Intervention de Jean-Noël Carpentier

Réunion du 22 octobre 2014 à 9h00
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Noël Carpentier, rapporteur pour avis :

La partie thématique de mon rapport pour avis est consacrée au soutien à la presse à l'ère numérique. Je ne vous parlerai donc pas ce matin de l'imbroglio des aides d'État à la presse, de leur efficacité toute relative ni des effets d'aubaine qu'elles suscitent chez certains patrons d'industrie qui s'offrent ainsi de l'influence à bon compte. Permettez-moi simplement de faire quelques remarques concernant l'actualité de la presse à l'heure du numérique.

Aujourd'hui 40 % de la population mondiale est connectée sur la toile, et ce n'est pas fini ! Déjà, près de 80 % des habitants des pays de l'OCDE sont connectés. Résultat d'une évolution des technologies spectaculaire, le numérique bouscule tout ; certains évoquent même une véritable révolution industrielle. En 1950, les plus gros ordinateurs traitaient mille opérations par seconde ; depuis, ce nombre a été démultiplié tous les ans, et les ordinateurs peuvent aujourd'hui effectuer plusieurs milliards d'opérations dans ce même laps de temps. Cette progression est exponentielle : il faut s'attendre à voir émerger, comme le préconisent certains, des machines dotées de la capacité du cerveau humain.

Cette puissance informatique alliée à la connexion massive à internet modifie profondément nos sociétés. Le travail, les loisirs, les communications, l'éducation et la circulation de l'information : rien n'est dorénavant plus tout à fait comme avant ! Nos démocraties elles-mêmes évoluent sans doute, et certains chercheurs affirment qu'un nouveau monde est né. Un monde incertain dans lequel l'on se demande si le système capitaliste va redistribuer aux peuples les dividendes des avancées technologiques. Un monde aussi où l'on a l'impression parfois de perdre pieds tellement il va vite. Un monde où l'on peut légitimement s'inquiéter d'être fichés et suivis à la trace par les géants du net, les fameux « GAFA » (Google, Apple, Facebook, Amazon).

Mais le numérique offre aussi des potentialités puissantes pour l'économie et des outils nouveaux et formidables pour la démocratie.

Au terme des auditions que j'ai menées pour préparer mon rapport pour avis, j'ai acquis la conviction que le numérique était une chance pour la presse et le journalisme, à condition que le journalisme sache se réinventer et que les éditeurs de presse remettent en question un système en difficulté.

Avec internet, les médias et les industries culturelles (musique, livre, cinéma, audiovisuel…) font face à une profonde mutation qui modifie leur écosystème. Le secteur de la presse et du journalisme est donc lui aussi transformé. Les comportements de nos concitoyens sont dorénavant modifiés. Toujours friands d'information, ils veulent pouvoir la consommer partout et tout le temps. Il faut qu'elle soit rapide et crédible. M. Patrick Le Floch le rappelle dans son ouvrage L'économie de la presse à l'ère numérique : « L'arrivée des sites d'actualités casse les frontières traditionnelles des marchés de la presse, l'aire géographique de diffusion et la périodicité n'ont plus de sens. » Alors qu'un monde ancien recule, un nouveau émerge.

Pourtant, même si les Français doutent parfois légitimement de l'indépendance des médias face aux pouvoirs politiques et économiques, ils font toujours davantage confiance aux médias dits « traditionnels », comme la radio, la presse écrite et la télévision, qu'à internet, même si sa cote de confiance progresse. On sent comme une retenue de nos concitoyens face au flot d'informations disponibles. Il serait toutefois erroné d'en conclure que la presse ne peut progresser sur internet. Bien au contraire, la tendance est bien celle-là.

Pour le débat public et pour notre démocratie, il est essentiel qu'à travers des titres de presse reconnus et crédibles un journalisme de référence donne des repères aux lecteurs sur la toile. Le numérique est avant tout une chance pour la démocratie. Internet n'est pas qu'un danger pour la presse ; c'est aussi une opportunité. Il est d'ailleurs rassurant de constater que les sites les plus consultés en France sont ceux de la presse quotidienne nationale, devant ceux des autres médias que sont TF1, France Télévisions, ou les radios en ligne. On ne peut que s'en féliciter. La récente proposition de rachat de LCI par le groupe Le Monde témoigne des évolutions en cours.

Internet n'est pas seulement une opportunité en termes économiques, elle en est également une pour le journalisme. Pour les grands titres de presse, la nécessité de réactualiser continuellement l'information exige de nouveaux moyens. Il faut notamment permettre la vérification plus rapide des sources afin d'éviter la propagation de rumeurs, enrichir les contenus par la vidéo ou par l'infographie, et puis, surtout, créer plus d'interactivité avec le lecteur, ce qui modifie le rôle du journaliste et des rédactions.

Sur internet, le nouveau rapport entre le lecteur et l'information, ainsi que des coûts d'investissement moins importants que dans la presse papier, permettent l'émergence de nouveaux titres de journaux dits « pure players » qui se veulent plus indépendants des pouvoirs économiques et offrent assurément un ton différent et plus libre sur plusieurs sujets de l'actualité.

