Audition de son Exc. M. Laurent Bili, ambassadeur de France en Turquie.
La séance est ouverte à neuf heures quarante-cinq.
Lors de la dernière séance de notre Commission, nous avons examiné une convention fiscale avec Andorre. L'article 24 de ce texte s'abstient de renvoyer à la convention de l'OCDE sur l'échange automatique de données fiscales. La Commission a adopté cette convention fiscale, alors que celle-ci ne prévoit pas, au moins jusqu'en 2018, d'échange automatique de données. Comment le Gouvernement peut-il signer à Bruxelles l'accord sur cet échange automatique de données et nous soumettre une telle convention fiscale ? Madame la présidente, vous avez répondu à ma question par un long courrier argumenté, mais il n'en reste pas moins que la France a cédé à la demande d'Andorre et que la Commission s'est prononcée sans disposer d'une information complète.
Il s'avère en effet regrettable que la réponse à votre question n'ait pu être apportée au cours de la séance de la Commission, mais je vous ai répondu par écrit. L'absence de mention à l'échange automatique d'information représente une lacune, mais la direction de la législation fiscale (DLF) nous a indiqué que la principauté d'Andorre s'était engagée à garantir cet échange même s'il n'est pas explicitement prévu par le texte. Ce point, fâcheux, ne constituait pas un motif suffisant pour refuser d'approuver cette convention, Andorre participant aux forums internationaux sur l'échange automatique d'information et ayant abandonné le secret bancaire.
Nous venons de ratifier une convention fiscale franco-américaine scandaleuse, puisque l'automaticité d'échange d'information n'existe que de la France vers les États-Unis, ces derniers s'étant réservé le droit d'y procéder au cas par cas.
Nous remercions M. Laurent Bili, ambassadeur de France en Turquie, d'avoir répondu à notre invitation pour cette audition qui n'est pas ouverte à la presse. Cette audition sera l'occasion de faire le point sur la politique étrangère de la Turquie et sur la situation intérieure dans ce pays.
La question la plus immédiate concerne les combats à Kobané Aïn al Arab. La Turquie a massé des chars à la frontière avec la Syrie près de cette ville. Elle a jusqu'à présent exclu d'apporter une aide militaire aux forces kurdes syriennes, au motif que celles-ci entretiendraient des liens étroits avec le parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ; elle a néanmoins accepté que les peshmergas traversent la frontière pour aider les Kurdes de Syrie – on dit que certains volontaires seraient empêchés de rejoindre Kobané. Comment les autorités turques analysent-elles la situation ? Quelles seraient les conséquences d'une chute de cette ville ?
Tant que Daech retenait des otages turcs, le gouvernement d'Ankara faisait preuve de réserve, pour utiliser une litote, dans son soutien à la coalition internationale contre ce mouvement. Les Américains avaient annoncé que la Turquie mettrait la base aérienne d'Incirlik à la disposition de la coalition, mais le gouvernement turc a démenti cette information. Qu'en est-il exactement ? Où en est-on de la réflexion sur la proposition, soutenue par la France, d'établir une zone de sécurité ?
Quelle est l'attitude de la Turquie par rapport aux organisations islamistes – qui ne sont pas toutes terroristes ? Les événements de Kobané ont suscité des manifestations dans plusieurs villes turques qui ont entraîné la mort de dizaines de personnes. Le leader du PKK, M. Abdullah Öcalan, aurait déclaré que la chute de Kobané entraînerait la fin des discussions avec les autorités turques, et des bombardements auraient repris contre des positions du PKK dans le sud-est du pays. Pourriez-vous faire le point sur le processus engagé entre le gouvernement et le PKK ?
Dans le vaste scandale de corruption qui a secoué la Turquie à la fin de l'année dernière, les poursuites viennent d'être abandonnées. Après la victoire du parti pour la justice et le développement (AKP) aux élections municipales de mars dernier puis celle de M. Recep Tayyip Erdoğan à la présidence de la République, quelle est la situation en politique intérieure ?
Nous avons auditionné M. Bernard Cazeneuve, ministre de l'intérieur, à son retour de Turquie il y a quinze jours. Quel bilan dressez-vous de cette visite ? Peut-on attendre des progrès dans la coopération entre la France et la Turquie dans la lutte contre les combattants étrangers ?
