Intervention de Serge Letchimy

Réunion du 11 septembre 2014 à 17h00
Délégation aux outre-mer

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaSerge Letchimy, vice-président et rapporteur :

La présentation de ce rapport d'information fait suite à la série d'auditions que nous avons menées sur le projet de loi relatif à la transition énergétique pour la croissance verte. Après que j'aurai exposé les grandes lignes de ce travail, je suggère que nous discutions de propositions d'amendements pouvant être présentés au nom de la Délégation aux outre-mer.

La première bataille à remporter lors de l'examen de ce texte est de convaincre l'ensemble de nos collègues de l'importance des enjeux écologiques et environnementaux dans l'outre-mer. Étant donné le positionnement géostratégique que nous apportons à la France, nous devons établir un rapport gagnant-gagnant quels que soient nos statuts. Les Outre-mer représentent 97 % de la surface maritime de la France et la placent en deuxième ou troisième position mondiale pour ce qui est de la biodiversité.

Dans ce cadre, il est possible de construire ensemble une stratégie de mutation écologique qui redonne sens au développement économique de nos pays respectifs en mobilisant une ingénierie interne et endogène. En l'espèce, ce ne sont ni la défiscalisation ni le budget de l'outre-mer pour 2015 qui sont essentiels, mais l'occasion de reprendre la main pour créer les conditions d'un nouveau développement dont nous maîtriserions l'ingénierie et les savoir-faire.

Quelques chiffres pour donner la mesure des enjeux sur le terrain. Depuis 2004, la consommation énergétique augmente annuellement de 7 % à La Réunion, de 4 à 5 % en Martinique et en Guadeloupe. La consommation électrique de Mayotte a connu, entre 2003 et 2004, une progression de 30 %. Cette croissance exponentielle rend d'autant plus importante la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre et la mutation vers les énergies renouvelables.

Le niveau de dépendance aux énergies fossiles importées pour la production d'électricité est extrêmement élevé : 98 % en 2010 pour la Martinique, 70 % pour la Guadeloupe et La Réunion, environ 50 % pour la Guyane.

Le Grenelle de l'environnement avait fixé des objectifs clairs : l'autosuffisance en 2030, avec un objectif intermédiaire de 50 % d'énergies renouvelables en 2020. Les élus d'outre-mer devront obtenir des précisions sur ce niveau d'exigence. Maintient-on ces objectifs – et quels moyens met-on en oeuvre pour les atteindre – ou les atténue-t-on en fonction des ressources en énergies renouvelables de chaque région ?

Rappelons que le coût de production du MWh, qui est de 60 euros au niveau national, varie entre 90 et 200 euros dans les outre-mer : 90 euros pour La Réunion, 120 pour la Martinique et la Guadeloupe et 200 euros pour Saint-Pierre-et-Miquelon. Dans d'autres îles ne bénéficiant pas de la CSPE (contribution au service public de l'électricité), le poids de la facture électrique est considérable. La CSPE fait d'ailleurs l'objet d'un débat. Le coût de la péréquation qu'elle permet entre les DOM et l'hexagone est d'environ 2 milliards d'euros.

Enfin, la stratégie de la mutation énergétique doit s'accompagner d'une stratégie à la fois économique et sociétale. Nous ne devons pas être des terres exploitables où la valeur ajoutée est ramenée dans l'hexagone directement ou par des systèmes de défiscalisation. Il faut absolument que l'ingénierie soit domiciliable localement.

Passons maintenant en revue les différentes énergies renouvelables.

S'agissant du photovoltaïque, le système de défiscalisation a été supprimé et le tarif de rachat par EDF a baissé. La commission Baroin souhaitait que l'on ramène ce tarif à 20 centimes d'euro, mais aucune décision concrète n'a été prise. Nous devons donc exiger la mise en place, dans les meilleurs délais, d'un tarif de rachat attractif, seul moyen de relancer la filière. Il convient également d'obtenir une confirmation claire de la ministre concernant l'accès des équipements photovoltaïques au crédit d'impôt développement durable.

C'est EDF qui a fixé unilatéralement le seuil de 30 % d'électricité d'origine variable dans les réseaux. Comme le médiateur de l'énergie et de nombreux collègues, je pense qu'il faut revoir le système de gouvernance d'ERDF (Électricité réseau distribution France) et d'EDF. Ne conviendrait-il pas de prévoir, notamment dans le cadre des plans de performance énergétique régionalisés, d'intégrer une dimension publique dans la gouvernance locale d'EDF, comme c'est le cas pour les grands ports maritimes ou les aéroports ? On ne peut mener à bien le PCET (plan climat énergie territorial), le SRCAE (schéma régional du climat, de l'air et de l'énergie), le SAR (schéma d'aménagement régional), le PRAD (plan régional de l'agriculture), sans pouvoir peser d'aucune manière sur l'entreprise !

