Intervention de Matthieu Hély

Réunion du 16 octobre 2014 à 10h00
Commission d'enquête chargée d'étudier les difficultés du monde associatif dans la période de crise actuelle, de proposeer des réponses concrètes et d'avenir pour que les associations puissent assurer leurs missions, maintenir et développer les emplois liés à leurs activités, rayonner dans la vie locale et citoyenne et conforter le

Matthieu Hély, chercheur au CNRS et à l'université Paris X-Nanterre :

Certains parlent de crise du monde associatif : en ma qualité de sociologue, je parlerai plutôt d'un changement de configuration historique du monde associatif. Si l'on observe de façon superficielle les évolutions du monde associatif, le nombre de bénévoles, qui est passé de 8 à 16 millions, n'a jamais été aussi élevé, ainsi que le nombre d'emplois salariés, qui approche aujourd'hui les 2 millions, soit trois fois plus que dans les années quatre-vingts. Quant aux budgets des associations, ils n'ont jamais été aussi élevés. Le monde associatif n'a jamais disposé d'autant de ressources financières. Si l'on s'en tient à ces quelques données, on peut s'étonner d'entendre parler de difficultés du monde associatif.

Si l'on appréhende ces évolutions historiques au regard de catégories qui appartiennent au passé, on se trompe de diagnostic. Ce changement de configuration historique tient en trois points : un changement de nature des modes d'intervention de l'État dans le secteur associatif, un changement assez profond dans la pratique du bénévolat associatif et un statut nouveau du travail associatif. J'expliquerai en quelques mots pourquoi je préfère parler de travail associatif que d'emploi associatif.

On peut comprendre le changement de nature des modes d'intervention de l'État en observant la manière dont l'État marquait hier les causes associatives du sceau de l'intérêt général et celle dont il les consacre aujourd'hui.

Dans la configuration historique antérieure, l'intérêt général était monopolisé par l'État – le mécanisme de financement par la subvention en est l'illustration. La puissance publique, par la subvention, reconnaît qu'une cause associative participe à l'intérêt général et la consacre, indépendamment du coût des prestations qui découlent de cette cause associative.

Le développement des réductions fiscales sur les dons des particuliers et des entreprises a conduit à un changement assez profond dans la manière de consacrer l'intérêt général puisque c'est désormais le citoyen donateur qui, par son don, choisit la cause et qui, grâce au reçu fiscal que lui délivre l'association, bénéficie d'une réduction d'impôt. Donc, d'une certaine façon, ce n'est plus l'État qui consacre la cause, comme pouvait le faire la reconnaissance d'utilité publique attribuée par le Conseil d'État.

J'insiste sur ce point, car le coût fiscal de ces réductions n'est pas négligeable pour l'État. Selon les chiffres du rapport Bachelier de 2013, le coût fiscal des exonérations du mécénat d'entreprise et des dons des particuliers est de 1,9 milliard d'euros. Quant aux subventions publiques de l'État, qui figurent sur les jaunes budgétaires, elles s'élèvent à 1,8 milliard d'euros. Pour la première fois – et cette tendance va sans doute perdurer –, on constate que le coût des incitations publiques à la générosité privée est plus élevé que celui des subventions publiques consenties par l'État aux associations. C'est un point très important pour comprendre l'importance de l'évolution du mode d'intervention de l'État. On aurait tort de parler de financements privés puisqu'ils ont un coût fiscal pour la puissance publique. L'expression « financements privés » est impropre.

Certains parlent de désengagement de l'État à l'égard du monde associatif. Quand on prend en compte les réductions fiscales, les politiques de l'emploi en termes de contrats aidés et le soutien aux contrats de service civique, l'engagement de l'État n'est pas négligeable, même en termes financiers. Je serais presque tenté de parler d'un réengagement de l'État, sous de nouvelles formes d'intervention et de soutien au monde associatif.

Dans la configuration historique antérieure, le bénévolat associatif était considéré comme un engagement militant. Dans la configuration actuelle, le bénévolat associatif est considéré comme une source d'acquisition de capital humain. Alors que 2011 était l'année européenne du bénévolat, voici quelle était la première phrase du rapport de la Commission européenne clôturant cette année-là : « Le volontariat est générateur de capital humain et social. » On voit que le rapport à l'engagement a profondément changé.