Comment la Turquie se positionne-t-elle actuellement par rapport au processus d'adhésion à l'Union européenne (UE) ?
La première élection au suffrage universel d'un Président de la République turque a confirmé les difficultés de l'opposition, à présenter une alternative crédible. La victoire « annoncée » de l'AKP n'est cependant pas écrasante, puisque M. Erdoğan a recueilli 51 % des voix avec une forte abstention. La droite nationaliste et le parti kémaliste traditionnel s'étaient alliés et ont réalisés comparativement de bons scores sur le littoral ; l'Anatolie centrale, la majorité des quartiers d'Istanbul et la région de la mer Noire ont par contre voté pour le Premier ministre, et le sud-est du pays est la seule région où le candidat du parti pour la paix et la démocratie (BDP) atteint des scores élevés.
La Turquie se trouve à nouveau en campagne électorale, bien que les élections législatives soient normalement prévues en juin 2015. L'actualité interne est chargée : libéralisation du port du voile dans l'école secondaire ; guerre avec la mouvance de M. Fethullah Gülen ; contrôle de l'Internet ; ouverture sur la question kurde ; préparation à l'adhésion à l'UE.
Le PIB par habitant turc a été multiplié par trois entre 2002 et 2012. La Turquie est fière de cette réussite et se voit comme un acteur majeur de sa région, comme elle l'était du temps de l'empire ottoman. La Turquie s'est lancée dans un vaste mouvement de candidatures, notamment à l'organisation des jeux olympiques et à un siège de membre non permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies. Pour ce faire, la Turquie a déployé une intense activité diplomatique, ne négligeant aucune partie du monde (Caricom ; Afrique, Amérique Centrale…). Malgré ses efforts, la Turquie n'a finalement pas été élue au Conseil de Sécurité des Nations Unies. Outre des raisons conjoncturelles, comme la présence de l'Espagne au second tour qui a bénéficié ensuite de la solidarité européenne, le traitement médiatique de la crise de Kobane a pu jouer en sa défaveur. Plus largement, la situation régionale s'est tendue. La Turquie a d'abord rompu ses relations avec Israël à la suite de l'affaire du Mavi Marmara, les relations avec certains pays arabes se sont tendues à la suite de la crise égyptienne. Les Africains marquent également leur scepticisme après l'ouverture d'ambassades et le lancement de projets qui n'ont finalement pas eu autant de grands débouchés que prévus.
Jusqu'à récemment, la situation sur les 900 kilomètres de la frontière avec la Syrie paraissait lointaine aux habitants d'Istanbul et même d'Ankara. Ce n'est plus le cas ces dernières semaine (incidents locaux avec des réfugiés) et surtout depuis les événements de Kobane qui ont conduit à des troubles à l'ordre public meurtriers en Turquie (40 morts). Il est vrai que la charge est de plus en plus lourde (plus de 1,6 million de réfugiés, pour un coût estimé entre 2 et 5 milliards de dollars).
La Syrie ne représentait pas un partenaire commercial important pour la Turquie, à la différence de l'Irak qui était son deuxième client extérieur. Les marchandises doivent donc passer désormais par l'Iran pour atteindre le sud de l'Irak et les marchés du Golfe.
Le gouvernement turc a déployé une communication parfois maladroite sur les événements à Kobané. En Turquie, le parti de l'union démocratique (PYD), kurde de Syrie, est très largement associé au PKK. Dans ses reportages sur la zone de Rojava, la presse turque montre des salles de classe où trône le portrait de M. Öcalan, leader du PKK. La Turquie a l'impression que le PYD s'est montré ambigu envers Assad et a préféré son alliance historique avec le PKK plutôt que d'en fonder une nouvelle avec l'opposition démocratique syrienne ou le PDK.
Le gouvernement turc comme les nationalistes kurdes ont sous-estimé l'impact de Kobané dans l'opinion et ont donc été surpris par la violence des manifestations et des contre-manifestations.