Le modèle de soutien de l'État est-il pertinent à l'ère numérique ?

Le soutien de l'État à la presse demeure massivement centré sur la diffusion papier et sur la distribution – points de vente, distribution des abonnements… Il s'élève à environ 260 millions d'euros. Comme les années précédentes, les aides à la presse en ligne continuent de représenter une partie très faible des aides budgétaires, environ 10 %. Déjà en 2013, Michel Françaix, alors rapporteur pour avis de notre Commission, faisait ce constat : « L'écosystème actuel continue à orienter l'essentiel de ses ressources vers le maintien de modèles anciens, indépendamment de toute réflexion sur leur finalité, leur pertinence et leur viabilité. »

On peut légitimement s'inquiéter de la grande difficulté des éditeurs de presse papier à s'entendre et à améliorer ensemble l'efficacité de leurs réseaux de diffusion. Des synergies sont pourtant indispensables pour maintenir une activité papier en constante diminution. Des aides d'État ne pourront indéfiniment combler les carences des éditeurs qui se refusent à prendre des décisions.

Cette politique est vouée à l'échec dans un contexte où la mutation numérique apparaît inéluctable tant la baisse de la diffusion papier s'accélère : le recul est tout de même de 25 % en douze ans alors que la population sur la même période a augmenté de près de 10 %. Cette baisse de la diffusion, inégale selon les médias, touche plus particulièrement la presse quotidienne nationale. M. Francis Morel, président du syndicat de la presse quotidienne nationale, a reconnu lors de son audition que l'État avait trop soutenu la dimension industrielle de la presse papier au détriment du soutien à la presse en ligne, ce qui explique peut-être en partie le retard de la presse française dans sa mutation numérique.

L'État a toutefois fait évoluer les choses positivement avec notamment l'application du taux de TVA super-réduit de 2,1 % à la presse en ligne – le président de notre Commission n'étant pas étranger à cette évolution. De même, un ciblage accru du fonds stratégique pour les services de presse en ligne (SPEL) est mis en place depuis le mois de juin dernier. Désormais, seuls les SPEL d'information politique et générale sont éligibles à ce fonds et les sites d'information pratique en sont écartés. Je me félicite de ce ciblage resserré qui n'est que la première étape dans la révision complète du modèle de soutien français à la presse.

Nous devons en effet nous interroger sur la pérennité de notre système d'aides à la presse à l'ère numérique.

Contrairement à l'édition d'un journal sous format papier, la création d'un site internet ne nécessite pas d'infrastructure très importante : les barrières à l'entrée du secteur sont bien moindres et les opinions peuvent s'y exprimer plus facilement dans toute leur diversité. De ce fait, la question de la protection du pluralisme, qui fonde le système français d'aide à la presse, ne peut plus se poser dans les mêmes termes depuis l'avènement du numérique.

Nous pouvons aussi interroger notre système d'aides en le comparant à celui de nos voisins. Si les aides à la presse papier existent chez un grand nombre d'entre eux, leur niveau est beaucoup plus élevé en France. Les aides directes telles que nous les pratiquons sont d'ailleurs interdites dans plusieurs pays au nom même de la liberté de la presse.

Au final, on peut s'interroger sur le maintien d'un système d'aide particulièrement généreux qui contribue parfois à nourrir les interrogations de nos concitoyens sur l'indépendance politique de la presse. De même, l'évolution récente du profil des propriétaires de presse accrédite l'idée qu'on n'achète plus aujourd'hui forcément un titre de presse pour sa rentabilité mais peut-être plutôt pour l'influence politique qu'il procure. Dans un tel contexte, les aides à la presse peuvent, hélas ! conforter des logiques d'influence plus que des logiques d'investissement au service du journalisme et de l'information du citoyen.

Le même raisonnement me fait m'interroger sur les fondements du « fonds Google ». Si le principe de cet accord de compromis avec Google reste pragmatique puisqu'il offre des ressources supplémentaires, il ne peut constituer à mon sens une solution à long terme pour résoudre les défis auxquels est confrontée la presse en ligne, et répondre à l'enjeu que représentent les conditions de diffusion et de rémunération des contenus de cette dernière. Compte tenu de la position dominante de ce moteur de recherche et de son rôle capital et controversé dans l'accès à l'information, il serait malsain que Google devienne de manière durable le principal mécène de la presse française. Ces accords devront être encadrés. Ceux qui profitent de contenus produits par d'autres doivent rémunérer ceux qui les ont créés.

Au vu des évolutions du secteur de la presse, la question d'une redéfinition et d'une réduction de certaines aides à moyen ou à long terme peut désormais être posée. Il faut le faire sereinement, en veillant à ne pas déstabiliser un secteur industriel qui emploie des milliers de personnes et en accordant aux quotidiens à faibles ressources une attention particulière afin de préserver le pluralisme.

Dans le temps très limité qui m'était imposé, j'ai peut-être présenté certaines de mes propositions de façon abrupte, mais la mutation numérique déjà engagée doit impérativement être accélérée. Les patrons de presse, les journalistes et les citoyens ont tout à gagner si elle se fait au nom de la démocratie et du débat public.

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