Je prendrai l'exemple du bénévolat associatif des chômeurs. Dans les années 1990, les Assedic considéraient que l'engagement bénévole des chômeurs pouvait être contradictoire et entraver leur recherche d'emploi. À ce titre, les Assedic pouvaient suspendre l'indemnisation chômage des demandeurs d'emploi impliqués dans un bénévolat associatif. Aujourd'hui, le discours de Pôle emploi sur la pratique bénévole des chômeurs s'est inversé. Faire du bénévolat est perçu comme une activité renforçant l'employabilité des demandeurs d'emploi. D'ailleurs, France Bénévolat et Pôle emploi ont passé un accord pour développer des référentiels de compétences bénévoles afin de les valoriser sur le marché du travail. On pourrait multiplier les exemples, tels que le bénévolat d'entreprise, qui favorise ce brouillage de frontière entre la pratique bénévole et le marché du travail.

J'en viens au développement du travail associatif. Je préfère parler de travail associatif parce que les frontières en sont floues. Le cas du service civique, qui vient d'être évoqué, ne relève pas du code du travail puisqu'il n'y a pas de lien de subordination dans le contrat de service civique. Toutefois, on constate, dans l'usage qu'en font les associations, qu'il peut être utilisé comme un substitut d'emploi.

On peut évoquer également le cas des stagiaires, que je connais bien puisque je m'occupe d'un master professionnel à l'université de Nanterre, dans le cadre duquel les étudiants accomplissent un stage de trois mois. On voit bien, dans les missions confiées à ces stagiaires, la confusion qu'il peut y avoir avec l'exercice d'un emploi salarié. Il est important d'avoir cela en tête, les zones d'ombre entre le bénévolat et le volontariat sont nombreuses.

Il faut aussi rappeler qu'en dépit de la baisse conjoncturelle constatée en 2011, l'emploi associatif salarié a triplé depuis les années 1980. C'est une tendance forte, qui est assez peu soulignée. On a observé une transformation des mouvements associatifs, je dirais même de ces mouvements politiques associatifs, qui se sont constitués en branches professionnelles. L'éducation populaire, par exemple, est devenue, avec l'animation, une branche professionnelle. L'insertion par l'activité économique est devenue très récemment une branche professionnelle, avec la convention collective des ateliers et chantiers d'insertion. Le passage des mouvements associatifs à des branches professionnelles n'est pas terminé. La protection de l'environnement, qui n'a ni convention collective ni accords, le commerce équitable, les ONG ne sont pas constitués en branches. À mon avis, le mouvement n'est qu'enclenché.

Le travail associatif consiste très largement à assurer les missions du public dans les conditions du privé. La croissance de l'emploi associatif a été favorisée par les différents actes de décentralisation des compétences, notamment dans le secteur social, qui ont participé à un mouvement de délégation de service public dans le domaine social. On pourrait aussi évoquer le domaine périscolaire, avec la réforme des rythmes scolaires.

Les groupes professionnels qui composent le travail associatif sont très proches des caractéristiques de la fonction publique. Ce sont en majorité des femmes et le niveau de diplôme est globalement assez élevé. Puis, les enquêtes montrent que les travailleurs associatifs sont, plus fréquemment que dans le reste de la population active, des enfants de fonctionnaires, comme si, par un mécanisme de transmission sociale de valeurs d'utilité sociale, d'intérêt général etc., les travailleurs associatifs, faute de pouvoir réaliser leur destin professionnel dans le cadre de l'emploi public, trouvaient une alternative dans le monde associatif pour concilier leurs valeurs avec leur activité professionnelle.

C'est un phénomène très important, car on peut se demander si l'on n'assiste pas à la naissance d'une sorte de quatrième fonction publique du point de vue des missions, sans le statut puisque le travail associatif est réalisé dans les conditions du secteur privé, voire parfois en deçà. Si l'on se réfère aux données de l'URSSAF, la nature des contrats de travail dans les flux d'embauche montrent qu'en 2011, 6 % des embauches dans le secteur associatif étaient faites en CDI, contre 16 % dans le secteur privé. Si l'on consulte les déclarations annuelles de données sociales (DADS), on constate que 30 % des salariés non couverts par une convention collective ne relèvent d'aucune convention collective adaptée à leur branche professionnelle puisque la branche n'existe pas.

S'agissant des pratiques de rémunération, toutes choses étant égales par ailleurs, c'est-à-dire niveau de diplôme, sexe et l'ancienneté, on est moins bien payé dans une association que dans le secteur marchand.