Depuis trois jours, le BDP opère une sorte de mea culpa en affirmant qu'il avait souhaité les manifestations, mais qu'il ne voulait pas de violences ; de son côté, le président a repris l'initiative pour réalimenter le processus de paix : le 19 octobre dernier, il a ainsi reçu pendant plus de dix heures un groupe de sages mis en sommeil jusqu'alors et chargé d'expliquer le processus en cours à destination de l'opinion publique. La Turquie a accepté également de faciliter le transit de combattants du PDK vers Kobane.
La relation entre la France et la Turquie est actuellement bonne : elle repose sur une conjonction d'intérêts, notamment politiques et économiques, qui nourrit le travail en commun. La France a retrouvé sa position traditionnelle sur l'adhésion de la Turquie à l'UE ; aujourd'hui, la question ne tourne pas autour de l'adhésion mais réside dans le fait de savoir si le processus présente un intérêt en lui-même pour la Turquie comme pour l'Union européenne. Dans le passé, trop de partenaires se sont cachés derrière la France. Aujourd'hui, ce processus est d'autant plus utile que le paysage régional montre que nous avons besoin de la Turquie.
Les images de la ville martyre de Kobané Aïn al Arab, proche de la frontière, ont frappé les esprits et ont entraîné une grande crispation. On a vu les canons turcs de l'autre côté de la frontière, dont la présence ne vise pas à préparer une intervention, mais à montrer que la frontière ne se franchit pas. La Turquie ne peut pas accepter une répartition des rôles qui lui donnerait la responsabilité de l'action au sol quand la coalition internationale resterait dans les airs.
La réflexion sur la zone de sécurité continue d'évoluer et pourrait aboutir à la délimitation d'une bande, dont le franchissement par les forces de M. el-Assad ou de Daech entraînerait la riposte.
S'agissant des combattants étrangers, il y a eu en Turquie comme ailleurs une prise de conscience croissante de la dangerosité de ce phénomène. Notre coopération s'est beaucoup densifiée au cours de ces derniers mois et a été encore renforcée par la visite de M. Bernard Cazeneuve, ministre de l'intérieur.
Le régime turc porte atteinte aux standards de la démocratie comme la laïcité – qui constituait une marque de cet État – et l'indépendance de la justice. La suspension des procès pour corruption de membres de la magistrature et de la police dégrade sa réputation.
Sur la scène régionale, les évolutions de la politique turque nous laissent penser que les dirigeants de ce pays agissent par pragmatisme, comme l'atteste, dans un autre domaine, le maniement de la carte européenne ou, au contraire, de celle du repli, selon les circonstances.
Après la visite de M. Bernard Cazeneuve, pensez-vous que la France puisse jouer un rôle – notamment dans la zone tampon ? Quelles évolutions envisagez-vous après les évolutions législatives ?
Quelles sont les convictions de M. Erdoğan sur les Frères musulmans ?
Où en est le respect des minorités religieuses ?
J'ai été surpris de l'attitude de la Turquie vis-à-vis de la Syrie, alors que ces deux pays coopéraient étroitement avant le printemps arabe et la guerre civile syrienne. Pourquoi les Turcs ont-ils adopté une ligne dure vis-à-vis de M. el-Assad, qui comporte des risques élevés de dislocation de l'État syrien et de renforcement des communautarismes en Syrie et en Turquie ?
En effet, il s'agit d'un virage à 180 degrés, car les familles Assad et Erdoğan passaient leurs vacances ensemble avant la guerre.
La Turquie, poursuivant sa lutte contre le PKK, empêche la venue de militants de ce parti à Kobané pour soutenir les Kurdes qui se battent dans cette ville. Les États-Unis leur envoient pourtant des armes alors que le PKK figure sur leur liste des organisations terroristes – comme sur celle de l'UE d'ailleurs.
La France, par la voix de son ministre des affaires étrangères et du développement international, a accepté l'idée d'une zone tampon, située dans le secteur de Rojava qui regroupe trois cantons kurdes du nord-ouest de la Syrie. Accepter la création de cette zone tampon revient à avaliser la politique turque visant à ce que les Kurdes de Syrie ne bénéficient pas de davantage d'autonomie. Rappelons que le bilan des manifestations des Kurdes de Turquie de soutien aux Kurdes de Syrie s'élève à 360 blessés et 39 morts.