En l'espèce, le seuil de 30 % est un frein. Presque tous les départements et territoires d'outre-mer l'ont aujourd'hui atteint ou dépassé. Il faut le porter à 40 % et mettre en place les réponses technologiques – stockage, réseaux intelligents et interconnectables – appropriées. Nous devons ici structurer l'innovation, ce qui pose la question des appels à projets. Bien que leurs modalités ne soient pas toujours adaptées à l'outre-mer, on enregistre quelques progrès. Le projet européen ENR 300 a ainsi permis de développer l'énergie thermique en mer. On peut également évoquer les STPE (stations de transfert d'énergie par pompage) et le SWAC (Sea-water air conditioning).

Certains de nos projets sont très avancés. C'est à ce titre que l'on peut parler de « laboratoire », étant entendu que ce laboratoire doit servir la puissance économique endogène. Les avancées en matière de géothermie en Nouvelle-Calédonie, en Martinique, en Guadeloupe, à La Réunion, sont essentielles pour nous donner accès à de nouvelles technologies et à un mix énergétique aussi varié que possible.

Pour ce qui est de la biomasse, la bagasse, utilisée à La Réunion et à la Guadeloupe pour produire de l'électricité, pose un réel problème. L'Union européenne prévoyant de supprimer les quotas pour le sucre en 2017, on risque d'assister à une chute de la production de la filière. Il faudra lutter pour obtenir à la fois le maintien des quotas et l'amélioration des conditions de rachat par EDF, donc de compensation par la CSPE, afin d'assurer aux planteurs une rémunération correcte. Il faudra également apporter des précisions sur le tarif de rachat des matières de deuxième génération – fibres de canne, herbes à éléphant, copeaux de bois importés transitoirement sur les terres chlordéconées de la Martinique et de la Guadeloupe. Alors que la plupart des unités prévues pour fonctionner avec de la biomasse brûlaient une proportion de charbon très importante – 90 % en Martinique –, on a inversé le rapport, mais une grande partie de la biomasse est importée.

Pour en revenir à la filière canne à sucre, le potentiel de production en Guadeloupe, en Martinique et à La Réunion est de 104 MW. Beaucoup de résidus de canne actuellement non utilisés pourraient être valorisés dans différents secteurs – plastiques, etc.

Il faut souligner l'importance du rôle et de l'avis de la Commission de régulation de l'énergie (CRE) dans les choix en matière de mutation énergétique, mais aussi s'interroger sur son contrôle lorsqu'elle remet en cause la dynamique régionale de production d'énergies renouvelables en privilégiant une décision d'opportunité en fonction des prix. Le raisonnement de la CRE est extrêmement arithmétique : si le coût de production dépasse celui de l'énergie fossile, le projet est éliminé. Mieux vaudrait développer une approche globale : en faisant des choix économiques différents, on participe à la diminution des émissions de gaz à effet de serre et, à terme, on réduit la facture énergétique et on accompagne la sortie du fossile.

Dans le domaine de la géothermie, nous préconisons un développement en interconnexion avec la Dominique pour ce qui concerne la Guadeloupe et la Martinique. Notons que le coût des forages est extrêmement élevé. Là aussi, la mutation énergétique a un prix ; or, nulle part le texte ne prévoit de moyens pour accompagner les régions et les collectivités.

L'éolien, enfin, fait l'objet d'un tarif de rachat. La filière essaie de redémarrer selon les choix que chacun a faits localement.

Le succès de la transition énergétique dépend tout d'abord du mode de gouvernance adopté. Une forte décentralisation est nécessaire, notamment en matière de recherche, d'innovation et de stratégie. Le texte prévoit, certes, une intégration du SRCAE dans le SAR, mais d'autres documents de planification – PCET ou autres – devront être harmonisés localement.

Pour ce qui est du pilotage du développement durable, deux régions ont à ce jour demandé une habilitation. La Réunion, pour sa part, se trouve quelque peu bloquée du fait de l'amendement Virapoullé. Cela dit, l'habilitation n'est pas le transfert des compétences. Sans doute faudrait-il aller beaucoup plus loin. Une habilitation sur des points purement énergétiques n'a guère de sens sans habilitation en matière fiscale, sociale, foncière, etc. Si l'on veut mettre en place un laboratoire, il faut qu'il soit complet ! C'est pourquoi nous devrions revendiquer une habilitation large. L'article 73 de la Constitution, n'en déplaise à certains juristes, ne limite pas la portée des domaines sur lesquels les collectivités peuvent exercer leurs compétences.

Parmi les éléments nouveaux du projet de loi, la régionalisation des PPE (plans de performance énergétique) me semble intéressante. On pourra ainsi construire un PPE en cohérence avec la dynamique de développement et les documents de planification des territoires.

