Italo Calvino s'interrogeait sur nos capacités réelles à pouvoir reconnaître un nouveau monde s'il se présentait à nous et sur la cécité devant ce qui émerge de neuf d'une société tout entière occupée à prévoir le passé, l'oeil rivé au rétroviseur. Gramsci, quant à lui, définissait la crise comme le moment où une société se meurt sans qu'une autre soit encore née. Gardons-nous donc de sauter sans discernement sur toute technologie nouvelle ; à force de vouloir voir du nouveau partout, on finit par ne plus en voir nulle part. Si le numérique a réellement bouleversé nos vies et modifié nos repères, s'il faut accepter le changement et inventer de nouveaux formats sans nous retrancher derrière une ligne Maginot, attention toutefois aux effets de mode et au « bougisme ». Pour paraphraser Robert Filliou, le numérique est ce qui rend la vie plus intéressante que le numérique… à condition de la rendre plus intéressante !
L'ordre ancien de la presse vacille : érosion continue et vieillissement inexorable du lectorat, déclin prolongé de la diffusion, réduction régulière du nombre de points de vente – si les kiosquiers étaient mieux payés, peut-être le problème serait-il différent –, déstabilisation de Presstalis, diminution du chiffre d'affaires et chute significative des recettes publicitaires, rentabilité négative des entreprises, fragmentation de l'offre, c'est tout l'écosystème de la presse écrite qui est engagé dans une spirale cruelle.
Même si le pluralisme de la presse est aujourd'hui reconnu comme un objectif à valeur constitutionnelle, il serait illusoire de penser que l'État assurera à lui seul le renouveau de la presse, dans un contexte où le nombre total de journaux vendus chaque année en France est passé de 6,5 à 4 milliards depuis 2000. Cette baisse est inéluctable mais la presse papier n'aura pas disparu pour autant en 2050 : les exemples anglais ou américains ont montré que tous les titres ayant abandonné le papier pour le numérique sont morts. Et l'idée de marque reste encore particulièrement présente.
Sur les 4 milliards de journaux diffusés, 2 milliards le sont par la vente au numéro, dont 1 milliard par Presstalis et les Messageries lyonnaises de presse (MLP) et 2 milliards par abonnement – 1,2 milliard par la poste et 800 millions par portage. Cela m'inspire trois réflexions. La première est qu'il conviendrait de donner davantage de pouvoir aux instances de régulation, afin de mieux rationaliser l'organisation de Presstalis et des MLP ; à défaut, je ne suis pas loin de penser, comme Marie-George Buffet, qu'il faudrait peut-être fusionner ces deux structures. Il est ensuite important de correctement répartir les aides accordées au transport postal et au portage, lequel concerne essentiellement la presse quotidienne. Si La Poste ne fait pas son boulot, donnons tout au portage ! Mais les autres formes de presse ne sont pas intéressées par le portage et il faut donc les aider via La Poste… Reste que l'État se concurrence lui-même en donnant de l'argent aux mêmes deux fois : il faudrait pour le moins rationaliser tout cela. Enfin, notre système d'aides doit tenir compte du fait que 40 % des diffuseurs ont aujourd'hui une rémunération inférieure au SMIC – je m'étonne d'ailleurs qu'on ouvre encore de nouveaux kiosques aujourd'hui et qu'il n'y en ait pas davantage qui ferment.
Entre l'immobilisme, qui n'est plus tenable, et la révolution, mon grand âge m'incite à défendre une troisième voie, qui consiste à accompagner la transition en évitant la rupture.
Un mot pour conclure sur l'AFP qui subit aujourd'hui la concurrence d'internet. Or elle est la seule à vérifier ses informations. Sur dix scoops sortis sur internet, sept sont faux ! Et l'on trouvera à peine deux lignes le lendemain pour démentir… L'AFP doit demeurer un champion national, vecteur de l'exception culturelle, reconnu pour l'excellence de son travail. Son statut se justifie pour autant qu'il lui permet de remplir cette mission et d'être pour la France un instrument de souveraineté et d'expression. Mais si l'AFP est unique, elle est aussi une entreprise comme les autres. Par conséquent, elle doit continuer à se développer en se diversifiant ; elle doit convaincre ses clients et en recruter de nouveaux, dans un contexte de concurrence de plus en plus âpre et en constante évolution. Face à ces enjeux, tout immobilisme conduira inéluctablement les acteurs de ce dossier à la paupérisation et à une inévitable crise. Réformer dès aujourd'hui me paraît préférable à la perspective de subir demain, sous la contrainte, des transformations brutales. Dans son intérêt et celui de la presse tout entière, l'AFP doit se donner les moyens de rester en mouvement au rythme du monde.