Je ne comprends pas que la France – présidence de la République, ministère des affaires étrangères et du développement international et notre Commission – refuse de recevoir le représentant du PYD à Paris, M. Khaled Issa, alors même que le gouvernement turc a reçu des membres du PYD. Malgré les larmes de crocodile versées sur les malheureux de Kobané, la France cherche avant tout à protéger les intérêts de la Turquie, pays membre de l'OTAN.
Monsieur l'ambassadeur, pourquoi n'avez-vous pas évoqué l'assassinat à Paris de trois militants kurdes ? Les services secrets turcs sont fortement soupçonnés dans cette affaire, notamment M. Ömer Güney : que fait la France pour que la Turquie éclaircisse ce meurtre ?
La Turquie a nourri l'État islamique en Irak et au Levant (EILL) – on peut même se demander si ce soutien ne se poursuit pas ; le pétrole finance l'EILL, et le marché noir du pétrole se tient principalement en Turquie. Quelle action conduit la France pour assécher cette source de financement de l'EILL ?
Mme Odile Saugues, vice-présidente de notre Commission, a reçu le représentant du PYD en France.
Monsieur l'ambassadeur, le revirement de la Turquie dans la crise syrienne s'explique-t-il par l'hostilité des Frères musulmans à M. el-Assad ?
En quoi l'ambition de la Turquie de devenir une plaque tournante énergétique pèse-t-elle dans sa politique extérieure ?
Quelle attitude adopte le gouvernement turc vis-à-vis des alévis, qui représentent tout de même 10 % de la population de la Turquie.
Le pape a annoncé son intention de venir en Turquie et d'y rencontrer le patriarche oecuménique orthodoxe. Quel est l'état des relations entre le patriarcat et le gouvernement, alors que de nombreux problèmes de patrimoine ne sont pas réglés ?
Au nom de la présidente de notre Commission, j'ai rencontré M. Issa, représentant des Kurdes de Syrie en France, peu après l'entretien entre le Président Hollande et le Président Erdoğan. Il m'a fait part de son étonnement et de son amertume à l'égard des déclarations officielles de la France en faveur d'une zone tampon. Il estime que la gauche au pouvoir boycotte les Kurdes, que l'on abandonne Kobané et que la France s'aligne totalement sur la position turque.
Monsieur l'ambassadeur, l'attitude de la Turquie fait naître une suspicion de complicité avec l'Etat islamique. La négociation entre les Turcs et les Américains sur l'utilisation des bases aériennes turques qui permettrait de frapper plus facilement les djihadistes peut-elle aboutir ? Le refus actuel de la Turquie s'avère très critiquable pour un membre de l'OTAN, d'autant plus qu'il s'ajoute à la contrebande d'hydrocarbures venus de Syrie et d'Irak, sur laquelle la Turquie ferme les yeux, et à l'existence de camps d'entraînement de djihadistes sur son territoire – voire de transit de combattants vers l'Irak et la Syrie. Que fait la France pour que la Turquie revoie ses positions, ce pays étant toujours candidat pour adhérer à l'UE ? La politique turque n'est-elle mue que par la volonté de régler des comptes avec les Kurdes ou traduit-elle une sympathie pour le califat islamique ?
Monsieur l'ambassadeur, j'aurais tendance à décrire l'évolution de la Turquie comme une dérive islamo-nationaliste ottomane, doublée d'une « poutinisation » du régime. L'éviction de M. Abdullah Gül et la nomination de son ancien ministre des affaires étrangères, M. Ahmet Davutoğlu, à la tête du gouvernement donnent au président Erdoğan les pleins pouvoirs dans un système qui rappelle la répartition des rôles entre MM. Vladimir Poutine et Dimitri Medvedev. Ce mouvement est inquiétant et conduit la Turquie dans un chemin opposé à celui d'un rapprochement avec l'Europe.
J'ai interrogé les responsables turcs la semaine dernière sur le fait de savoir pourquoi un pays ami et allié laissait passer des familles entières de ressortissants européens allant effectuer le djihad en Turquie. Qui est responsable de la défaillance ayant conduit à attendre nos trois ressortissants djihadistes dans le mauvais avion ? Où étaient les officiers de sécurité français à Istanbul et à Ankara ce jour-là ? Nous avons demandé une commission d'enquête sur ces désordres. Où en est la coopération franco-turque dans ce domaine, et notamment dans le fonctionnement des fichiers de police ?
