La Commission examine le rapport d'information sur le coût de la fermeture anticipée de la centrale nucléaire de Fessenheim (MM. Marc Goua et Hervé Mariton, rapporteurs spéciaux).
Deux rapports d'information vont nous être présentés cet après-midi. Tout d'abord celui de Marc Goua et Hervé Mariton, nos deux rapporteurs spéciaux sur l'énergie sur le Coût de la fermeture anticipée de réacteurs nucléaires : l'exemple de Fessenheim.
En juillet dernier, j'ai accompagné nos deux collègues à Fessenheim. Nous avons rencontré l'équipe de direction et les représentants du personnel de la centrale dont nous avons visité les installations. Ce sujet important représente des enjeux financiers qui sont tout sauf « farfelus ».
Avant que nous commencions, je proposerais une motion de soutien de la commission des Finances à nos deux rapporteurs – qui n'ont rien de « farfelus », eux non plus – car les propos de la ministre de l'écologie sont inacceptables.
J'approuve cette initiative. Voyez, mes chers collègues, vous bénéficiez du soutien de la Commission avant même de présenter votre rapport !
Nous avons eu beaucoup de plaisir à élaborer ensemble ce rapport qui vise à éclairer les débats en séance du projet de loi relatif à la transition énergétique pour la croissance verte.
Ce travail nous est apparu d'autant plus nécessaire que ni le projet de loi sur la transition énergétique ni son étude d'impact ne font apparaître les coûts, en particulier budgétaires, qui résulteraient de deux choix : plafonner la production nucléaire à 63,2 gigawatts, ce qui impliquera la fermeture de réacteurs nucléaires au moment de l'entrée en service de l'EPR de Flamanville en 2016-2017 et limiter à 50 % la part du nucléaire dans le mix électrique à l'horizon de 2025, ce qui provoquera la fermeture d'une vingtaine de réacteurs nucléaires.
Ces décisions engendrent des conséquences sociales, économiques et énergétiques, particulièrement sensibles au niveau local. Elles impliquent aussi une indemnisation de l'entreprise EDF – puisque ces choix industriels lui sont dictés par la loi – et donc des coûts budgétaires. Il était donc important que notre Commission et l'Assemblée nationale en soient informées avant la délibération en séance même si, jusqu'à présent, l'État et Électricité de France ne se sont pas beaucoup investis dans le chiffrage.
Les deux grands principes du projet de loi, que je viens de rappeler, conduisent à des fermetures anticipées de centrales nucléaires. Aucune autre raison ne justifie leur fermeture dans le calendrier prescrit.
Cette fermeture est anticipée puisque l'Autorité de sûreté nucléaire a d'ores et déjà délivré des autorisations de prolongement d'exploitation qui vont au-delà de 2017 et qui mènent à une durée d'exploitation de quarante ans. Par ailleurs, l'état des réacteurs, la stratégie de l'entreprise et la référence à d'autres pays peuvent permettre d'envisager un prolongement de la durée de vie d'un réacteur très au-delà de quarante ans. EDF évoquait un objectif de soixante ans et, aux États-Unis, une durée de vie de quatre-vingts ans est envisagée pour certaines centrales.
Une centrale nucléaire finira toujours par fermer. Nous n'avons pas construit notre raisonnement sur l'idée que les centrales seraient éternelles mais toute la question est de savoir à quel moment elles doivent fermer, compte tenu des investissements réalisés, des exigences de sécurité à respecter, de la valeur ajoutée économique et des profits engendrés.
La diminution à 50 % de la part du nucléaire dans le mix électrique en 2025 conduit à la fermeture anticipée d'une vingtaine de réacteurs. Une centrale possède entre deux et six réacteurs ; Fessenheim en compte deux. Notre travail s'est appliqué à cette dernière centrale, ciblée à plusieurs reprises par le Président de la République. Cela étant, ce rapport vaut quel que soit le réacteur fermé car les conséquences sont les mêmes : pertes de valeur, compensation pour l'opérateur, suppressions d'emplois, baisse des recettes pour les collectivités et autres effets induits. Pour limiter la production nucléaire à 63,2 gigawatts, on peut fermer les deux réacteurs de Fessenheim ou répartir les fermetures sur plusieurs sites. Pour diminuer à 50 % la part du nucléaire dans le mix électrique en 2025, il faut fermer une vingtaine de réacteurs.
La diversification du mix énergétique nous paraît très justifiée et nous n'écrivons pas que la part d'électricité nucléaire doit rester à 75 % pour l'éternité, mais il n'est pas raisonnable d'en précipiter artificiellement la baisse. Quant au développement des énergies renouvelables, il nous paraît souhaitable à bien des égards. Mais ces énergies devraient d'abord remplacer des énergies fossiles – qui ont un impact négatif sur l'environnement et sur la balance commerciale – et non pas se substituer à une capacité de production nucléaire arrêtée de manière anticipée.
Le scénario présenté par mon collègue Mariton – qui pourrait conduire, sous certaines hypothèses, à la fermeture de près d'une vingtaine de centrales nucléaires à l'horizon 2025-2030 – ne fait pas l'unanimité parmi les acteurs rencontrés. Cela étant, aucun des scénarios retenus ne fait véritablement l'unanimité.
L'un des scénarios alternatifs, dit « de consommation forte », ne conduit à aucune fermeture additionnelle de centrales nucléaires, en plus de celle de Fessenheim. Présenté il y a quelques mois par Réseau de transport d'électricité – RTE – parmi quatre autres scénarios, il émet l'hypothèse d'une diversification des modes de production d'électricité associée à une augmentation sensible de la consommation électrique. Rappelons que les électro-intensifs font actuellement état d'une baisse. Dans ce cadre, il deviendrait possible de maintenir la capacité de production nucléaire à son niveau actuel tout en diminuant sa part relative dans le mix électrique total. Un tel scénario ne conduirait à aucune fermeture anticipée de centrale, tout en ramenant la part du nucléaire à 50 % à l'horizon 2030.
Qu'en est-il de l'évolution du cadre juridique concernant les opérations de fermeture de centrales nucléaires ? Le projet de loi relatif à la transition énergétique fait référence à une capacité de production maximum, sans citer le cas particulier de Fessenheim sur lequel nous nous sommes focalisés. Le texte se contente d'ouvrir la possibilité de fermeture d'un réacteur nucléaire pour une raison inédite : un motif de politique énergétique et de diversification du mix de production électrique.
Jusqu'à présent, une centrale ne pouvait être fermée que par l'Autorité de sûreté nucléaire pour des raisons de sûreté ou par l'exploitant pour un motif de politique industrielle. L'État ne pouvait pas ordonner unilatéralement la fermeture d'une centrale nucléaire. Le projet de loi fait évoluer cette situation en imposant un plafonnement qui impliquerait la fermeture de deux réacteurs nucléaires d'une puissance de 900 mégawatts chacun lors de la mise en service de l'EPR de Flamanville. Le projet de loi laisse à l'exploitant le soin de déterminer sa stratégie industrielle dans le cadre d'un plan stratégique qui devra respecter la nouvelle programmation de politique énergétique. Les plans seront communiqués au ministre de l'énergie qui se prononcera sur leur compatibilité à la programmation. Avec mon collègue, nous avons étudié la possibilité de se limiter à 63,2 mégawatts en baissant la production centrale par centrale. C'est possible techniquement, mais les risques et les coûts seraient supérieurs. Il nous semble que l'exploitant écartera cette solution.
Dans un premier temps, le choix de fermeture s'était porté sur Fessenheim, la centrale la plus ancienne. Cela étant, comme nous avons pu le constater lors de notre visite, des travaux extrêmement importants y ont été effectués et elle présente un niveau de sûreté équivalent à celui des autres. En France, toutes les centrales sont régulièrement réévaluées afin d'atteindre le niveau de sûreté le plus proche possible de celui d'un réacteur de troisième génération.
Dans le cadre du prolongement de la durée de l'exploitation au-delà de quarante ans, près de 280 millions d'euros ont été investis par EDF pour renforcer la sûreté des deux réacteurs de Fessenheim. L'Autorité de sûreté nucléaire a notamment imposé le renforcement du radier du réacteur n° 1. En toute logique, l'ASN n'a pas émis d'objections à la poursuite du fonctionnement du réacteur n° 1 jusqu'en 2019 ainsi que du réacteur n° 2 jusqu'en 2021, puisqu'ils respectent l'essentiel de ses prescriptions. Par conséquent, la fermeture de Fessenheim interviendrait au moment où son niveau de sûreté est le plus élevé depuis sa mise en service.
