longtemps dégradées, tendent à s'améliorer et ils travaillent désormais ensemble. Bien qu'il ait fomenté l'attentat qui devait coûter la vie au président malien, le chef de la junte a été réintégré pour superviser la réorganisation de l'armée malienne (FAM) mais ce processus, qui s'inscrit dans la sortie de crise, relève en premier lieu de l'autorité de l'exécutif. Il convient aussi de ne pas négliger la dimension religieuse, et l'influence du Haut conseil islamique, qui a été capable de rassembler plusieurs dizaines de milliers de personnes au stade de Bamako, il y a quelques semaines.

En résumé : au Nord, des terroristes et des Touareg – que je ne mets pas ensemble – et plusieurs villes occupées. À Bamako, un pouvoir qui se remet au travail malgré une armée en débandade. Telle était la situation avant que ne s'opère une bascule lors de la dernière session de l'Assemblée générale des Nations Unies, sur laquelle je reviendrai.

La position de la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) est compliquée. Son président, M. Ouattara, que vous connaissez, est un homme estimable mais son pays, qui se relève d'une crise aigue, requiert toute son attention. Les médiateurs chargés du dossier sont le président du Burkina Faso et son ministre des affaires étrangères, homme très intelligent mais qui croit encore possible de dégarnir les rangs d'Ansar Eddine par la négociation. Très vulnérable mais très courageux, le Niger est fortement engagé, avec un gouvernement vraiment décidé à lutter. Au Sénégal, le président Macky Sall s'affirme chaque jour.

Le Tchad fait partie de l'Union africaine et non de la CEDEAO, mais sa position est intéressante car il compte des soldats qui ont derrière eux des années de guerre des sables. Et puis, au-delà de l'Algérie que j'évoquerai dans un moment, il y a des pays d'Afrique de l'Est et de l'Ouest dont on n'attendrait pas qu'ils se sentent aussi directement concernés, comme le Nigeria.

C'est dans ces circonstances que nous nous attachons à trouver une solution qui ne peut être qu'internationale, européenne et africaine. Une alchimie s'est faite fin septembre, au moment de la réunion des Nations Unies qui a consacré une session au Sahel. Se sont retrouvés dans une même salle des chefs d'Etat et de gouvernement et là, la bascule s'est faite. Les participants se sont rendu compte qu'il ne s'agissait pas que d'une affaire malienne mais qu'ils étaient tous concernés parce que le continent africain, magnifique continent d'avenir, ne peut tolérer – au Mali ou ailleurs – une alliance du terrorisme, du narcotrafic et des armes. Si tel était le cas, l'on pourrait oublier tout de suite le développement de l'Afrique !

Cette prise de conscience a entraîné des décisions en cascade auxquelles nous avons contribué. D'abord, une résolution du Conseil de sécurité, sous l'empire du chapitre VII de la Charte des Nations Unies, adoptée à l'unanimité le 15 octobre, ce qui, par les temps qui courent, n'est pas si fréquent. Portée par la France, cette résolution a été, fait exceptionnel, co-parrainée par tous les membres africains du Conseil de sécurité, dont l'Afrique du Sud. La présidente de la Commission de l'Union africaine, Mme Dlamini-Zuma, s'est personnellement impliquée dès sa prise de fonction. Déjà très complète, la R.2071 donne rendez-vous – ce qui est normal – pour une deuxième résolution à 45 jours, alors qu'aura dû être établi un plan d'action général. Dans le même souffle, la désignation par le Secrétaire général de l'ONU d'un coordonnateur, M. Romano Prodi, peut participer du déblocage de la situation. Est également intervenue une décision européenne donnant mission, sous politique de sécurité et de défense commune (PSDC), de préparer la formation des troupes maliennes.

Vendredi dernier, une réunion positive s'est tenue à Bamako, en présence des autorités maliennes, des Nations Unies, de l'Union africaine, de la CEDEAO et de l'Union européenne – laquelle pourrait désigner un représentant spécial. Bien qu'invité, je n'ai pas souhaité y participer car je considère que la France, si elle doit être active, ne doit pas l'être trop.

Plusieurs décisions ont été prises à Bamako, dont la montée en régime de l'Union africaine – laquelle a levé la suspension du Mali – via la production d'un document intitulé « concept stratégique » qui a fait l'objet d'un accord unanime. Ce texte, qui doit être transmis au Conseil de sécurité de l'ONU dans la perspective de la préparation de la deuxième résolution, parle d'une double approche mais je vous indiquerai dans quelques minutes pourquoi je préfère pour ma part parler de triple approche.

Le processus devant mener à la mise en place d'une opération militaire à dominante africaine est désormais lancé et un cycle de réunions de planification est programmé afin de respecter le délai de 45 jours fixé dans la résolution 2071, première adoptée. Par le biais de la PSDC, l'Union européenne se concentrera quant à elle sur la remise à niveau des capacités opérationnelles de l'armée malienne.

Tout cela est positif à plus d'un titre : la centralité du Mali est reconnue, l'Union africaine intervient de plus en plus, les échéances fixées par le Conseil de sécurité sont respectées et l'Union européenne s'engage.

Au plan bilatéral, nous sommes décidés à reprendre à terme notre coopération militaire, après avoir évalué les capacités résiduelles de l'armée malienne.

En quelques semaines, la situation a donc évolué positivement. Cependant, tout reste à faire et les obstacles sont innombrables.