Au total, je propose que l'on fasse passer le plafond d'électricité d'origine variable de 30 à 40 % – ce qui implique que l'on mette fortement l'accent sur le stockage – et que l'on favorise le développement de l'autoproduction. Je pense en particulier aux installations photovoltaïques d'une puissance inférieure à 100 kW, qui ne font pas aujourd'hui l'objet d'appels à projets ou à manifestations d'intérêt. On pourrait ainsi développer des stratégies individuelles d'autoproduction avec recommercialisation, vente à EDF et injection dans le réseau, moyennant une aide fiscale à l'investissement et un tarif de rachat spécifique. Aujourd'hui, EDF refuse de racheter l'électricité produite par des installations de faible capacité.

Il faut néanmoins être très prudent quant à l'utilisation de la CSPE pour le financement de la transition énergétique. Cette contribution servant à la fois aux énergies renouvelables et à la solidarité, un risque d'explosion existe, auquel cas le volet solidarité pourrait être remis en cause au profit du volet investissement. On pourrait dénoncer les quelque 2 milliards d'euros mobilisés au profit des Outre-mer, et nous nous entendrons une fois de plus traités de « danseuses de la République ». Il me paraît plus sage de rechercher des sources d'investissement différenciées.

Seuls trois articles du projet de loi concernent spécifiquement l'outre-mer, mais je crois que la ministre, consciente qu'il s'agit pour nous d'une occasion unique de changer les choses, est ouverte à la discussion de nombreux amendements. Encore faut-il préciser que le projet de loi vise les départements et régions relevant de l'article 73 de la Constitution et non les collectivités relevant de l'article 74. Je le regrette, mon opinion étant que l'article 74 procède d'une vision totalement néocoloniale. Pourquoi supprimer l'exigence d'égalité et de solidarité au nom de l'expression de la différence ? Pour ma part, je soutiendrai tout amendement prévoyant l'application de la CSPE dans les îles du Pacifique.

Les articles 3, 4 et 5 du texte, relatifs à l'amélioration énergétique des bâtiments, ouvrent un champ important où l'on devra mobiliser les entreprises locales.

Les articles 10 et 11 visent à favoriser le développement des véhicules électriques. Toutes les stratégies de stockage pour alimenter des bornes électriques à partir d'une production solaire ou autre seront les bienvenues.

Dans le cadre de l'article 53, il sera possible de trouver des solutions pour l'ingénierie domiciliée en interconnexion avec les zones frontalières, par exemple dans le domaine du traitement des déchets.

Les articles 56, 58 et 59 ont trait aux expérimentations dans les collectivités locales. Les « boucles locales » ainsi conçues nous permettront de configurer nos technopoles et pôles de compétitivité sans dépendre de l'hexagone et en partageant des technologies avec des pays voisins. Encore faudra-t-il prévoir des équivalences de normes ! Une expérimentation par zones géographiques transfrontalières – réunissant par exemple l'Afrique du Sud et La Réunion, le Canada et Saint-Pierre-et-Miquelon, ou encore Haïti, la Martinique et la Guadeloupe – en matière de traitement des déchets en plastique permettrait d'ouvrir bien d'autres champs.

Le rapport se conclut par cinq propositions.

Premièrement, insérer à l'article 1er du projet de loi des objectifs chiffrés en faveur des Outre-mer et préciser la nécessité de fixer un « juste prix » de rachat de l'électricité dès lors qu'il y a réduction des émissions de gaz à effet de serre et de consommation d'énergies fossiles. Un point très précis doit être fait au sujet de la bagasse et, plus généralement, de la biomasse.

Deuxièmement, bonifier les certificats d'économie d'énergie délivrés pour des investissements effectués outre-mer.

Troisièmement, favoriser les énergies marines, notamment en intégrant les autorisations d'exploiter, les autorisations d'occupation du domaine public maritime et les concessions d'utilisation du domaine public maritime au nombre des actes administratifs ressortissant d'une voie de recours unique devant le Conseil d'État.

Quatrièmement, prévoir que les attributions de CSPE peuvent tenir compte de l'utilité sociale des réalisations et des plans de performance énergétique. Le prix des énergies fossiles ne doit pas être l'unique référence.

Cinquièmement, étendre le champ d'application de l'habilitation énergie prévue à l'article 62.

S'ajoute à cela une série propositions comme l'interdiction de stocker des véhicules hors d'usage (VHU) dans les parcelles privées, ainsi que des incitations au recyclage – le niveau de recyclage dans nos pays est trois fois inférieur à celui de l'hexagone.

Pour conclure, j'insisterai sur la démarche consistant à signer avec l'État des contrats de programme ou des contrats de projet sur la mutation énergétique. La Martinique s'est ainsi engagée avec Mme Ségolène Royal dans la démarche « île durable ». Pourquoi ne pas inscrire dans le projet de loi un mécanisme de programmation contractuelle, dénommé « île durable » pour les territoires insulaires, afin de créer une véritable dynamique ponctuée par des moments d'évaluation et d'adaptation des programmes mis en oeuvre ?

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