La première élection au suffrage universel d'un Président de la République turque a confirmé les difficultés de l'opposition, à présenter une alternative crédible. La victoire « annoncée » de l'AKP n'est cependant pas écrasante, puisque M. Erdoğan a recueilli 51 % des voix avec une forte abstention. La droite nationaliste et le parti kémaliste traditionnel s'étaient alliés et ont réalisés comparativement de bons scores sur le littoral ; l'Anatolie centrale, la majorité des quartiers d'Istanbul et la région de la mer Noire ont par contre voté pour le Premier ministre, et le sud-est du pays est la seule région où le candidat du parti pour la paix et la démocratie (BDP) atteint des scores élevés.
La Turquie se trouve à nouveau en campagne électorale, bien que les élections législatives soient normalement prévues en juin 2015. L'actualité interne est chargée : libéralisation du port du voile dans l'école secondaire ; guerre avec la mouvance de M. Fethullah Gülen ; contrôle de l'Internet ; ouverture sur la question kurde ; préparation à l'adhésion à l'UE.
Le PIB par habitant turc a été multiplié par trois entre 2002 et 2012. La Turquie est fière de cette réussite et se voit comme un acteur majeur de sa région, comme elle l'était du temps de l'empire ottoman. La Turquie s'est lancée dans un vaste mouvement de candidatures, notamment à l'organisation des jeux olympiques et à un siège de membre non permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies. Pour ce faire, la Turquie a déployé une intense activité diplomatique, ne négligeant aucune partie du monde (Caricom ; Afrique, Amérique Centrale…). Malgré ses efforts, la Turquie n'a finalement pas été élue au Conseil de Sécurité des Nations Unies. Outre des raisons conjoncturelles, comme la présence de l'Espagne au second tour qui a bénéficié ensuite de la solidarité européenne, le traitement médiatique de la crise de Kobane a pu jouer en sa défaveur. Plus largement, la situation régionale s'est tendue. La Turquie a d'abord rompu ses relations avec Israël à la suite de l'affaire du Mavi Marmara, les relations avec certains pays arabes se sont tendues à la suite de la crise égyptienne. Les Africains marquent également leur scepticisme après l'ouverture d'ambassades et le lancement de projets qui n'ont finalement pas eu autant de grands débouchés que prévus.
Jusqu'à récemment, la situation sur les 900 kilomètres de la frontière avec la Syrie paraissait lointaine aux habitants d'Istanbul et même d'Ankara. Ce n'est plus le cas ces dernières semaine (incidents locaux avec des réfugiés) et surtout depuis les événements de Kobane qui ont conduit à des troubles à l'ordre public meurtriers en Turquie (40 morts). Il est vrai que la charge est de plus en plus lourde (plus de 1,6 million de réfugiés, pour un coût estimé entre 2 et 5 milliards de dollars).
La Syrie ne représentait pas un partenaire commercial important pour la Turquie, à la différence de l'Irak qui était son deuxième client extérieur. Les marchandises doivent donc passer désormais par l'Iran pour atteindre le sud de l'Irak et les marchés du Golfe.
Le gouvernement turc a déployé une communication parfois maladroite sur les événements à Kobané. En Turquie, le parti de l'union démocratique (PYD), kurde de Syrie, est très largement associé au PKK. Dans ses reportages sur la zone de Rojava, la presse turque montre des salles de classe où trône le portrait de M. Öcalan, leader du PKK. La Turquie a l'impression que le PYD s'est montré ambigu envers Assad et a préféré son alliance historique avec le PKK plutôt que d'en fonder une nouvelle avec l'opposition démocratique syrienne ou le PDK.
Le gouvernement turc comme les nationalistes kurdes ont sous-estimé l'impact de Kobané dans l'opinion et ont donc été surpris par la violence des manifestations et des contre-manifestations.
Depuis trois jours, le BDP opère une sorte de mea culpa en affirmant qu'il avait souhaité les manifestations, mais qu'il ne voulait pas de violences ; de son côté, le président a repris l'initiative pour réalimenter le processus de paix : le 19 octobre dernier, il a ainsi reçu pendant plus de dix heures un groupe de sages mis en sommeil jusqu'alors et chargé d'expliquer le processus en cours à destination de l'opinion publique. La Turquie a accepté également de faciliter le transit de combattants du PDK vers Kobane.
La relation entre la France et la Turquie est actuellement bonne : elle repose sur une conjonction d'intérêts, notamment politiques et économiques, qui nourrit le travail en commun. La France a retrouvé sa position traditionnelle sur l'adhésion de la Turquie à l'UE ; aujourd'hui, la question ne tourne pas autour de l'adhésion mais réside dans le fait de savoir si le processus présente un intérêt en lui-même pour la Turquie comme pour l'Union européenne. Dans le passé, trop de partenaires se sont cachés derrière la France. Aujourd'hui, ce processus est d'autant plus utile que le paysage régional montre que nous avons besoin de la Turquie.
Les images de la ville martyre de Kobané Aïn al Arab, proche de la frontière, ont frappé les esprits et ont entraîné une grande crispation. On a vu les canons turcs de l'autre côté de la frontière, dont la présence ne vise pas à préparer une intervention, mais à montrer que la frontière ne se franchit pas. La Turquie ne peut pas accepter une répartition des rôles qui lui donnerait la responsabilité de l'action au sol quand la coalition internationale resterait dans les airs.
La réflexion sur la zone de sécurité continue d'évoluer et pourrait aboutir à la délimitation d'une bande, dont le franchissement par les forces de M. el-Assad ou de Daech entraînerait la riposte.
S'agissant des combattants étrangers, il y a eu en Turquie comme ailleurs une prise de conscience croissante de la dangerosité de ce phénomène. Notre coopération s'est beaucoup densifiée au cours de ces derniers mois et a été encore renforcée par la visite de M. Bernard Cazeneuve, ministre de l'intérieur.