Je m'exprimerai en tant que directrice des ressources humaines du groupe Eram, mais aussi en tant que praticienne ayant pu échanger avec des collègues d'autres entreprises sur ce sujet de la réduction du temps de travail (RTT) qui nous occupe tous depuis environ treize ans.
Entreprise familiale créée en 1927, Eram est aujourd'hui un groupe d'une dizaine de marques de mode « accessible ». Nous employons 12 000 personnes, dont 9 000 dans des réseaux de distribution, et avons 1 500 magasins en France. Nous disposons encore de 300 personnes qui produisent un million de paires de chaussures par an dans le Maine-et-Loire : nous sommes fiers d'avoir conservé cette activité malgré les délocalisations massives vers l'Asie. Enfin, un millier de personnes travaillent dans les activités de siège et 400 dans les bureaux de sourcing en Asie.
Deux types de personnels ont été particulièrement concernés par la réduction du temps de travail : les personnels de siège – chargés de fonctions centrales, mais aussi de tâches de stylisme, de marketing, de design ou de relations avec les clients – et les personnels travaillant dans les réseaux de distribution, ces derniers étant soumis en outre à des contraintes de marché tenant principalement à la nécessité de satisfaire les attentes de la clientèle. Or cette dernière catégorie est composée majoritairement de femmes qui, du fait de leurs contraintes propres, ont pu être spécifiquement affectées par la réduction du temps de travail et par l'évolution de la durée des contrats qui en est résultée.
La RTT a touché à l'équilibre que nous connaissions jusqu'alors entre les trois piliers que constituent le temps de travail, la rémunération et le statut, ce qui nous a amenés à reconsidérer l'ensemble de ces éléments.
Même s'il n'a pas été aisé à organiser, le passage aux 35 heures a été bien accueilli par les salariés, qui aspiraient à un meilleur équilibre entre vie privée et vie professionnelle, et cette durée est maintenant pour tous une référence bien établie, y compris lorsqu'ils travaillent davantage. En revanche, la réforme a suscité quelque panique dans l'encadrement, obligé de faire plus ou autant avec moins de ressources : elle bousculait les habitudes, ce qui a entraîné un peu de crispations. Cela étant, les équipes que nous formons avec nos collègues des ressources humaines et les directions générales ont pris ce sujet à bras-le-corps et revu entièrement les organisations du travail.
Mais il se trouve aussi que la société française a changé au cours de ces treize années et que, sous la pression de la clientèle, les plages d'ouverture de nos magasins se sont allongées, ce qui nous a contraints à « bricoler » pour disposer des ressources humaines nécessaires. Cela a eu un effet quelque peu négatif, en particulier pour nos employées femmes, car cela a favorisé le développement de petits contrats, dont beaucoup sont des « bouche-trou ». Et même si la réforme interdisant les contrats de moins de 24 heures nous aide à leur proposer des contrats d'une durée plus longue, il reste très difficile pour ces femmes de vivre avec un contrat de ce type dans les grandes agglomérations. Elles ont récupéré un peu de temps pour elles, mais aussi perdu beaucoup de pouvoir d'achat.
D'autre part, la plupart de nos postes de cadres ne sont pas sécables, ce qui n'a pas permis le partage du travail et les créations d'emplois que certains attendaient de la réforme.
En revanche, celle-ci a provoqué dans les entreprises une évolution qu'on pourrait qualifier d'intellectuelle : le thème du temps de travail, qui était jusqu'alors loin d'être prioritaire, est passé au premier plan de la réflexion sur les questions d'organisation, et de là s'est retrouvé au coeur des discussions entre partenaires sociaux. La réforme a en effet conduit à faire la chasse au temps non productif – au point de fixer au siège l'heure de sortie à 17 heures 3 précisément. Il en est résulté des crispations et l'équilibre du temps social, du temps de partage et de cohésion en a pâti et avec lui les relations au sein des équipes de travail.
Notre groupe n'a eu d'autre choix que de négocier des accords collectifs allant au-delà des 35 heures. Dans les usines et les entrepôts, nous sommes passés de 39 à 37 heures et, pour les managers, les contrats de travail oscillent entre 39 et 43 heures. En conséquence, nous devons payer un nombre important d'heures supplémentaires. La réduction du temps de travail s'est donc traduite pour nous, mécaniquement, par une augmentation du coût de l'heure travaillée et, les marchés sur lesquels nous opérons se contractant depuis six ans, par une forte modération des politiques salariales – d'où une frustration des salariés qui aimeraient récupérer du pouvoir d'achat – et, dans une certaine mesure, une mauvaise image de nos métiers de la distribution, qui sont pourtant de vrais métiers offrant encore la capacité de former de vrais professionnels même sans formation initiale importante.
On nous a demandé, à nous directeurs des ressources humaines, cette chasse effrénée à l'heure non productive que j'évoquais à l'instant. Il n'est ainsi pas rare que figure dans les objectifs annuels qui nous sont assignés la maîtrise de la masse salariale, ce qui n'est pas la première motivation pour laquelle nous avons choisi ce métier. Dans les secteurs à faible marge comme les nôtres, chaque minute compte, coûte cher et doit être utile. Cette même obsession de l'optimisation du temps de travail a par ailleurs conduit à mettre en place un contrôleur de gestion, chargé de s'assurer que les plannings et les équilibres sont bien respectés et profitables.
La gestion des ressources humaines est ainsi devenu un métier très complexe, du fait de l'importance prise par cette question du temps de travail, exigeant une forte expertise – si tant est que la succession de réformes n'a pas rendu le sujet quasi incompréhensible, nous mettant parfois dans l'incapacité de répondre à toutes les questions qui nous sont posées.