Venons-en à l'évaluation des conséquences financières de ces décisions. Le projet de loi relatif à la transition énergétique donne les moyens juridiques à l'État, qui n'en disposait pas précédemment, de provoquer ces fermetures. Mais l'État devra indemniser l'opérateur pour cette fermeture anticipée.
Interrogés dans le cadre des auditions de la commission d'enquête sur les coûts de la filière nucléaire ou de nos travaux, le Gouvernement et l'opérateur ont reconnu le principe de cette indemnisation. L'entreprise EDF mènerait une politique contraire à son intérêt social si elle ne revendiquait pas cette indemnisation, et elle compte d'ailleurs des partenaires étrangers dans nombre de ses centrales. Dans le cas de Fessenheim, il s'agit de l'Allemand Energie Baden-Württenmberg – EnBW – et des Suisses Alpiq, Axpo et Bernische Kraftwerke – BKW. Ceux-ci revendiqueront leur part d'indemnisation.
Ce principe d'une indemnisation n'est contesté ni par le Gouvernement ni par l'opérateur, mais ni l'un ni l'autre n'ont été très diserts – c'est le moins que l'on puisse dire – sur l'évaluation du préjudice et de l'indemnité afférente. De la part du Gouvernement, le manque d'informations est problématique dans le cadre du débat sur la transition énergétique : il n'y a rien dans l'étude d'impact. S'agissant de l'entreprise, c'est aussi très surprenant : elle ne donne pas l'impression de défendre au mieux ses intérêts.
Nos évaluations partent de plusieurs constats. Actuellement, l'opérateur a une certitude – relative puisque des incidents de fonctionnement peuvent se produire – d'exploitation de la centrale pour une durée de quarante ans. Celle-ci peut être prolongée jusqu'à cinquante, soixante, soixante-dix ans et même au-delà.
Le premier type d'analyse juridique considère que seule la certitude actuelle permettrait de fonder l'indemnisation ; le second estime que rien n'oblige actuellement l'opérateur à s'arrêter à quarante ans car l'ASN maintient cette question ouverte et que la probabilité de fonctionnement au-delà de quarante ans est extrêmement importante. Nous avons privilégié cette deuxième hypothèse. S'il n'y a pas de certitude absolue au-delà de quarante ans, nous constatons que rien – ni l'évolution du niveau technique de la centrale, ni la pratique à l'étranger, ni la stratégie de l'entreprise – ne peut justifier une fermeture couperet à quarante ans, au contraire. Nous avons donc retenu l'hypothèse de soixante ans avec une probabilité de 85 % pour effectuer le calcul de l'indemnisation.
Ce matin, la ministre a déclaré que l'intérêt général justifiait la fermeture. L'intérêt général peut être exprimé dans la loi que nous adopterons mais, comme dans le cas d'une expropriation ou d'une nationalisation, il ne fait pas obstacle à l'indemnisation par l'État.
Cette évaluation dépend des coûts supportés par l'opérateur, à la fois ceux qui sont induits par les investissements – y compris ceux qui sont engagés, en particulier dans le cadre de la gestion post-Fukushima – et ceux qui sont nécessaires à la reconduction décennale. Pour évaluer les produits économiques, nous avons retenu une hypothèse de prix médiane. En multipliant ces données par le nombre d'années, nous obtenons le coût engendré par la décision de l'État de la fermeture anticipé : 4,7 milliards d'euros. En modulant ce chiffre par la probabilité de la décision de 85 %, nous arrivons à 4 milliards d'euros auquel il faut ajouter les coûts de démantèlement, les coûts sociaux et les contreparties pour les collectivités locales. Ces dernières vont perdre des ressources et, si les règles ne changent pas, certaines d'entre elles pourraient même avoir des recettes négatives : elles contribuent à des péréquations supérieures à leurs rentrées futures.
Une fois ces dépenses prises en compte, dans le cadre d'un scénario et d'hypothèses médians, notre estimation du coût global de la fermeture anticipée s'élève à 5 milliards d'euros, dont un coût d'indemnisation – pour le contribuable – de quelque 4 milliards d'euros.
Si le scénario est construit sur une certitude de prolongement et des prix de l'énergie plus élevés, la facture dépasse 4 milliards d'euros. S'il se fonde sur des hypothèses inverses, le coût global devient inférieur à 4 milliards d'euros. Le nôtre nous paraît raisonnable et il aboutit à un chiffre utile au débat. Rappelons qu'au terme de la durée de vie de soixante ans et à la veille de sa fermeture, la centrale fonctionne toujours bien, en respectant les règles de sûreté. Nous aurions donc pu retenir une durée de vie de quatre-vingts ans comme aux États-Unis. Nous avons borné notre calcul de manière raisonnable, sans pousser à l'extrême, en retenant une durée de vie qui est communément évoquée dans l'industrie.
L'ASN ne s'engage jamais en amont mais elle n'a pas indiqué non plus que ce ne serait pas soixante ans. L'entreprise sera donc tout à fait fondée à dire que ses méthodes, ses perspectives industrielles et son respect des garanties de sûreté imposées par les règles et la jurisprudence de l'ASN lui permettent d'aller au moins jusque-là.
Dans tous les cas, il apparaît que l'État – en définitive le contribuable – pourrait avoir à engager des sommes considérables. Les différentes analyses juridiques explicitées dans le rapport confirment toutes ce principe de l'indemnisation qui n'est plus contesté par aucun acteur, pas même par l'État. Désormais, seule la question de son montant se pose. J'invite respectueusement Mme Royal à nous donner un chiffrage, au lieu de juger notre travail « farfelu ».
Notre calcul retient une durée de vie de centrale de soixante ans et un aléa de 85 %. Le calcul de l'indemnisation donnera lieu à une bataille juridique sur la perte de « chance certaine d'exploitation », c'est-à-dire la durée accordée actuellement par l'ASN et les éventuelles prolongations. C'est pourquoi nous avons formulé diverses hypothèses dont l'une aboutit à un coût de fermeture de 750 millions d'euros.
Certains me prennent à partie et me questionnent sur nos hypothèses. Dans une étude publiée en juillet 2014, l'INSEE indique que près de 2 000 emplois sont directement liés à la centrale : 855 salariés d'EDF, 510 emplois chez les sous-traitants et environ 550 emplois régionaux induits par la consommation de ces salariés. Elle montre que les revenus de près de 5 000 personnes dépendent de la centrale. Face à ceux qui prétendent qu'il n'y aura pas de coût social, je reste sceptique. Selon les élus que nous avons rencontrés, près d'un quart des ménages de Fessenheim travaille à EDF. La fermeture provoquerait un séisme.
Outre ses effets sur l'emploi, la fermeture aurait des conséquences sur les finances locales de la commune de Fessenheim et de la communauté de commune Essor du Rhin. En 2013, EDF a versé 13 millions d'euros d'impositions locales au titre de la centrale. Environ 80 % des ressources fiscales de la communauté de communes provient des impositions locales versées par EDF. Comme indiqué par mon collègue Mariton, en l'absence de réforme des mécanismes de compensation, la commune de Fessenheim, qui avait 3,7 millions d'euros de recettes en 2013, accuserait un déficit de 1,1 million d'euros en 2020.
Il convient ensuite d'ajouter le coût des travaux que devra entreprendre RTE sur l'infrastructure électrique afin de redimensionner le réseau alsacien et d'assurer l'approvisionnement de la région. Un premier lot de mesures, évalué à quelque 50 millions d'euros, serait nécessaire pour accompagner l'arrêt. Sachant que nous exportons de l'électricité, il faut aussi envisager des conséquences sur la balance commerciale française.
Environ dix pages du rapport sont consacrées à l'évaluation du coût, qui n'a donc pas été faite sur un coin de table. Selon les hypothèses l'estimation du coût peut être moins élevée. Si l'on estime que seule la durée certaine doit être indemnisée, soit quatre années de fonctionnement à partir de 2016, le montant de l'indemnisation chute alors à 750 millions d'euros. Il est néanmoins probable que le juge retienne l'idée selon laquelle EDF a bien perdu une chance de poursuivre son exploitation au-delà de 2019-2021, et indemnise l'exploitant en conséquence.
