Dans son intervention, M. le Ministre nous a présenté les intentions du Gouvernement pour rénover notre démocratie locale et mettre en place des régimes électoraux locaux modernisés, tout à la fois respectueux du pluralisme, de la représentation des territoires et de la place des femmes. Je salue, monsieur le ministre, le processus de large consultation que vous avez souhaité initier.
Mais avant même la discussion de celui-ci, il importe donc de revenir sur la création du conseiller territorial, clef de voûte de la loi dite de réforme des collectivités qu'on aurait pu appeler à bien des égards contre-réforme, afin que, sur les ruines de cet édifice mal pensé et mal conçu, puisse être réellement mis en oeuvre un acte III de la décentralisation.
C'est dans cet objectif que notre collègue Borvo Cohen-Seat et les autres membres du groupe communiste, républicain et citoyen, bientôt rejoints par les socialistes et les écologistes du Sénat, ont pris l'initiative de déposer la présente proposition de loi, montrant ainsi que la réorientation de la décentralisation est une véritable priorité. En reprenant à son tour ce texte, l'Assemblée nationale a ainsi l'occasion de montrer son attachement à la reconstruction d'un modèle de République décentralisée, toujours voulue par la gauche d'ailleurs, qui ne soit pas uniquement motivée par la recherche d'économies budgétaires – aussi légitime soit-elle, si toutefois elle est fondée –, mais par la volonté de permettre à toutes et à tous de participer réellement à la gestion et au développement des territoires où ils vivent.
La création du conseiller territorial a été présentée comme une tentative de rationalisation de l'action locale. Cependant, c'est avant tout à notre sens une tentative de mise en place d'un élu hybride, bicéphale, pour réaliser des économies introuvables. Son mode d'élection institutionnaliserait à la fois le cumul des mandats et la tutelle entre collectivités et balaierait d'un trait dix années d'avancées de la parité dans notre pays, alors qu'il est nécessaire de renforcer la place et le rôle des femmes dans la démocratie. La commission des lois a ainsi adopté cette proposition, qui reste un premier pas vers des chantiers bien plus ambitieux à ouvrir et que vous avez commencé à esquisser, monsieur le ministre.
En premier lieu, il n'est pas inutile de rappeler la genèse difficile de cet élu hybride. Il a tout d'abord été l'objet de l'une des propositions du rapport du comité pour la réforme des collectivités locales présidé par M. Édouard Balladur en 2009. La traduction des conclusions du comité dans un ensemble de trois projets de loi s'est pourtant faite au prix d'une altération profonde de l'esprit et de la lettre des préconisations. Le conseiller territorial, qui devait être élu selon un mode de scrutin proportionnel et fléché, s'est retrouvé n'être qu'une version à peine retouchée du conseiller général.
Les auditions que j'ai menées ont été l'occasion de se rappeler que la création des conseillers territoriaux a été décidée sans concertation avec les élus locaux, quelle que soit d'ailleurs leur couleur politique. L'ensemble de la réforme a même été ressenti comme une entreprise de stigmatisation de ces élus, accusés d'être trop nombreux, trop dispendieux, trop coûteux et décrits comme incapables de mener des politiques efficaces et cohérentes.
Le raisonnement économique est d'ailleurs devenu assez rapidement le principal, voire le seul, l'unique argument présenté par les – rares – défenseurs de la réforme : en remplaçant 4 118 conseillers généraux et 1 808 conseillers régionaux par 3 493 conseillers territoriaux, on allait, disait-on, économiser 40 millions d'euros par an ! Ce calcul à l'emporte-pièce n'a cependant pas résisté à l'avalanche des autres dépenses nouvelles à prévoir : les frais de transport d'un nombre important d'élus, les défraiements promis aux suppléants, les rémunérations des collaborateurs et surtout la reconstruction des hémicycles régionaux, nécessaire à la tenue de ces assemblées pléthoriques.
La création des conseillers territoriaux se solderait donc par une augmentation nette des charges de fonctionnement des conseils généraux et régionaux. Cela montre l'absurdité d'un raisonnement voulant faire des élus locaux un coût et non un avantage pour mener des politiques réellement décentralisées, alors que, selon les chiffres issus des derniers comptes administratifs, les indemnités et autres frais en relation ne représentent que 0,19 % du budget des départements et 0,20 % de celui des régions.
