Pour faire un lien avec la discussion qui précède sur l'avenir du nucléaire et la transition énergétique, je rappelle que l'une des grandes missions de l'École polytechnique consiste à former des cadres de la haute administration scientifique et technique qui soient en mesure d'éclairer de tels débats.
En tant que rapporteur spécial du programme « Préparation de l'avenir » de la mission « Défense », il était logique que je m'intéresse à Polytechnique, école placée sous la tutelle de la direction générale de l'armement – DGA –. L'année dernière, j'ai constaté que la dotation de l'École progressait alors que d'autres opérateurs de l'État voyaient la leur se réduire. Cela a évidemment suscité mon intérêt. La petite polémique à laquelle avait donné lieu la question de la « pantoufle » lors de l'examen des crédits de l'École inscrits au budget pour 2014 a constitué un élément supplémentaire qui a motivé la rédaction de ce rapport d'information.
Il ne s'agit pas d'un rapport budgétaire mais plutôt d'une interrogation sur la mission de l'École du point de vue de l'État car il me paraît essentiel que tous les acteurs soient au clair sur ce sujet.
Ce rapport est divisé en quatre parties dont la première est intitulée : « L'X, une école française singulière d'excellence scientifique et technique » vise à montrer l'originalité de l'École qui dispense une formation plus que jamais d'actualité.
La singularité de l'école tient au caractère pluridisciplinaire des hautes formations scientifiques et techniques qu'elle dispense. Cette originalité vaut par rapport aux écoles françaises, mais aussi par rapport aux grandes écoles étrangères. Le lien fort de l'école avec le ministère de la défense, auquel les X sont particulièrement attachés, renforce son originalité. Il permet d'offrir aux jeunes concernés un vécu collectif atypique et leur donne une approche particulière du management. La vision transdisciplinaire apportée par l'X donne à ses étudiants la capacité à comprendre le monde d'aujourd'hui, et d'innover. Ils reçoivent en ce sens une formation particulièrement adaptée à la société actuelle.
La seconde partie du rapport tente de réfléchir sur l'école qui s'est trouvée fragilisée dans son identité et sa mission.
Le désengagement de l'État de la sphère scientifique et technique explique en partie cette évolution.
Le lien entre l'École et le service de l'État est de plus en plus ténu. Jusqu'au début des années 1970, la majorité des X entraient au service de l'État. Ce n'est plus le cas depuis. En 1991, seulement 37,4 % des élèves d'une promotion rejoignaient un grand corps de l'État ; en 2002, cette part est tombée à 20 % ; aujourd'hui, elle est de 17,5 %.
Ce retrait de l'État de la sphère scientifique et technique s'est accompagné d'une certaine « mollesse » de la tutelle de l'École, les remarques formulées tant par la Cour des comptes que par le contrôle général des armées ou l'inspection générale de l'éducation nationale dans des rapports parus au cours des années 2000 n'ayant été prises en compte que de manière très imparfaite.
Par ailleurs, il apparaît que le lien de Polytechnique avec la défense est de plus en plus ténu : 16 ou 17 élèves se tournent aujourd'hui vers le corps de la Direction générale de l'armement – GA –, et il n'y a qu'un officier tous les deux ans environ pour rejoindre les forces armées.
Un autre grand facteur ayant conduit à la remise en cause de Polytechnique au sein de la communauté de la défense est celui de la mondialisation de l'enseignement supérieur, que la participation de l'École au projet de Paris-Saclay a encore accentué, avec l'intégration de l'X à un campus d'une culture très différente de la sienne, privilégiant les classements internationaux.
Ce que l'on a appelé la crise de la pantoufle a beaucoup attiré l'attention des médias à partir de 2003, et force est de constater qu'il a fallu beaucoup de temps à l'École pour trouver une solution à ce problème. La pantoufle, c'est la somme que doivent rembourser les X qui n'entrent pas au service de l'État à l'issue de leur scolarité, et qui n'était plus réclamée depuis la réforme X2000 – plus exactement, elle était, d'une façon paradoxale, réclamée à ceux des anciens élèves qui n'auraient passé que quelques années au service de l'État. Le caractère trop lâche de la tutelle apparaît ici de manière flagrante, puisqu'il a fallu une quinzaine d'années pour que l'on s'aperçoive du problème: certes, Polytechnique a affirmé en 2010 la nécessité de réformer le système de la pantoufle, mais ce n'est que fin 2014 qu'une réforme est censée réellement aboutir. Si cette réforme, dont les grandes lignes m'ont été exposées, paraît satisfaisante, on ne peut que regretter le temps qui a été nécessaire à son élaboration et à sa mise en oeuvre : en la matière, le moins que l'on puisse dire est que la tutelle de l'École n'a pas été très active.
Je m'efforce de démontrer, en une troisième partie, que l'X a réagi en adoptant plusieurs mesures importantes au cours des quinze dernières années, en réponse aux rapports de la Cour des comptes, de l'Inspection générale de l'armement et de l'éducation nationale que j'ai évoqués précédemment. Ainsi, une comptabilité analytique a été mise en place à partir de 2011, tandis qu'un contrat d'objectifs et de performances était conclu entre l'École et le ministère de la défense en 2012. Fin 2012 a été accomplie une avancée majeure en matière de gouvernance : le principe d'une présidence jusqu'alors bénévole et à temps partiel a été abandonné au profit de la nomination d'un directeur général et un président à plein-temps. Les choses ont donc évolué, et ce serait faire preuve de sectarisme que de ne pas le reconnaître.
Dans un contexte budgétaire contraint, l'X a dû chercher des moyens d'accroître ses ressources propres. C'est la Fondation de l'École polytechnique qui se charge de collecter des fonds d'origine privée, d'un montant actuellement compris entre 5 et 10 millions d'euros – environ 7 millions d'euros, me semble-t-il –, et que l'École a pour objectif de faire passer à 20 millions d'euros dans les années à venir. La stabilisation, voire la réduction prévisible de la dotation publique, qui nécessiterait un accroissement de la part de financement privé, susciterait des interrogations, justifiées par le fait qu'une entreprise qui finance une école finit inévitablement par peser sur le contenu de l'enseignement dispensé. Par ailleurs, de nombreuses entreprises préfèrent dispenser leurs dons aux écoles d'application plutôt qu'à l'X car, si le principe de la pluridisciplinarité est intéressant du point de vue de l'intérêt général, du service de l'État et de l'innovation, les entreprises qui apportent des fonds veulent en voir rapidement les effets concrets. En résumé, si la démarche consistant à accroître ses ressources propres est intéressante, il faut s'interroger sur ses limites et ses conséquences potentielles sur l'avenir de l'X.
Face à la mondialisation, l'École polytechnique a fait le choix d'entrer dans la compétition mondiale, avec la participation au pôle de Paris-Saclay et au classement de Shanghai, ainsi que par la mastérisation des enseignements, c'est-à-dire la mise en place – comme à Sciences Po – de cycles de trois années. Aujourd'hui, les élèves du cycle polytechnicien ne sont que 400 sur les 1 000 que compte l'École au total : la spécificité Polytechnique se trouve donc minoritaire, ce qui me semble nécessiter une réflexion quant aux conséquences d'une telle évolution.
Enfin, dans la quatrième partie du rapport, je souligne que l'École dispose désormais, avec le contrat d'objectifs et de performance, d'un document de référence prenant en compte toutes les évolutions que j'ai évoquées, qu'il s'agisse du recul de l'État ou de la mondialisation. On peut cependant s'étonner que l'X en reste à un simple constat de ces évolutions, sans que soient formalisées les interrogations que ce constat devrait lui inspirer quant à son identité et son avenir. Pour ma part, j'estime absolument nécessaire que l'État engage un dialogue renouvelé avec l'École afin de définir des solutions sur tous les points qui paraissent encore flous.
À l'heure actuelle, le texte de référence sur les grandes orientations de l'X reste le texte de la loi Debré de 1970, qui définissait le service apporté par l'École à l'État d'une part, à l'économie nationale d'autre part. Si ces deux axes me paraissent toujours valables, je pense que le service de l'État n'est sans doute plus le même qu'il y a plus de quarante ans, et qu'il conviendrait de redéfinir avec l'École de quel cadre scientifique et technique l'État a besoin aujourd'hui. Dans les années 1980, Bernard Esambert, alors président du conseil d'administration de Polytechnique, évoquait les « officiers de la guerre économique » – une expression évoquant l'idée d'une entité très organisée. L'économie a évolué, elle aussi, ce qui me paraît justifier que l'on constitue aujourd'hui les « forces spéciales de la mondialisation ». L'École n'est pas en mesure de repenser elle-même les services qu'elle doit rendre : elle a besoin de mener cette réflexion dans le cadre d'un dialogue avec l'État.
Il est apparu, lors des auditions auxquelles j'ai procédé, que de nombreux cadres de haut niveau de l'administration scientifique et technique avaient le sentiment – acquis depuis l'élaboration du Grenelle de l'environnement, et que le débat sur la transition énergétique n'a fait que confirmer – de ne pas être écoutés en dépit de leurs compétences dans ces domaines. La valorisation par l'État de son administration scientifique et technique est une question à part entière – ainsi que celle du recrutement, sur laquelle j'aurai l'occasion de revenir.
Le lien entre l'École et la défense est d'ordre quasi charnel pour les polytechniciens, dont il marque profondément la formation. Si l'on veut que ce lien perdure, on ne peut se contenter de la tradition : il faut se demander ce que Polytechnique peut vraiment apporter aux armées. Actuellement, un seul officier polytechnicien rejoint l'état-major des armées tous les ans, voire tous les deux ans – pour 70 millions d'euros de subventions publiques. Il est permis de se demander si des liens ne seraient pas à créer entre l'Institut des hautes études de défense nationale – IHEDN – et Polytechnique, si un « campus défense » ne pourrait être constitué autour de l'X au sein de Paris-Saclay, ou encore s'il ne serait pas possible de créer des start-up dans ce domaine.
Je conclurai sur trois remarques. Premièrement, l'École m'a fait très bon accueil : le président et le directeur général se sont tenus à ma disposition et m'ont donné rapidement accès à tous les documents que j'ai souhaité consulter ; je les remercie de m'avoir permis de travailler dans ces conditions et j'espère qu'ils ne m'en auront pas trop voulu de ne pas les avoir laissés tenir ma plume quand je suis entré dans la phase de rédaction de mon rapport. J'ai cependant noté une certaine défiance à mon égard et surtout à celui de ma mission – une réaction suscitée par l'idée que Polytechnique est déjà parfaitement consciente de sa situation, et qu'elle n'a donc pas de problème à résoudre.
Or, si le constat de la situation est effectivement posé, les solutions, elles, restent à définir. J'en donnerai deux exemples concrets. D'une part, si l'excellence de l'École se voit surtout en matière de service de l'État, les majorités successives font part d'une certaine déception en ce qui concerne le rôle de Polytechnique dans la haute fonction publique : on a de plus en plus de difficultés à attirer les meilleurs – que les X-Mines sont supposés être, suivis de près par les X-Ponts – et surtout à les maintenir durablement au service de l'État, alors même que nous avons à résoudre des problèmes scientifiques et techniques de plus en plus importants. Il y a trente ou quarante ans, le dernier des X-Ponts devait être trentième ou quarantième de sa promotion ; actuellement, il se situe plutôt aux alentours du deux cent cinquantième rang. Comme on le voit, le prestige que représentait autrefois, pour les polytechniciens, le fait de servir l'État, n'est plus ce qu'il était. D'autre part, l'X, lancée dans la compétition mondiale dans le contexte de mondialisation que l'on connaît, a reculé d'une centaine de places au classement de Shanghai depuis l'année dernière. Il me paraît donc important de souligner que l'École appartient à la Nation, et que la définition de sa stratégie ne saurait se faire dans le cadre restreint d'un dialogue entre les polytechniciens et entre les différents corps de l'École : c'est à l'État à son plus haut niveau qu'il revient de définir les missions de l'École.
Certains se sont étonnés du fait que je n'arrive pas avec des réponses toutes faites, mais pour moi, il faut commencer par se poser les bonnes questions. Deux options sont envisageables. La première consiste à prendre les critères de la mondialisation tels qu'ils nous sont proposés sur le modèle anglo-saxon : dans ce cas, cela implique que certaines traditions auxquelles les polytechniciens sont attachés – en particulier le lien avec la défense et le service de l'État – n'aient plus de sens, et puissent même gêner l'École dans la compétition mondiale à laquelle elle prend part. La seconde est de considérer que le sens de l'intérêt général, la pluridisciplinarité, et d'autres spécificités héritées de la tradition peuvent conserver un sens dans le contexte de la mondialisation et que, sans s'occuper du classement de Shanghai, on peut s'efforcer de rénover le modèle français qui a fait le succès de l'X.
Si je n'ai pas souhaité formuler de propositions de réforme, c'est aussi parce que j'estime que la définition de l'X de demain doit être précédée d'une réflexion interministérielle – car l'X n'intéresse pas seulement la défense, mais aussi l'industrie, l'environnement, les nouvelles technologies et le rayonnement de la France dans le monde. À l'heure actuelle, c'est par la direction des ressources humaines de la DGA que la tutelle de l'École est exercée, alors que les problématiques relatives à la mondialisation auxquelles elle doit faire face ont vocation à être traitées par les services du Premier ministre.
L'intérêt montré par la presse et l'opinion publique à l'égard de ce rapport est révélateur du fait qu'actuellement, tout ce qui concerne les élites focalise l'attention. L'une des critiques les plus couramment formulées à leur encontre est celle de la reproduction sociale : les élites seraient majoritairement des enfants d'enseignants, issus de la bourgeoisie. Si ce n'est pas complètement faux en ce qui concerne Polytechnique, il n'est pas de mon propos de m'étendre sur cette question ; je dirai simplement que quand elles font leur travail, les élites sont acceptées, et que c'est seulement quand on ne connaît ce qu'elles font qu'une certaine méfiance peut s'installer. La critique à l'égard des polytechniciens ne date pas d'aujourd'hui. Cependant, on avait en réalité un grand respect pour l'apport des polytechniciens au pays, à ses infrastructures et ses entreprises, qui était bien visible – ce qui n'est malheureusement plus le cas aujourd'hui.