EDF et le ministère, les deux interlocuteurs privilégiés, ne se sont pas distingués par leur coopération remarquable. J'ai été surpris d'apprendre qu'EDF n'a pas de comptabilité analytique par centrale et nous avons donc dû reconstituer les chiffres.
Effectivement, ces deux interlocuteurs se sont montrés très peu coopératifs.
Reprenons les calculs. Nous évaluons le coût de l'arrêt de deux réacteurs à quatre milliards d'euros et, d'ici à 2025, il est prévu d'en arrêter une vingtaine. Même s'ils n'ont pas tout à fait le même profil de vie que ceux de Fessenheim, le coût total serait de l'ordre de 40 milliards d'euros. Imaginons que les fermetures ne soient pas effectuées de manière linéaire mais décalée jusqu'en 2025, ce qui poserait de sérieux problèmes sur le plan industriel mais qui serait le plus économe au regard de la perte de chance économique, le coût n'atteint pas 40 milliards d'euros mais il s'en approcherait. Tel est le coût d'indemnisation de la stratégie énergétique qui nous est proposée.
Je remercie vivement Marc Goua et Hervé Mariton qui, dans des conditions difficiles et dans un laps de temps court, ont travaillé de façon aussi approfondie que possible et ont rédigé un rapport équilibré et objectif.
Pourquoi ai-je demandé à nos deux rapporteurs d'effectuer ce travail, il y a quatre mois ? Parce que l'État et l'opérateur EDF ne nous fourniraient pas d'éléments financiers, nous plaçant ainsi dans une situation stupéfiante : avoir à examiner le projet de loi relatif à la transition énergétique sans qu'aucun élément financier ne soit fourni, puisque l'étude d'impact est muette sur ce sujet. Le manque de réponse d'EDF est notamment lié au fait que le mandat du président est en cours de renouvellement. Quand des milliards d'euros sont en jeu, notre Commission a le devoir d'essayer d'apporter un minimum d'éclairage.
Après l'annonce présidentielle sur la fermeture de Fessenheim puis sur un plafonnement global, et compte tenu de la modification de la procédure prévue par le projet de loi – la décision de fermeture est transférée de l'ASN à l'État –, nous allions nous trouver, dans un processus dénué de toute analyse financière.
Lorsque j'ai accompagné mes deux collègues à Fessenheim et, sans être un spécialiste de ces questions, je me suis rendu compte de plusieurs choses. Il existe des partenariats avec des entreprises allemandes et suisses qu'il faudra indemniser. Des travaux, demandés par l'ASN pour prévenir les risques d'inondation de cette centrale proche du Rhin, sont en cours de réalisation. Les effets d'une fermeture sur les finances locales se chiffrent en centaines de millions d'euros. Une étude extrêmement rigoureuse de l'INSEE montre que 2 000 emplois seraient supprimés.
Vous pourrez vous faire votre jugement, à partir de tous ces éléments contenus dans le rapport. Pour ma part, je trouve absolument scandaleux que la ministre se permette, après avoir autorisé le débat public sur un projet de loi qui ne contient aucune étude d'impact digne de ce nom puisqu'elle n'a pas de volet financier, de traiter à l'avance ce travail de « farfelu ». Cela montre à quel point le processus est complètement détourné pour des raisons quasi idéologiques.
Je demande à tous les membres de cette commission d'avoir une exigence : qu'il y ait des études financières avec des variantes et que, à partir du remarquable travail fait par notre Commission, tous les éléments de coût soient apportés, analysés voire contestés, à la fois par les services de l'État et par l'opérateur. C'est de cette manière que nous arriverons à prendre des décisions en connaissance de cause. Cette question porte sur plusieurs dizaines de milliards d'euros. Dans un pays qui ne parvient pas à réduire ses déficits, traiter le sujet avec autant de désinvolture me paraît hautement irresponsable.
Je ne saurais dire mieux que le président de notre Commission. Tous les chiffres que nos deux rapporteurs spéciaux présentent sont bien connus localement. En tant qu'élue du Haut-Rhin, je crains même que les conséquences sociales d'une fermeture de Fessenheim ne soient plus lourdes que celles qu'ils décrivent. En tout état de cause, elles dépasseraient largement les alentours de la centrale.
Il est urgent de prendre conscience de l'impact social et économique extrêmement négatif de cette décision. Aujourd'hui, aucune donnée ne nous laisse penser qu'une reconversion est envisageable ni espérer que ceux qui perdront leur emploi en retrouveront un autre à court terme. Rien ne nous prouve que la fermeture de la centrale soit nécessaire ; tout montre au contraire qu'il s'agirait d'une décision symbolique fondée uniquement sur une position idéologique.
Membre de la commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi relatif à la transition énergétique, j'ai constaté que l'étude d'impact jointe au texte, prenait en compte une croissance annuelle de 1,8 % sur la période 2012-2050 et faisait l'hypothèse d'une fermeture de 30 % des cinquante-huit réacteurs nucléaires français d'ici à 2030. Si le taux de croissance de notre économie ne dépasse pas 1 %, ce qui correspond aux prévisions de l'OCDE et de la Commission européenne, il faudrait alors fermer la moitié des réacteurs. L'étude d'impact, dont ce devrait pourtant être l'objet, ne comporte aucun élément sur le coût économique et social de ces perspectives.
Aujourd'hui, aucun juriste sérieux ne conteste la nécessité d'une indemnisation d'EDF. Si son conseil d'administration, au sein duquel l'État est majoritaire, ne la réclamait pas, les intérêts minoritaires attaqueraient en justice pour abus, et ils gagneraient.
Les estimations présentées par le rapport d'information ne concernent pas directement la centrale de Fessenheim mais des réacteurs du type de ceux qui y sont installés. Je me suis rendu sur place à titre personnel, et j'ai rencontré le directeur qui a répondu à toutes mes questions. Fessenheim est la centrale dont la fermeture coûtera le plus cher avec celle de Chooz en raison de leurs liens particuliers avec les pays voisins. La centrale de Fessenheim a été cofinancée par les électriciens allemand et suisse qui bénéficient d'une partie de la production au prorata de leur investissement. Ils demanderont donc une indemnisation bien supérieure à celle que le rapport d'information prend en compte.
Sommes-nous en mesure de dépenser 40 milliards d'euros pour indemniser EDF et ses partenaires ? Je ne suis pas un partisan effréné du nucléaire : selon moi, la part du nucléaire dans la production électrique française doit reculer, mais cela doit se faire à un rythme raisonnable.
Le sujet dont nous traitons est au coeur d'un débat public majeur qui nous interroge d'abord en termes de sûreté et de sécurité. Il pose la question du développement durable et comporte également des enjeux financiers.
Pour ma part, j'estime que l'industrie nucléaire participe aujourd'hui à la compétitivité de la France. Elle a toute sa place dans notre pays, et elle l'aura pendant encore longtemps. Cela ne doit toutefois pas nous empêcher de nous montrer volontaristes afin de faire diminuer la part de l'énergie d'origine nucléaire dans notre production et de permettre l'émergence des énergies renouvelables – ENR.
Le rapport d'information traite essentiellement des enjeux financiers de la fermeture de Fessenheim. Concernant les enjeux locaux, permettez-moi de vous dire que ma compassion pour les « communes nucléaires » a quelques limites : ceux qui, comme moi, viennent de communes beaucoup plus pauvres auront du mal à les plaindre, ils savent à quel point elles ont pu bénéficier durant des années d'une véritable « rente nucléaire ». Pour en revenir au coeur du rapport d'information, il me paraît un peu court de mettre en avant un scénario unique de fermeture de vingt réacteurs, dont la première ne coûterait pas moins de 5 milliards d'euros, au motif qu'une des hypothèses de RTE se fonde sur la stabilité de la consommation. Ces hypothèses ne sont que des hypothèses, et elles ne se réalisent jamais. Cela est d'autant plus gênant que seul ce scénario sera retenu et diffusé pas les médias.
De la même façon, les calculs prévoyant une indemnisation pour un montant de 4 milliards d'euros se fondent sur une durée de vie de la centrale de soixante ans, ce qui paraît un peu long lorsque l'on sait que l'Autorité de sûreté nucléaire – ASN – ne s'est prononcée que pour une exploitation jusqu'en 2021.