Dans la nouvelle phase qui s'engage, le rôle de la France doit évoluer et il doit être clair que les opérations relèvent en priorité des Africains. Cela ne signifie pas que nous ne suivrons pas ce dossier avec la plus grande attention. Mais, dans la phase opérationnelle concrète, ce sont les Africains qui doivent assurer le leadership.

D'autre part, il ne faut jamais oublier le sort des otages. Il faut essayer de les récupérer, mais sans donner prise au reproche qui nous a déjà été fait, sous la forme du dernier communiqué du chef d'AQMI qui indique que si nous montons au Nord, les otages en pâtiront. Toutefois, l'argument se retourne car, pour ces brigands, la valeur marchande d'otages vivants est sans équivalent.

Comme je le disais tout à l'heure, à mes yeux, l'approche ne doit pas être double mais triple. Il faut d'abord une opération sécuritaire, à la fois pour renforcer les troupes maliennes et les mettre en situation le moment venu. Ensuite, il y a le volet politique : le pouvoir de Bamako doit être bien établi, il faut discuter avec ceux du Nord avec lesquels nous pouvons le faire - ceux qui récusent le terrorisme et acceptent le principe de l'intégrité du territoire malien. Au passage, je note que nous sommes d'accord à ce sujet avec les Algériens, ce qui est très important. Enfin, il y a la dimension « aide au développement » et action humanitaire car ces événements ont entraîné l'exode de centaines de milliers de personnes au Sud, encore plus démunies que les réfugiés syriens, même si l'attention des médias n'est pas tournée vers elles.

Dans ce processus, la France sera présente directement et indirectement, sans trop apparaître. S'agissant du volet proprement militaire, je me refuse à donner des dates. Nous ne sommes pas maîtres du calendrier. Plus les Africains feront de travail, mieux cela sera. Quant à nous, nous avons plutôt vocation à jouer un rôle de facilitateurs.

J'en viens aux élections, qui ne constituent pas l'aspect le plus simple du dossier. Plusieurs pays, dont les États-Unis, veulent la tenue d'élections. Soit, mais à quel moment ? Demander aujourd'hui à AQMI de contrôler les urnes n'aurait pas grand sens ! Mais je ne nie pas que le processus politique soit indispensable. Il y a un problème d'enchaînement des événements : il faut que les négociations soient suivies d'élections mais, en même temps, reprendre les villes occupées par AQMI.

Je m'attarde un instant sur la position de l'Algérie. Nous avons une discussion confiante avec les Algériens et ils ont déjà bougé. Très touchés par le terrorisme durant de trop longues années, ils connaissent bien AQMI et ils considèrent avec raison que s'il faut aller au nord du Nord, il ne faut certainement pas doubler le conflit réel d'un conflit ethnique entre Africains noirs et arabes.

Nous allons demander aux Algériens de contrôler leurs frontières pour que, le moment venu, AQMI soit neutralisé sans se déplacer on ne sait où.

Voilà où nous en sommes. Je veille à ne pas mettre la France trop en avant. Nous luttons contre le terrorisme, le narco-terrorisme, l'intégrisme, etc. Les Africains sont les premiers concernés. Nous sommes très présents mais sans bomber le torse.

J'en viens au dossier iranien et, plus précisément, à la nature de la menace. Tout indique que ce que fait l'Iran ne s'expliquerait pas s'il n'avait pas décidé de se doter de l'arme atomique. Si le pays a droit au nucléaire civil, la communauté internationale considère qu'une évolution vers le nucléaire militaire serait inacceptable en ce qu'elle constituerait un élément de dissémination gravissime compte tenu de la région considérée et de la nature du régime en place. Quoi qu'il en soit, on constate une augmentation du nombre de centrifugeuses et de l'enrichissement d'uranium. Récemment, le comité directeur de l'AIEA a d'ailleurs adopté une motion indiquant que l'Iran allait vers le nucléaire militaire.

Dans ces conditions, nous avons retenu une double approche qui consiste, d'une part, à négocier avec les Iraniens et, d'autre part, à prévoir des sanctions pour les inciter à évoluer. Sur la proposition de la France, l'Union européenne a prévu la semaine dernière un deuxième train de sanctions, plus dures, en vue d'inciter les Iraniens à négocier. Mais, pour le moment, rien ne bouge. Or la seule bonne solution, c'est de négocier pour que les Iraniens renoncent à l'arme atomique. Un autre cycle de négociation est du reste prévu au mois de novembre, dans le cadre du groupe 5+1 dont l'unité reste notre meilleur atout.

Le premier ministre israélien ayant avancé la date des élections, la campagne électorale risque de se focaliser sur ces enjeux. Si la négociation n'aboutit pas, la majorité qui sortira des urnes israéliennes va exiger des garanties pour que ne soit pas franchie la ligne rouge évoquée par M. Netanyahu aux Nations Unies. Une fois passée l'élection américaine, des discussions devront s'engager pour déterminer une direction. La France est l'un des cinq membres permanents du Conseil de sécurité et sa voix doit donc porter sur la scène internationale.

Nous disposons d'une certaine évaluation – forcément fragile – de ce qui pourrait se passer si l'Iran était attaqué de manière préventive. L'ampleur des réactions fait l'objet de nombreuses hypothèses mais, quelles qu'elles soient, elles seraient tout de même redoutables, notamment au plan économique. Des mouvements affectant Israël et les pays du Golfe seraient inévitables et il faudrait anticiper la position du Hezbollah. La position de la France est de faciliter autant que faire se peut les négociations. Les Iraniens doivent bouger et si par malheur tel n'était pas le cas, les conséquences seraient redoutables. Pour le moment, nous n'en sommes pas là.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion