Je comprends les interrogations de mes collègues quant à des mesures qui pourraient, de prime abord, apparaître comme attentatoires aux libertés fondamentales sur internet. Les pratiques de certains gouvernements amis, comme celui des États-Unis, rendent ces interrogations d’autant plus compréhensibles.
J’en reviendrai, pour ma part, au droit. De fait, j’ai interpellé tout à l’heure M. le ministre sur l’impérieuse nécessité de combattre le terrorisme avec les armes du droit. La question sous-jacente est en effet de savoir si l’on ne saisit pas l’occasion d’une loi nécessaire pour fragiliser un régime de libertés publiques auquel nous sommes très attachés dans notre pays et sur tous les bancs de cette assemblée, a fortiori à gauche. Je vous poserai donc des questions de droit, et vos réponses conditionneront mon vote sur cet article.
En premier lieu, la décision d’interdiction, qui est de nature administrative, a les caractères d’une décision exécutoire, donc susceptible d’être déférée en recours pour abus de pouvoir, voire en référé-liberté, devant une autorité administrative : le juge administratif qui décidera, dans le cadre de sa jurisprudence, s’il entend exercer un contrôle minimum ou maximum. Depuis des années s’est établie une tradition de construction de la défense des libertés publiques qui passe autant par le juge administratif que par le juge judiciaire.
Même si, en raison de certaines dispositions constitutionnelles, c’est, dans le domaine pénal, le juge judiciaire qui est protecteur de ces libertés, plus personne ne peut aujourd’hui prétendre que le juge administratif est « à la botte ». En matière de droit des étrangers, par exemple, la construction de la protection de la vie familiale face à la reconduite à la frontière au titre de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme a été une oeuvre prétorienne accomplie par le juge administratif. On ne peut pas dire que les tribunaux administratifs et le Conseil d’État n’aient pas fait progresser les libertés publiques dans notre pays.
C’est une question d’honnêteté que de dire qu’il n’y a pas aujourd’hui de raisons de considérer que le juge judiciaire serait par essence plus protecteur des libertés que le juge administratif. L’arrêt Canal, par exemple, montre que le Conseil d’État était plus protecteur des libertés fondamentales en un temps où le juge judiciaire était plus à la botte du pouvoir politique – en l’espèce le régime gaulliste. Cette question est fondamentale, car ce qui trace la limite entre l’arbitraire et le droit n’est pas de savoir si la décision relève du juge administratif, mais si elle peut être déférée et susceptible de recours pour excès de pouvoir.
J’en viens à ma seconde question. Lorsque j’étais avocat, je traitais des affaires de droit de la presse et je crois me souvenir que l’interdiction de publications est prise par le ministère de l’intérieur, c’est-à-dire par l’autorité administrative, et que cette décision peut être déférée devant la juridiction administrative. Pensez-vous introduire avec l’article 9 une novation dans l’ordre juridique ? Si tel était le cas, internet ne serait pas considéré comme un mode de publication. Or, il s’agit bien évidemment un canal de diffusion des idées et d’un formidable espace de liberté et d’émancipation, mais aussi, techniquement, d’une forme de publication. Cela ressort-il, en droit, du régime juridique de la publication ? Dans l’affirmative, il serait normal, par homologie, que les interdictions de publication soient du ressort de l’autorité administrative, en l’espèce le ministère de l’intérieur, et le contrôle juridictionnel des interdictions de publication du ressort du juge administratif. Je le répète : créez-vous par là une innovation juridique ou vous inscrivez-vous dans la continuité, la tradition du régime français des interdictions de publication, fussent-elles temporaires ? Ce sont là des questions de droit.