Nous ne pouvons pas mener le débat public sur le nucléaire en faisant primer l'argument économique comme vous le proposez. Parce que la fermeture de toute centrale pose un problème économique, il deviendrait alors impossible de sortir du nucléaire. Si notre Commission veut faire la transparence sur les coûts du nucléaire à partir du cas de la fermeture d'une centrale, il faut qu'elle travaille sur tous les coûts, y compris ceux qui sont masqués. Quid des coûts différés liés au démantèlement inéluctable des centrales ? Quid d'une fermeture que l'ASN imposerait du jour au lendemain ?
Depuis les années 1970, l'énergie nucléaire a beaucoup apporté au pays, y compris en termes de développement durable car elle est faiblement émettrice de gaz à effet de serre. Une transparence d'ensemble serait néanmoins nécessaire, et le rapport d'information aurait probablement gagné, sur ce plan, à être moins caricatural.
Monsieur Lefebvre, alors que le développement durable vise à éviter les émissions de CO2 dans l'atmosphère, vous mettez en cause une technologie faiblement émettrice. Pourquoi, au contraire, ne pas valoriser une énergie propre qui ne pollue pas ?
Le mix énergétique est un mythe. Il s'agit d'une « invention politique » fondée sur un équilibre politique et non sur la réalité de la production énergétique. Ceux qui parlent du mix n'abordent par exemple jamais la question de l'hydraulique car la création d'un barrage soulève des résistances. On évoque en revanche largement le photovoltaïque ou l'éolien. La progression folle de la contribution au service de l'électricité – CSPE – liée au surcoût des contrats d'achat d'énergies renouvelables – ENR – n'est guère tenable : les Français accepteront-ils de payer deux fois plus cher uniquement pour aider les ENR ? Ces questions ne sont jamais abordées alors que certains spéculent sur le « mix » et font des fortunes…
Je m'inscris en faux contre les propos de la ministre de l'écologie, du développement durable et de l'énergie qui parle d'un rapport « farfelu ». Ce qui est farfelu, c'est la « stratégie du mix » qui vise à imposer l'abandon d'un avantage compétitif majeur au profit d'énergies plus coûteuses. Cet énorme gâchis m'effraie et me consterne. La France est bien incapable de s'engager dans de telles dépenses. Retrouvons la raison ! Nous avons besoin d'une étude d'impact financier qui permette de dire la vérité aux Français. Sans cela, le projet de loi relatif à la transition énergétique serait voté sur un énorme malentendu, un quiproquo qui aurait des conséquences graves.
Ce rapport d'information porte sur le chiffrage de la fermeture anticipée de réacteurs, Il n'est pas normal que l'étude d'impact du projet de loi relatif à la transition énergétique soit lacunaire sur un point aussi essentiel.
Concernant l'énergie nucléaire de façon plus générale, je rappelle que la Cour des comptes a présenté en 2012 un rapport sur les coûts de la filière électronucléaire ; il faudra continuer de mener ce type de travaux.
Monsieur le président, vous avez raison : une étude financière aurait dû accompagner le projet de loi relatif à la transition énergétique.
Pour notre part, nous souhaiterions connaître le coût réel du nucléaire pour notre pays, sujet qui n'est pas abordé par le rapport d'information. Vous avez évoqué une analyse équilibrée et éclairante ; j'estime au contraire qu'elle est orientée et qu'elle ne nous éclaire pas. Ce travail s'apparente à mon sens à une opération de communication.
Sur le plan de la méthode, des associations, parmi lesquelles Stop Fessenheim, Halte au nucléaire, ou Alsace nature, font savoir que M. Mariton n'était pas présent lors de leur audition, et qu'« aucun des éléments » qu'elles ont fournis n'a été repris dans le rapport d'information. Votre analyse est orientée, et vous plaidez uniquement à charge contre la fermeture de Fessenheim. Vous ne tenez compte que des emplois détruits sur le site alors que la substitution par les ENR produira de l'emploi ailleurs. Je rappelle qu'il n'y a rien de meilleur pour l'économie et l'emploi que la transition énergétique : un mégawatt produit grâce au nucléaire nécessite un emploi alors qu'un mégawatt solaire en demande neuf, et un mégawatt éolien, 3,3.
Toutes les études montrent que, si nous menions réellement à bien la transition énergétique, 330 000 emplois pourraient être créés à l'horizon de 2030. Ne parlez pas de catastrophe sociale : un chemin de sortie de crise se dessine au contraire pour notre pays dans une période où le chômage progresse !
Votre étude est très orientée, très partielle et très locale. Si vous preniez le problème dans son ensemble, vos conclusions ne pourraient être que plus positives.
Votre évaluation de l'indemnisation s'est faite sans EDF ; cela fragilise vos hypothèses. Vous travaillez sur une durée de vie des centrales de soixante ans ce qui me paraît une hypothèse très haute alors que le débat porte aujourd'hui sur les quarante ans. Vos évaluations finissent par entrer dans une fourchette comprise entre 650 millions d'euros et 5,7 milliards d'euros : vous avouerez que c'est assez large et que cela fragilise aussi la fiabilité de votre étude. On connaît bien la méthode qui consiste à prendre deux hypothèses fantaisistes aux deux extrêmes de l'échelle pour parvenir à la moyenne que l'on souhaite. Elle permet de se parer de toutes les vertus et d'affirmer que l'on recherche l'équilibre, mais il n'en est rien. À mon sens, votre scénario médian n'en est pas du tout un : il repose au contraire sur des hypothèses extrêmes.
Nous refusons d'autant moins de raisonner en termes de coût que, pour nous, le nucléaire est un coût pour la France et non une chance, mais il faut aussi voir plus loin. Je ne suis pas née en voulant sortir du nucléaire. « On ne naît pas écologiste, on le devient » dit Nicolas Hulot. Je me suis opposée au nucléaire le jour où j'ai compris que nous ne savions pas traiter les déchets et que leur durée de vie atteignait 24 000 ans pour le plutonium. Voulons-nous laisser de tels déchets à nos enfants ? C'est cela que vous appelez une énergie propre ? Nous ne pouvons pas aborder le nucléaire sous le seul angle économique.
Madame Sas, vous devriez lire le rapport rédigé par M. Denis Baupin au nom de la commission d'enquête relative aux coûts de la filière nucléaire remis au mois de juin dernier : avec les réacteurs de quatrième génération, les déchets produits seront beaucoup plus propres. Cela dit, le projet de loi relatif à la transition énergétique n'en tient pas compte non plus. Il n'attend pas plus les résultats de la commission d'enquête relative aux tarifs de l'électricité qui vient à peine d'être créée. Comment pouvons-nous travailler correctement sur ce projet alors que nous ne disposons que d'une étude d'impact indigente et que le Premier ministre semble adopter une nouvelle orientation en matière de politique énergétique ? Au moment où les écologistes rompent avec le parti socialiste ne vient-il pas d'affirmer : « le nucléaire est une filière d'avenir » ?
Le rapport d'information que nous examinons aujourd'hui devrait pousser la commission des Finances à réclamer le report de l'examen du projet de loi. Attendons les résultats de la commission d'enquête en cours ! Demandons au Premier ministre de nous expliquer ses déclarations et ses choix ! Décaler de six mois ou d'un an l'examen d'un projet de loi portant sur un sujet aussi important ne serait vraiment pas grave.
Pour auditionner la directrice de cabinet de Mme la ministre de l'écologie, du développement durable et de l'énergie, nous avons dû envoyer à cette dernière une lettre avec accusé de réception. Disons que le ministère n'a pas fait montre d'une transparence exemplaire ! Monsieur le président, je vous propose de convoquer Mme la ministre pour qu'elle nous présente les conséquences financières et budgétaires des articles du projet de loi de transition énergétique consacrés à l'avenir du nucléaire.
Madame Sas, je vous remercie d'avoir pris acte de notre choix de retenir la plus grande diversité d'hypothèses. C'est un signe de l'esprit d'ouverture du rapport. Chère collègue, vous aurez aussi remarqué que même les hypothèses basses sont très coûteuses.
Aujourd'hui les « quarante ans » ne sont plus un sujet de discussion. J'ajoute que l'ASN ne limite pas à quarante ans la durée des centrales, elle considère seulement qu'au-delà, il est nécessaire de prendre de nouvelles décisions.
La fermeture de deux réacteurs n'est pas une supputation : ce scénario est totalement assumé par l'exécutif et par l'opérateur. Il s'agira de l'une des conséquences de l'adoption du projet de loi relatif à la transition énergétique ; personne ne le conteste. Nous savons aussi désormais de façon certaine qu'il y aura indemnisation, même si son montant fait encore l'objet de débats.
Monsieur Lefebvre, vous avez évoqué les coûts liés au démantèlement des centrales. Ces coûts sont certains, et il faudra les décompter quoi qu'il arrive. Ils ne sont pas liés au caractère anticipé de la fermeture d'un réacteur. C'est pourquoi, nous ne les avons pas retenus dans nos calculs. Si nous l'avions fait, ceci aurait alourdi la note.
J'entends dire depuis ce matin que le rapport d'information que je présente est le fruit de « l'expression de lobbies ». C'est totalement inadmissible ! Une mission m'a été confiée ; avec Hervé Mariton, nous avons tenté de travailler le plus honnêtement possible à partir des éléments que nous avons recueillis. Il est intolérable que nous soyons accusés d'avoir subi la pression des lobbies. Comme lorsque j'ai travaillé en 2012 à un rapport d'information sur la question sensible de l'achat d'Uramin par AREVA, je me suis attaché honnêtement aux faits.
Nous avons reçu les associations et leurs contributions ne vont pas toutes dans le sens que vous espérez. Certaines associations estiment que la création d'un pôle exemplaire pour se substituer à la centrale fermée ne constituait pas une solution réaliste et que le nombre d'emplois créés serait faible. En matière d'emploi, nous avons fondé nos calculs sur le rapport de l'INSEE que j'ai déjà cité. Certes les énergies renouvelables créent des emplois, mais alors que notre pays traverse de très graves difficultés économiques et que les industries quittent la France, faut-il renoncer au pôle d'excellence que constitue le nucléaire et aux 400 000 emplois qui en relèvent ? Demain, si nous nous méfions de nos propres produits, pourrons-nous continuer à exporter des centrales nucléaires ?
Pour parvenir aux estimations qui sont les nôtres, nous avons étudié une grande diversité d'hypothèses. Une dizaine de pages y sont consacrées dans le rapport d'information. Tous les éléments sont à votre disposition – l'hypothèse d'une durée de vie de soixante ans n'est pas la seule prise en compte ; celle de quarante ans y figure aussi.
Mes chers collègues, je vous remercie. Je proposerai à Mme Ségolène Royal, ministre de l'écologie, du développement durable et de l'énergie, de venir nous présenter, dès que le calendrier le permettra, les éléments financiers relatifs au projet de loi relatif à la transition énergétique.
En application de l'article 146 du Règlement, la Commission autorise la publication du rapport d'information relatif au coût de la fermeture anticipée de réacteurs nucléaires : l'exemple de Fessenheim.
La Commission en vient à l'examen du rapport d'information de M. François Cornut-Gentille : Polytechnique, l'X dans l'inconnu.
Pour faire un lien avec la discussion qui précède sur l'avenir du nucléaire et la transition énergétique, je rappelle que l'une des grandes missions de l'École polytechnique consiste à former des cadres de la haute administration scientifique et technique qui soient en mesure d'éclairer de tels débats.
En tant que rapporteur spécial du programme « Préparation de l'avenir » de la mission « Défense », il était logique que je m'intéresse à Polytechnique, école placée sous la tutelle de la direction générale de l'armement – DGA –. L'année dernière, j'ai constaté que la dotation de l'École progressait alors que d'autres opérateurs de l'État voyaient la leur se réduire. Cela a évidemment suscité mon intérêt. La petite polémique à laquelle avait donné lieu la question de la « pantoufle » lors de l'examen des crédits de l'École inscrits au budget pour 2014 a constitué un élément supplémentaire qui a motivé la rédaction de ce rapport d'information.
Il ne s'agit pas d'un rapport budgétaire mais plutôt d'une interrogation sur la mission de l'École du point de vue de l'État car il me paraît essentiel que tous les acteurs soient au clair sur ce sujet.
Ce rapport est divisé en quatre parties dont la première est intitulée : « L'X, une école française singulière d'excellence scientifique et technique » vise à montrer l'originalité de l'École qui dispense une formation plus que jamais d'actualité.
La singularité de l'école tient au caractère pluridisciplinaire des hautes formations scientifiques et techniques qu'elle dispense. Cette originalité vaut par rapport aux écoles françaises, mais aussi par rapport aux grandes écoles étrangères. Le lien fort de l'école avec le ministère de la défense, auquel les X sont particulièrement attachés, renforce son originalité. Il permet d'offrir aux jeunes concernés un vécu collectif atypique et leur donne une approche particulière du management. La vision transdisciplinaire apportée par l'X donne à ses étudiants la capacité à comprendre le monde d'aujourd'hui, et d'innover. Ils reçoivent en ce sens une formation particulièrement adaptée à la société actuelle.
La seconde partie du rapport tente de réfléchir sur l'école qui s'est trouvée fragilisée dans son identité et sa mission.
Le désengagement de l'État de la sphère scientifique et technique explique en partie cette évolution.
Le lien entre l'École et le service de l'État est de plus en plus ténu. Jusqu'au début des années 1970, la majorité des X entraient au service de l'État. Ce n'est plus le cas depuis. En 1991, seulement 37,4 % des élèves d'une promotion rejoignaient un grand corps de l'État ; en 2002, cette part est tombée à 20 % ; aujourd'hui, elle est de 17,5 %.
Ce retrait de l'État de la sphère scientifique et technique s'est accompagné d'une certaine « mollesse » de la tutelle de l'École, les remarques formulées tant par la Cour des comptes que par le contrôle général des armées ou l'inspection générale de l'éducation nationale dans des rapports parus au cours des années 2000 n'ayant été prises en compte que de manière très imparfaite.
Par ailleurs, il apparaît que le lien de Polytechnique avec la défense est de plus en plus ténu : 16 ou 17 élèves se tournent aujourd'hui vers le corps de la Direction générale de l'armement – GA –, et il n'y a qu'un officier tous les deux ans environ pour rejoindre les forces armées.
Un autre grand facteur ayant conduit à la remise en cause de Polytechnique au sein de la communauté de la défense est celui de la mondialisation de l'enseignement supérieur, que la participation de l'École au projet de Paris-Saclay a encore accentué, avec l'intégration de l'X à un campus d'une culture très différente de la sienne, privilégiant les classements internationaux.
Ce que l'on a appelé la crise de la pantoufle a beaucoup attiré l'attention des médias à partir de 2003, et force est de constater qu'il a fallu beaucoup de temps à l'École pour trouver une solution à ce problème. La pantoufle, c'est la somme que doivent rembourser les X qui n'entrent pas au service de l'État à l'issue de leur scolarité, et qui n'était plus réclamée depuis la réforme X2000 – plus exactement, elle était, d'une façon paradoxale, réclamée à ceux des anciens élèves qui n'auraient passé que quelques années au service de l'État. Le caractère trop lâche de la tutelle apparaît ici de manière flagrante, puisqu'il a fallu une quinzaine d'années pour que l'on s'aperçoive du problème: certes, Polytechnique a affirmé en 2010 la nécessité de réformer le système de la pantoufle, mais ce n'est que fin 2014 qu'une réforme est censée réellement aboutir. Si cette réforme, dont les grandes lignes m'ont été exposées, paraît satisfaisante, on ne peut que regretter le temps qui a été nécessaire à son élaboration et à sa mise en oeuvre : en la matière, le moins que l'on puisse dire est que la tutelle de l'École n'a pas été très active.
Je m'efforce de démontrer, en une troisième partie, que l'X a réagi en adoptant plusieurs mesures importantes au cours des quinze dernières années, en réponse aux rapports de la Cour des comptes, de l'Inspection générale de l'armement et de l'éducation nationale que j'ai évoqués précédemment. Ainsi, une comptabilité analytique a été mise en place à partir de 2011, tandis qu'un contrat d'objectifs et de performances était conclu entre l'École et le ministère de la défense en 2012. Fin 2012 a été accomplie une avancée majeure en matière de gouvernance : le principe d'une présidence jusqu'alors bénévole et à temps partiel a été abandonné au profit de la nomination d'un directeur général et un président à plein-temps. Les choses ont donc évolué, et ce serait faire preuve de sectarisme que de ne pas le reconnaître.