Les Turcs recyclent le pétrole de Daech comme celui des Kurdes irakiens et multiplient les livraisons d'armes à des groupes suspects en Syrie.
La coopération en matière de base aérienne se révèle indispensable, car nous ravitaillons trois fois en vol pour chaque frappe en Irak. Des négociations sur l'utilisation par nos avions des bases de l'OTAN en Turquie sont-elles conduites ?
Je n'ai pas compris la position de la France sur la question de la zone tampon. On peut en comprendre la création du point de vue turc – elle vise à isoler les Kurdes et à les placer sous la férule de l'armée turque –, mais, du côté français, elle revient à faire la guerre à la fois au camp de M. el-Assad et à celui des djihadistes. Qui sont nos alliés ?
Le Kurdistan existe aujourd'hui en Irak, dans la région d'Erbil et la dislocation de la Syrie rendra la reformation d'un État syrien dans les frontières de 1916 très difficile. Il existe de vices tensions entre les composantes turque, irakienne et syrienne des Kurdes, mais a-t-on réfléchi à la création d'un ensemble kurde ? La France devrait avoir une idée sur cette question, les Kurdes ayant été les grands laissés pour compte des traités de Versailles et de Sèvres après la Première guerre mondiale. Les États créés il y a 100 ans – l'Irak, la Syrie, la Jordanie, le Liban et même Israël avec la Déclaration Balfour – connaissent des évolutions de frontières importantes, et la question kurde, qui concerne 35 millions de personnes, réapparaît de manière pressante.
Nous avons auditionné M. Bernard Cazeneuve, ministre de l'intérieur, qui a apporté des réponses très précises aux questions de coopération que vous avez soulevées, monsieur Lellouche.
Que devient M. Gül, qui semblait représenter une alternative à M. Erdoğan ?
Le PKK est inscrit sur les listes américaine et européenne des organisations terroristes. Cette classification reste-t-elle pertinente aujourd'hui, lorsque l'on prend en compte le rôle joué par les Kurdes et par le PKK dans cette région ?
Des discussions se tiennent actuellement entre MM. Öcalan et Erdoğan : quels en sont la nature et l'objet ? Quels objectifs poursuivent les protagonistes ? L'existence même de ces échanges suggère qu'une évolution de la qualification du PKK comme mouvement terroriste est possible.
Monsieur l'ambassadeur, vous avez affirmé que la politique turque avait provoqué une rupture avec des pays arabes sur la question égyptienne et une déception des pays africains. Or la présence turque se renforce sur les marchés africains et maghrébins et elle y gagne des parts de marché au détriment de la France.
Nous avions effectué, notamment avec Mme Élisabeth Guigou, un déplacement en Turquie il y a quelques années, et l'on ne peut que constater la dérive de ce pays depuis lors. L'AKP présente des aspects totalitaires et a présidé à l'enterrement de la laïcité.
L'entrée dans l'UE, à laquelle j'ai toujours été opposé, constitue-t-il encore un objectif pour la Turquie ? Les décisions qui ont été prises au plan judiciaire et la répression des manifestations ne tendent pas à prouver qu'une telle adhésion est la priorité du gouvernement d'Ankara.
Au moment des manifestations, M. Gül a voulu prendre une position plus respectueuse des droits de l'homme que M. Erdoğan. Cette ligne existe-t-elle encore ou le président de la République occupe-t-il tout le spectre de son parti ?
La Turquie se trouve aujourd'hui confrontée à l'une des plus graves crises humanitaires des dernières années ; un exode massif de femmes et d'enfants kurdes s'opère vers la frontière turque, alors que les hommes restent à Kobané pour combattre l'organisation « Etat islamique », dont les membres égorgent les hommes et les enfants, et violent les femmes. Monsieur l'ambassadeur, l'aide internationale s'avère-t-elle suffisante ? Les associations humanitaires peuvent-elles agir ?