Tout cela explique que ce projet de loi de réforme des collectivités territoriales ait été discuté dans un climat particulièrement houleux, aggravé par l'attitude et les revirements du Gouvernement de l'époque, avant d'être finalement adopté au forceps.
Alors que le Gouvernement avait déposé un second projet de loi relatif au régime électoral des conseillers territoriaux – prévoyant un scrutin mixte –, il a finalement déposé des amendements visant à appliquer à ces nouveaux élus le régime électoral du conseiller général, avec un seuil d'accès au second tour porté à 12,5 % des inscrits. Dans ces conditions, il n'est guère étonnant que le Sénat ait, en seconde lecture, supprimé les dispositions du texte relatives aux conseillers territoriaux puisqu'elles revenaient sur les engagements pris devant lui par le Gouvernement d'alors.
Au total, les dispositions disparates de la loi ne constituent qu'une ébauche très mal taillée de ce qui devait être un élément-clé d'une réforme de l'organisation de deux niveaux de collectivités territoriales. On rappellera aussi qu'il n'a pas fallu moins de trois projets de loi successifs pour que le fameux tableau de répartition des conseillers territoriaux par région et par département respecte enfin la procédure constitutionnelle et le principe de l'égalité devant le suffrage.
En second lieu, le conseiller territorial procède d'un mode d'élection qui revient à institutionnaliser le cumul des mandats et la tutelle entre collectivités.
Étant amené, par construction, à devoir cumuler deux mandats en un, le conseiller territorial n'aurait pu, par définition, assurer une présence effective auprès de ses mandants. Alors que le cumul des mandats a montré ses limites et devrait prochainement appartenir au passé, conformément aux engagements du Président de la République et à la volonté des Français, le conseiller territorial l'institutionnalisait au contraire en faisant d'un seul élu le détenteur de deux responsabilités.
La création des conseillers territoriaux a également pour corollaire l'inflation des effectifs des conseils régionaux et la diminution de ceux des conseils généraux. Le tableau de répartition prévoit la mise en place d'assemblées régionales pléthoriques, dépassant 200 membres dans cinq régions, et même 300 en Île-de-France.
Ensuite, sur le fond, le rapprochement institutionnel entre département et région est en soi critiquable. Les élus auditionnés ont montré qu'il existait dans les faits de réelles synergies entre, d'une part, l'Union européenne, l'État et les régions, chargés de la stratégie de développement et des investissements structurants, et, d'autre part, entre les départements, les ensembles intercommunaux et les communes, chargés de la vie quotidienne, du lien social, des équipements de proximité et des politiques de solidarité. En revanche, entre l'échelon départemental et l'échelon régional, l'existence de telles synergies est loin d'être avérée.
Au vu du caractère artificiel du couple département-région et du manque de complémentarité d'action entre ces deux niveaux de collectivités, la création des conseillers territoriaux est susceptible de mener à la dissolution d'un échelon au profit de l'autre et, en pratique, d'entraîner une tutelle d'une collectivité sur une autre sans pour autant clarifier aucunement les compétences.
En effet, la création des conseillers territoriaux porte en germe deux risques opposés mais réels : selon toute vraisemblance, elle se traduirait par l'effacement des préoccupations départementales ou par une « cantonalisation » de la région qui ne serait plus qu'une fédération des départements ou, plus encore, des territoires cantonaux qui la composent. Dans un autre sens, l'examen de la répartition des conseillers territoriaux suffit à démontrer que, pour des raisons strictement arithmétiques, la création de ces élus impliquerait la mise en place d'une tutelle des départements les plus peuplés sur les autres.
Troisièmement, l'un des aspects – de mon point de vue – les plus critiquables de l'institution du conseiller territorial est bien sûr la régression démocratique que représente le choix d'un mode de scrutin balayant d'un coup dix années de progrès de la parité.
Le choix du scrutin majoritaire uninominal représente, en effet, une régression pour les régions dans lesquelles la parité est en place depuis 2000. Grâce au scrutin proportionnel de liste, 48 % des conseillers régionaux sont aujourd'hui des conseillères. Au contraire, 13,8 % seulement des élus aux élections cantonales de 2011 étaient des femmes. Les assemblées départementales sont bien les mauvaises élèves de la parité. Songez que dans trois départements – la Haute-Corse,…