Dans un contexte budgétaire contraint, l'X a dû chercher des moyens d'accroître ses ressources propres. C'est la Fondation de l'École polytechnique qui se charge de collecter des fonds d'origine privée, d'un montant actuellement compris entre 5 et 10 millions d'euros – environ 7 millions d'euros, me semble-t-il –, et que l'École a pour objectif de faire passer à 20 millions d'euros dans les années à venir. La stabilisation, voire la réduction prévisible de la dotation publique, qui nécessiterait un accroissement de la part de financement privé, susciterait des interrogations, justifiées par le fait qu'une entreprise qui finance une école finit inévitablement par peser sur le contenu de l'enseignement dispensé. Par ailleurs, de nombreuses entreprises préfèrent dispenser leurs dons aux écoles d'application plutôt qu'à l'X car, si le principe de la pluridisciplinarité est intéressant du point de vue de l'intérêt général, du service de l'État et de l'innovation, les entreprises qui apportent des fonds veulent en voir rapidement les effets concrets. En résumé, si la démarche consistant à accroître ses ressources propres est intéressante, il faut s'interroger sur ses limites et ses conséquences potentielles sur l'avenir de l'X.
Face à la mondialisation, l'École polytechnique a fait le choix d'entrer dans la compétition mondiale, avec la participation au pôle de Paris-Saclay et au classement de Shanghai, ainsi que par la mastérisation des enseignements, c'est-à-dire la mise en place – comme à Sciences Po – de cycles de trois années. Aujourd'hui, les élèves du cycle polytechnicien ne sont que 400 sur les 1 000 que compte l'École au total : la spécificité Polytechnique se trouve donc minoritaire, ce qui me semble nécessiter une réflexion quant aux conséquences d'une telle évolution.
Enfin, dans la quatrième partie du rapport, je souligne que l'École dispose désormais, avec le contrat d'objectifs et de performance, d'un document de référence prenant en compte toutes les évolutions que j'ai évoquées, qu'il s'agisse du recul de l'État ou de la mondialisation. On peut cependant s'étonner que l'X en reste à un simple constat de ces évolutions, sans que soient formalisées les interrogations que ce constat devrait lui inspirer quant à son identité et son avenir. Pour ma part, j'estime absolument nécessaire que l'État engage un dialogue renouvelé avec l'École afin de définir des solutions sur tous les points qui paraissent encore flous.
À l'heure actuelle, le texte de référence sur les grandes orientations de l'X reste le texte de la loi Debré de 1970, qui définissait le service apporté par l'École à l'État d'une part, à l'économie nationale d'autre part. Si ces deux axes me paraissent toujours valables, je pense que le service de l'État n'est sans doute plus le même qu'il y a plus de quarante ans, et qu'il conviendrait de redéfinir avec l'École de quel cadre scientifique et technique l'État a besoin aujourd'hui. Dans les années 1980, Bernard Esambert, alors président du conseil d'administration de Polytechnique, évoquait les « officiers de la guerre économique » – une expression évoquant l'idée d'une entité très organisée. L'économie a évolué, elle aussi, ce qui me paraît justifier que l'on constitue aujourd'hui les « forces spéciales de la mondialisation ». L'École n'est pas en mesure de repenser elle-même les services qu'elle doit rendre : elle a besoin de mener cette réflexion dans le cadre d'un dialogue avec l'État.
Il est apparu, lors des auditions auxquelles j'ai procédé, que de nombreux cadres de haut niveau de l'administration scientifique et technique avaient le sentiment – acquis depuis l'élaboration du Grenelle de l'environnement, et que le débat sur la transition énergétique n'a fait que confirmer – de ne pas être écoutés en dépit de leurs compétences dans ces domaines. La valorisation par l'État de son administration scientifique et technique est une question à part entière – ainsi que celle du recrutement, sur laquelle j'aurai l'occasion de revenir.
Le lien entre l'École et la défense est d'ordre quasi charnel pour les polytechniciens, dont il marque profondément la formation. Si l'on veut que ce lien perdure, on ne peut se contenter de la tradition : il faut se demander ce que Polytechnique peut vraiment apporter aux armées. Actuellement, un seul officier polytechnicien rejoint l'état-major des armées tous les ans, voire tous les deux ans – pour 70 millions d'euros de subventions publiques. Il est permis de se demander si des liens ne seraient pas à créer entre l'Institut des hautes études de défense nationale – IHEDN – et Polytechnique, si un « campus défense » ne pourrait être constitué autour de l'X au sein de Paris-Saclay, ou encore s'il ne serait pas possible de créer des start-up dans ce domaine.
Je conclurai sur trois remarques. Premièrement, l'École m'a fait très bon accueil : le président et le directeur général se sont tenus à ma disposition et m'ont donné rapidement accès à tous les documents que j'ai souhaité consulter ; je les remercie de m'avoir permis de travailler dans ces conditions et j'espère qu'ils ne m'en auront pas trop voulu de ne pas les avoir laissés tenir ma plume quand je suis entré dans la phase de rédaction de mon rapport. J'ai cependant noté une certaine défiance à mon égard et surtout à celui de ma mission – une réaction suscitée par l'idée que Polytechnique est déjà parfaitement consciente de sa situation, et qu'elle n'a donc pas de problème à résoudre.
Or, si le constat de la situation est effectivement posé, les solutions, elles, restent à définir. J'en donnerai deux exemples concrets. D'une part, si l'excellence de l'École se voit surtout en matière de service de l'État, les majorités successives font part d'une certaine déception en ce qui concerne le rôle de Polytechnique dans la haute fonction publique : on a de plus en plus de difficultés à attirer les meilleurs – que les X-Mines sont supposés être, suivis de près par les X-Ponts – et surtout à les maintenir durablement au service de l'État, alors même que nous avons à résoudre des problèmes scientifiques et techniques de plus en plus importants. Il y a trente ou quarante ans, le dernier des X-Ponts devait être trentième ou quarantième de sa promotion ; actuellement, il se situe plutôt aux alentours du deux cent cinquantième rang. Comme on le voit, le prestige que représentait autrefois, pour les polytechniciens, le fait de servir l'État, n'est plus ce qu'il était. D'autre part, l'X, lancée dans la compétition mondiale dans le contexte de mondialisation que l'on connaît, a reculé d'une centaine de places au classement de Shanghai depuis l'année dernière. Il me paraît donc important de souligner que l'École appartient à la Nation, et que la définition de sa stratégie ne saurait se faire dans le cadre restreint d'un dialogue entre les polytechniciens et entre les différents corps de l'École : c'est à l'État à son plus haut niveau qu'il revient de définir les missions de l'École.
Certains se sont étonnés du fait que je n'arrive pas avec des réponses toutes faites, mais pour moi, il faut commencer par se poser les bonnes questions. Deux options sont envisageables. La première consiste à prendre les critères de la mondialisation tels qu'ils nous sont proposés sur le modèle anglo-saxon : dans ce cas, cela implique que certaines traditions auxquelles les polytechniciens sont attachés – en particulier le lien avec la défense et le service de l'État – n'aient plus de sens, et puissent même gêner l'École dans la compétition mondiale à laquelle elle prend part. La seconde est de considérer que le sens de l'intérêt général, la pluridisciplinarité, et d'autres spécificités héritées de la tradition peuvent conserver un sens dans le contexte de la mondialisation et que, sans s'occuper du classement de Shanghai, on peut s'efforcer de rénover le modèle français qui a fait le succès de l'X.
Si je n'ai pas souhaité formuler de propositions de réforme, c'est aussi parce que j'estime que la définition de l'X de demain doit être précédée d'une réflexion interministérielle – car l'X n'intéresse pas seulement la défense, mais aussi l'industrie, l'environnement, les nouvelles technologies et le rayonnement de la France dans le monde. À l'heure actuelle, c'est par la direction des ressources humaines de la DGA que la tutelle de l'École est exercée, alors que les problématiques relatives à la mondialisation auxquelles elle doit faire face ont vocation à être traitées par les services du Premier ministre.