L'année 2015 marquera le centième anniversaire du génocide arménien. De nombreux intellectuels turcs reconnaissent l'existence de ce génocide. Quel est l'état d'esprit de la population turque sur cette question ancienne et délicate ?
Un accord avait été signé à Genève en 2009 entre la Turquie et l'Arménie pour la levée du blocus, mais l'Azerbaïdjan a fait pression sur la Turquie pour que le conflit du Haut-Karabagh soit réglé avant l'application de la convention entre la Turquie et l'Arménie. Pourriez-vous nous éclairer sur l'état actuel de cette question ?
Il n'y a jamais eu d'équivalence entre zones tampon et zones kurdes, quels que soient les projets de délimitation qui ont pu nous être présentés. Aux yeux du PYD, l'objectif de la Turquie a toujours été de contrôler les cantons kurdes. Cette vision me paraît contestable, car les Turcs veulent limiter leur exposition dans une telle zone. Aujourd'hui, le tracé de la zone envisagé par le gouvernement épouse celui de la frontière et du 36éme parallèle. Le PYD n'avait aucune envie de voir la Turquie voler à son secours à Kobané, car cela aurait symbolisé une prise de contrôle turc d'un territoire sur lequel les Kurdes ont réussi à instaurer une forme de souveraineté, même limitée.
Je n'ai pas évoqué l'assassinat des trois militants du PKK, car il commence à dater ; une procédure judiciaire est en cours dont je ne suis, évidemment, pas tenu informé en raison du secret de l'instruction. Si certains soupçons, évoqués par la presse, concernent l'implication possible des services secrets turcs, je n'arrive toutefois pas à comprendre pourquoi le gouvernement turc aurait commandité ce meurtre en plein processus de paix, alors même qu'il n'a pas procédé à de telles actions à l'étranger dans les périodes les plus dures du conflit avec le PKK.
Les frontières turques sont poreuses – surtout celle avec l'Irak que la Turquie n'a jamais réussi à complètement contrôler à cause du relief. L'une des forces du PKK est de bénéficier de bases arrière dans le nord de l'Irak. La contrebande a toujours existé, mais des efforts importants ont été opérés pour que le trafic de pétrole diminue, et l'on ne peut pas parler de complicité turque en la matière.
La France a développé des vues convergentes avec la Turquie sur le conflit syrien et, notamment, sur la nécessité du départ de M. el-Assad. Cette logique ne nous a pas empêchés de marquer l'absence de lisibilité de la stratégie turque sur Kobané. La chute de cette ville serait un symbole comme l'a été le martyr de Guernica pendant la guerre d'Espagne, et l'on doit tout entreprendre pour l'éviter.
Il y a quinze ans, la laïcité turque était antireligieuse et relativement brutale. Le gouvernement de M. Erdoğan a procédé à une normalisation de la place de l'islam dans la société qui n'a pas posé de problème jusqu'en 2011. Depuis cette date et le retrait des militaires du jeu politique, certains milieux en Turquie considèrent que le curseur va trop loin dans l'autre sens. Cette peur, réelle, est-elle fondée ? Il est difficile de répondre à cette question ; l'autorisation du port du voile à l'école dès neuf ans peut constituer une pression sur les filles, mais elle incitera également certaines familles du sud-est anatolien à envoyer leurs filles à l'école. Au total, il convient d'être vigilant, mais il faut comprendre que la situation précédente n'était ni normale ni démocratique, même si elle nous paraissait plus familière.
Un temps un quart des officiers généraux de la marine était en prison, en effet.
L'islamisation des soldats correspond à un mouvement que l'on perçoit depuis plusieurs années. Le voile fut interdit en Turquie de la fondation de la République turque par M. Mustafa Kemal jusqu'à l'arrivée de M. Erdoğan au pouvoir. Les associations de femmes et de défense des droits font part d'un retour en arrière, systématique et profond.