Le lien avec le développement des commandes publiques de la part de l'État et des collectivités territoriales conduit à ce que le travail associatif soit de plus en plus considéré par les collectivités publiques comme une véritable variable d'ajustement. Je prends l'exemple d'un appel d'offres émanant du conseil général de l'Isère et relayé par l'Agence régionale de santé Rhône-Alpes, concernant une structure d'accueil pour des malades atteints d'Alzheimer. On trouve dans le cahier des charges de cet appel d'offres ces quelques lignes, que je vais vous lire, car elles reflètent bien la teneur des choses : « Le promoteur de l'appel d'offres devra optimiser sa masse salariale, soit en jouant sur les conditions de rémunération, accord d'entreprise plutôt que convention collective nationale, soit sur les classements conventionnels. L'employeur pourra avantageusement se limiter à une application partielle des conventions collectives du secteur médico-social ». C'est l'article 5. 1 du cahier des charges. Le fait que certaines collectivités publiques considèrent le travail associatif comme une variable d'ajustement aux politiques publiques est écrit noir sur blanc.

J'ai parlé, au début de mon intervention, d'un changement de configuration historique. La loi ESS promulguée cet été ne fait que la conforter. Nous sommes dans le cadre d'une table ronde associant des employeurs et un syndicat représentatif des travailleurs associatifs. Un des enjeux centraux du dialogue social interne au monde associatif réside dans l'articulation entre la cause que servent les entreprises associatives et l'organisation du travail qu'elles déploient pour servir cette cause dans les conditions les plus efficaces possible. Je voudrais souligner la contradiction qu'il peut y avoir entre la cause et le travail.

Dans un premier temps, ce qui est dénoncé à la fois par les employeurs et les salariés, la cause peut jouer contre le travail. Le brouillage des frontières fait que le temps de travail n'est pas respecté, qu'il n'y a pas de négociation sociale ni de représentation collective des salariés et que les normes du travail ne sont pas appliquées, au nom de la cause. Les dérives de ce type sont dénoncées par les deux parties. Ces dérives ne concernent pas seulement le travail salarié. Je pourrais citer l'arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation de 2002 au sujet des bénévoles de la Croix-Rouge, qui a requalifié une activité bénévole en contrat de travail.

À l'inverse, il y a des cas où le travail peut jouer contre la cause. Si la rationalisation de l'organisation du travail associatif est plutôt une bonne chose – car c'est la reconnaissance du fait que l'activité relève du travail, et dans certains cas, cela la protège –, on peut se demander si le travail associatif est rationalisable sur le même mode que les pratiques du secteur concurrentiel. Pour certains, ce débat n'a pas lieu d'être. Le secteur associatif doit être soumis aux normes du secteur concurrentiel et il faut en finir avec les avantages fiscaux accordés au monde associatif. Ce sont les prises de position du Medef et de la Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques (iFRAP), qui estiment que les entreprises associatives sont des entreprises comme les autres et qu'il faut les assujettir aux mêmes normes concurrentielles que le secteur marchand.

Le président de l'UDES, Alain Cordesse, dont le point de vue est différent, déclarait en 2012 : « Les entreprises de l'économie sociale ne sont pas des entreprises comme les autres. Mais, comme les autres, elles sont des entreprises. » Autrement dit, on a là un syndicat employeur qui entend incarner un patronat social et solidaire et qui ne se reconnaît pas dans l'assimilation des entreprises associatives au secteur marchand concurrentiel classique.

Ce débat est central, car l'enjeu autour du travail associatif est de redéfinir la sphère du travail non marchand en termes de statut. Quel statut donne-t-on au travail non marchand ? Et quel mode de valorisation ? On peut considérer que le travail associatif relève du secteur non marchand puisqu'il est essentiellement financé par des fonds publics. Cette richesse non marchande, que l'on peut qualifier, comme le fait la loi ESS, d'utilité sociale produite par les associations, est-elle produite à partir d'une valeur économique existante, c'est-à-dire prélevée sur la valeur produite par le secteur marchand ? Ou bien cette utilité sociale est-elle productrice de valeurs intrinsèques, que nos catégories comptables, pour l'instant, ne savent pas saisir ? C'est, selon moi, une vraie question politique. Vous conviendrez que le lieu est bien choisi…

La participation bénévole, du point de vue comptable, fait l'objet d'une valorisation. Pourquoi s'arrêter à la valorisation de la participation bénévole, en termes d'utilité sociale apportée à la société ? Par ailleurs, l'administration fiscale exonère certaines associations des impôts commerciaux lorsqu'elle estime qu'elles servent une utilité sociale. C'est la fameuse règle des « quatre P ». Cela veut dire que l'utilité sociale peut être monétarisée. Il y a du grain à moudre sur la question de la valeur produite par le travail associatif. Cet enjeu est central, à la fois pour les employeurs puisque c'est un moyen de se différencier du patronat traditionnel, mais aussi pour les salariés à qui cela éviterait d'être réduits au rôle de variables d'ajustement des politiques publiques.

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