L'intérêt montré par la presse et l'opinion publique à l'égard de ce rapport est révélateur du fait qu'actuellement, tout ce qui concerne les élites focalise l'attention. L'une des critiques les plus couramment formulées à leur encontre est celle de la reproduction sociale : les élites seraient majoritairement des enfants d'enseignants, issus de la bourgeoisie. Si ce n'est pas complètement faux en ce qui concerne Polytechnique, il n'est pas de mon propos de m'étendre sur cette question ; je dirai simplement que quand elles font leur travail, les élites sont acceptées, et que c'est seulement quand on ne connaît ce qu'elles font qu'une certaine méfiance peut s'installer. La critique à l'égard des polytechniciens ne date pas d'aujourd'hui. Cependant, on avait en réalité un grand respect pour l'apport des polytechniciens au pays, à ses infrastructures et ses entreprises, qui était bien visible – ce qui n'est malheureusement plus le cas aujourd'hui.
Nous vous remercions pour votre rapport très approfondi qui soulève de nombreuses interrogations. Je pense, comme vous, que le positionnement de Polytechnique a vocation à être précisé par l'État au sens général du terme.
Ce rapport m'inspire deux séries de réflexions. Premièrement, je suis frappé par la dégradation de l'expertise scientifique et technique de l'État à laquelle nous assistons depuis une vingtaine d'années, due en partie à l'hémorragie des personnels issus des corps d'État qui, après avoir bénéficié de formations d'une très grande qualité, renoncent de plus en plus souvent à le servir. Lorsque nous avons auditionné la Cour des comptes et l'Autorité de la concurrence au sujet des sociétés concessionnaires d'autoroutes, ces deux instances ont souligné l'affaiblissement de la capacité d'expertise technique de l'État.
J'en donnerai deux exemples, le premier étant issu de mon expérience personnelle. Entré en qualité d'ingénieur des Ponts au ministère de l'équipement en 1976, je peux vous assurer qu'à l'époque, cela voulait dire quelque chose, aussi bien en termes de compétences que de sens de l'intérêt général – des aspects ayant aujourd'hui pratiquement disparu. Or, comme l'a dit M. le rapporteur, si l'élite était alors respectée, c'est parce que les résultats de son travail étaient visibles de tous. Je précise toutefois que l'amoindrissement de la capacité d'expertise technique de l'État résulte sans doute également pour partie de l'affaiblissement général de l'État, lié au processus de décentralisation.
Le deuxième exemple est celui du projet de loi de transition énergétique, dont l'examen en commission a été l'occasion de mettre en évidence le manque d'expertise scientifique et technique que l'on serait en droit d'attendre de l'État.
D'une manière plus générale, j'ai l'impression que la société et la puissance publique – y compris la représentation nationale – négligent de plus en plus cette expertise ce qui est pour le moins étonnant pour une société constamment demandeuse de nouvelles avancées technologiques.
Deuxièmement, à propos de la pantoufle. Un jeune polytechnicien ayant choisi le corps des Ponts – ce qui est méritoire – va, s'il quitte au bout de cinq ans le ministère où il a travaillé, devoir rembourser une partie de sa formation, alors que son condisciple intégrant un fonds d'investissement après avoir passé un master n'aura, lui, rien à rembourser – ni au titre de la rémunération de plus de 800 euros mensuels qu'il a perçue en tant qu'élève, ni au titre de la formation qui lui a été dispensée. Cette situation était proprement aberrante. L'État, qui consent un gros effort au profit de l'École polytechnique, doit en retirer quelque bénéfice, plutôt que d'être systématiquement dédaigné en tant qu'employeur – un phénomène dont l'origine remonte au début du XXe siècle en ce qui concerne la défense.
Quand j'entends dire que les centraliens ont tendance à prendre le pas sur les polytechniciens dans un certain nombre d'activités, cela me rappelle de vieux souvenirs. Quand, en 1966, le général de Gaulle a nommé Edgar Pisani – ce « réformateur vocationnel », comme disait Edgar Faure – à la tête d'un grand ministère de l'équipement réunissant les transports et la construction, cela a abouti, un an plus tard, à la création des directions départementales de l'équipement. À l'époque, les polytechniciens et les centraliens se livraient une concurrence farouche pour travailler au service des DDE – alors même que les conditions de travail n'y étaient pas celles d'aujourd'hui, ces services étant souvent logés dans des bâtiments vétustes ou des préfabriqués !
Pour ce qui de la pantoufle, j'y vois moi aussi un scandale. Quand un inspecteur des impôts décide, après quelques années de cette activité, de rejoindre un cabinet fiduciaire, il a l'obligation de rembourser ce dont il a bénéficié, et c'est bien normal – ce qui l'est moins, c'est qu'un polytechnicien menant carrière dans le secteur privé dès sa sortie de l'École ait été exonéré de cette obligation.
Cela étant, cette pratique n'est pas nouvelle, et son observation nous renseigne également sur le niveau des enseignements dispensés par l'X. Il paraît que, depuis quelque temps, on reproche aux polytechniciens désireux de travailler pour les banques londoniennes une formation mathématique insuffisante s'ils n'ont pas suivi le séminaire de mathématiques financières de Paris VI. Il y a là de quoi se poser des questions.
De même, le fait pour les polytechniciens de prendre part à la compétition mondiale, notamment dans le secteur pétrolier, a mis en évidence le fait que la France pouvait être vue, de l'étranger, comme un pays de castes. François-Xavier Ortoli, ancien ministre de l'économie et des finances, et PDG de Total de 1984 à 1990, m'a ainsi rapporté que les Américains présents sur les plates-formes pétrolières indonésiennes s'étonnaient que constater que le directeur régional de Total était polytechnicien, tandis que son subordonné immédiat était centralien, et les directeurs de plates-formes souvent issus des Arts et Métiers ! Peut-être notre pays a-t-il grandi trop vite, et insuffisamment évolué sur certains points.
En conclusion, je dirai que le rapport de notre collègue est intéressant dans la mesure où il ne stigmatise pas, mais appelle à un réveil. Je rappelle qu'à l'âge de quarante ans, le polytechnicien Alfred Dreyfus n'était que capitaine.
Pour ma part, je suis centralien et j'ai enseigné à Polytechnique durant vingt-cinq ans, ce qui m'a donné l'occasion d'assister à une importante évolution de cette école. À l'origine, l'X était la seule des grandes écoles à arrêter son enseignement au deuxième cycle, sans proposer de doctorat, puisqu'elle était censée former des ingénieurs qui s'inscrivaient ensuite dans une école d'application afin de se spécialiser et parfois d'intégrer l'un des grands corps de l'État. Ce deuxième cycle était un peu particulier, coincé qu'il était entre les classes préparatoires et certaines écoles d'ingénieurs ou formations doctorales.
L'expression : « le modèle ancien, qui fit le prestige de l'X, est à repenser », qui figure dans le rapport de notre collègue, aurait sans doute pu être employée il y a trente ans, mais le modèle a bel et bien été repensé depuis. Certes, l'École polytechnique est encore une école militaire, et reste rattachée au ministère de la défense, mais elle n'a plus rien à voir avec l'école qui formait autrefois les ingénieurs des grands corps de l'État. Aujourd'hui, avec Normale Sup, elle a plutôt vocation à former les chercheurs les plus réputés dans le monde.
Il me semble qu'il aurait été intéressant d'interroger les universités étrangères – en particulier chinoises – au sujet de Polytechnique. Quand la Chine a décidé de se mettre à enseigner l'économie, il y a vingt-cinq ans, elle a fait appel à deux universités américaines, mais aussi à l'École polytechnique. Cela montre que l'internationalisation dans le domaine scientifique est une réalité depuis longtemps. J'ai eu l'occasion de constater que les professeurs d'origine française des grandes universités américaines étaient le plus souvent normaliens ou polytechniciens – et ce qui est vrai pour mon domaine de prédilection, l'économie, l'est bien plus encore pour les mathématiques, la physique et peut-être même la biologie. De même, les lauréats français du prix du jeune économiste sortent en général de Normale Sup ou de Polytechnique.
On ne peut donc pas faire abstraction de la dimension internationale de Polytechnique, pas plus que de ses autres particularités. Si c'est une école militaire avec tout ce que cela suppose en termes de rigidité, c'est aussi probablement le seul établissement à avoir décidé de recruter ses enseignants au moyen d'un concours interne, sanctionné par un jury constitué de prix Nobel et des meilleurs spécialistes des disciplines considérées. Ce mode de recrutement impliquait de passer au travers de quatre filtres, même si cette exigence posée par le corps d'enseignants et de chercheurs de l'École ne figurait dans aucun texte. Ce point n'est pas abordé dans le rapport, mais je me permets d'insister sur la nécessité de conserver cette spécificité, les chercheurs et les enseignants étant très inquiets à l'idée qu'elle puisse être remise en cause. Disons-le franchement, notre système comprend très peu d'établissements du calibre des grandes universités anglo-saxonnes, et nous devons nous féliciter que Polytechnique puisse se prévaloir d'un mode de recrutement comparable à celui du Massachusetts Institute of Technology – MIT – : pluridisciplinaire – mais fondé essentiellement sur les mathématiques –, et surtout d'un très haut niveau, ce qui justifie que l'École fasse partie des rares établissements français dont les enseignants soient très recherchés par les meilleures universités étrangères.
Je ne considère pas pour autant que rien ne doive changer dans notre système. À mon sens, la France a commis une erreur colossale en décidant, après 1968, d'éclater ses grandes écoles et ses universités : Centrale, Polytechnique et HEC se sont retrouvées chacune de leur côté, tandis que l'on installait une multitude d'universités en région parisienne, au lieu de créer une grande université parisienne – éventuellement sous le nom de Sorbonne –, qui aurait pu jouir d'un renom comparable à celui des universités américaines – Berkeley, Harvard ou MIT. Nous avons raté cette occasion, et nous retrouvons donc aujourd'hui avec des grandes écoles éloignées de Paris – je ne parle pas du campus de Saclay et de ses laboratoires, dont la proximité constitue une chance pour Polytechnique. De ce point de vue, il est dommage que notre pays n'ait pas su faire pour ses universités et ses grandes écoles l'immense travail qu'elle a fait pour ses cycles primaire et secondaire.
Pour ce qui est de l'aspect pluridisciplinaire de l'enseignement dispensé par Polytechnique, il me paraît constituer une richesse extraordinaire.
La grande force de nos formations scientifiques est de proposer des applications connexes des enseignements théoriques qui sont dispensés. Certes, une évolution est nécessaire, mais j'insiste sur le fait que l'École d'aujourd'hui n'a plus rien à voir avec celle d'antan – si ce n'est un recrutement très sélectif, se faisant parmi les meilleurs élèves issus des lycées, des classes préparatoires et de certaines universités, parfois de l'étranger. J'en veux pour preuve deux chiffres : Polytechnique forme aujourd'hui un millier d'élèves dans le cadre de sa Graduate School, participant ainsi activement à l'offre post-graduée sur le campus de Paris-Saclay. Par ailleurs, on compte 20 % d'élèves étrangers, provenant d'origines très diverses, au sein des effectifs de Polytechnique – cette proportion s'élève à 50 % au sein de la Graduate School –, ce qui en fait une école très ouverte sur l'étranger, alors que ce n'était pas du tout le cas il y a trente ans. Sans doute auriez-vous dû interroger les grands scientifiques étrangers au sein de leurs universités, monsieur Cornut-Gentille – c'est ce que j'aurais fait à votre place –, afin de savoir ce qu'ils pensent de nos écoles et de nos universités : cela vous aurait fait prendre conscience des évolutions profondes qui ont déjà eu lieu en ne laissant qu'une chose inchangée, la haute qualité du recrutement et de l'enseignement.
Pour ma part, je suis très préoccupé par le fait que l'État emploie de moins en moins de polytechniciens.
Il peut être tentant de bouleverser ce qui ne semble pas parfait, mais il faut tout de même veiller à préserver les pépites de notre système d'enseignement. Si nous n'occupons pas une très bonne place au classement de Shanghai, il existe quatre autres classements plus spécifiquement dédiés aux enseignements scientifiques, où Normale Sup et Polytechnique sont, cette fois, considérées comme faisant partie des plus grandes universités du monde. Nous ne devons pas non plus négliger le fait que plusieurs prix Nobel étaient des normaliens ou des polytechniciens – notamment en économie. En résumé, ce n'est pas parce que Polytechnique continue de défiler le 14 juillet sur les Champs-Élysées en tant qu'école militaire qu'elle n'a pas accompli sa révolution : en réalité, elle a pris depuis longtemps le tournant décisif qui a fait d'elle ce qu'elle est aujourd'hui.
Il a été évoqué une certaine amertume de la part des élèves de l'École polytechnique de ne pas être suffisamment sollicités sur certains sujets tels que le Grenelle de l'environnement ou le projet de loi sur la transition énergétique, où leur expertise aurait pourtant pu être utilement mise à contribution.
Pour ma part, en tant qu'écologiste, j'ai regretté, lors des débats suscités par certains grands défis écologistes – le changement climatique ou la biodiversité, par exemple –, la faiblesse de la culture scientifique dans notre pays, notamment par rapport à nos voisins européens. Pouvez-vous nous préciser, monsieur Cornut-Gentille, sur quoi repose la frustration éprouvée par les polytechniciens, et si elle est en rapport avec la faiblesse de la culture scientifique que je viens d'évoquer ?
Ce sont des représentants de la haute administration qui m'ont confié avoir eu l'impression de ne pas avoir pu partager leur expertise lors des débats sur le Grenelle de l'environnement ou le projet de loi sur la transition énergétique – d'où le sentiment d'amertume que j'ai évoqué. Il semble donc qu'il y ait un problème d'éclairage de la décision politique par les scientifiques.
Lorsque j'ai auditionné M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État et Mme Nathalie Loiseau, directrice de l'École Nationale d'Administration, ils m'ont fait part de la même réflexion dans d'autres domaines que ceux précités. Visiblement, les pouvoirs publics ont du mal, depuis une dizaine d'années, à s'appuyer sur l'expertise scientifique de l'administration – peut-être parce que le politique est devenu trop militant, ou pour d'autres raisons restant à déterminer.
M. Sauvé me l'a confirmé. Il s'agit d'un problème majeur du point de vue du fonctionnement de l'État, et qui se manifeste quelle que soit la majorité en place.
Une autre grande préoccupation réside dans l'impossibilité pour l'État de garder à son service les meilleurs éléments – qui ne reviennent même pas vers le public une fois qu'ils ont acquis une expérience dans le privé. Cette difficulté se manifeste notamment lors de l'élaboration des partenariats public-privé, le fait que l'expertise scientifique soit beaucoup plus forte du côté des sociétés privées que de l'État entraînant un déséquilibre. Les solutions qui seraient de nature à permettre à l'État de retenir l'expertise dont il a besoin restent encore à définir.
Enfin, pour répondre à M. Muet, je ne conteste pas que l'École ait déjà beaucoup évolué. Ce que je dis, en revanche, c'est que la commande de l'État doit être réaffirmée, notamment pour que la pépite – je reprends volontiers ce terme – que représente Polytechnique soit préservée. Je maintiens également l'existence d'une alternative entre le choix de la mondialisation et celui que pourrait faire l'X d'une stratégie différente, basée sur l'expertise qui est la sienne – étant précisé que cette stratégie n'apparaît pas très lisible pour le moment, non par la faute de l'École, mais par celle de l'État.
En application de l'article 146 du Règlement, la Commission autorise la publication du rapport d'information relatif à l'École polytechnique.
Informations relatives à la Commission
La Commission a désigné M. Romain Colas rapporteur spécial sur la mission Administration générale et territoriale de l'État et M. Razzy Hammadi rapporteur spécial sur la mission Anciens combattants, mémoire et liens avec la Nation.
Membres présents ou excusés
Commission des Finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire
Réunion du mardi 30 septembre 2014 à 16 h 30
Présents. - M. Éric Alauzet, M. Étienne Blanc, M. Gilles Carrez, M. Yves Censi, M. Romain Colas, M. François Cornut-Gentille, M. Charles de Courson, Mme Marie-Christine Dalloz, M. Marc Francina, M. Jean-Pierre Gorges, M. Marc Goua, Mme Arlette Grosskost, M. Régis Juanico, M. Jean Lassalle, M. Dominique Lefebvre, M. Hervé Mariton, M. Pierre-Alain Muet, M. Patrick Ollier, Mme Christine Pires Beaune, M. Camille de Rocca Serra, M. Alain Rodet, Mme Eva Sas, M. Michel Vergnier
Excusés. - M. Guillaume Bachelay, M. Pierre Moscovici, M. Thierry Robert, M. Éric Woerth
Assistait également à la réunion. - M. Razzy Hammadi