Il s'agit d'un débat philosophique, mais le « petit peuple anatolien » s'est senti comme une population colonisée dans son propre pays pendant des décennies. La démographie donne un poids supérieur à cette partie du peuple – qui va jusqu'à la mer Noire et au sud-est du territoire – dans le corps électoral par rapport à celle du littoral. Nous devons vivre avec cette situation, tout en marquant les limites que ne peut pas franchir un État souhaitant adhérer à l'UE. Mais pouvoir porter un voile à l'université ne constitue pas une islamisation de la société. Celle-ci est d'ailleurs très dynamique : de plus en plus de jeunes font des études supérieures et inventent un nouveau modèle de vie, différent de celui de leurs parents. Il y a quinze ans, certaines femmes étaient cloîtrées alors qu'elles sortent aujourd'hui, même si certaines d'entre elles sont voilées.
Comme M. Erdoğan est un conservateur pieux, il peut dépasser les dogmes nationalistes et, donc, les blocages sur la question kurde. Ce gouvernement s'avère ainsi plus ouvert que ses prédécesseurs dans ce domaine. Nous ignorons jusqu'où iront les discussions avec M. Öcalan, mais les mentalités évoluent. Il y a vingt-cinq ans, j'ai connu des gens qui affirmaient qu'il n'y avait pas de Kurdes en Turquie, puis qu'il n'y avait pas de problème kurde. Aujourd'hui, on dit qu'il existe un problème kurde et qu'un processus politique doit le régler ; celui-ci aboutira à une reconnaissance de droits et à un minimum de décentralisation – probablement autour de grandes municipalités plutôt que des régions. Les deux parties souhaitent trouver une solution, qui s'inscrira sans doute dans le cadre des États nationaux, mais la reconnaissance d'une dimension kurde de la Turquie, l'existence d'une entité kurde déjà presque indépendante dans le nord de l'Irak, l'autonomie de cantons kurdes en Syrie, la présence de Kurdes en Iran et la natalité près de deux fois plus dynamique chez les Kurdes de Turquie que dans l'ouest du pays constituent, certes pour un avenir assez lointain, les germes d'une évolution.
Le président, conservateur pieux, a fréquenté beaucoup de personnes proches des Frères musulmans quand il était dans l'opposition voire en prison. Néanmoins, M. Erdoğan est également un homme pragmatique et un nationaliste turc.
Le respect des minorités religieuses s'avère mieux assuré depuis que M. Erdoğan est au pouvoir. Des propriétés religieuses ont été restituées et des discussions sont en cours sur le séminaire de Halki, même si elles tardent à aboutir.
Très peu. La Turquie fut religieusement homogénéisée il y a longtemps et faire revenir quelques Chaldéens ou Süryani dans le sud-est à Mardin ne constitue pas une menace pour la République de Turquie. Beaucoup de travailleurs immigrés arméniens travaillent à Istanbul, sans que cela pose de problème, car cette ville contenait 40 % de non musulmans dans les années 1920 ; cette proportion ne dépassant pas 2 % aujourd'hui.
Quand M. el-Assad a refusé de suivre les conseils de M. Erdoğan lui demandant de changer, les liens personnels passés n'ont fait qu'accélérer la rupture. Un autre facteur réside sans doute dans le basculement des Frères musulmans. En outre, la Turquie fut prise de court par les printemps arabes. Elle est plutôt apparue comme souhaitant le statu quo en Libye et elle a pu vouloir redorer son image en Syrie, en allant plus loin et plus vite que d'autres aux côtés de l'opposition démocratique. La complexité de la situation et le soutien apporté au régime par la Russie, l'Iran et le Hezbollah libanais ont empêché la chute de M. el-Assad et la fin rapide du conflit.
La question énergétique ne pèse pas de manière évidente sur la politique turque au Moyen-Orient, mais elle joue un rôle important dans les relations avec l'Ukraine, la Russie et l'Iran.
Le gouvernement turc affiche une volonté d'intégrer davantage les alévis et de reconnaître leur spécificité. Beaucoup de Sunnites pensent néanmoins que l'alévisme est une partie de l'islam. Lorsque des alévis ont demandé à la grande assemblée nationale turque de créer une maison de culte alévie dans son enceinte, la Diyanet, responsable de l'islam sunnite en Turquie, a répondu que leur lieu de prière naturel se trouvait à la mosquée puisqu'ils étaient musulmans.
La Turquie mettra tout en oeuvre pour que la visite du pape et sa rencontre avec le patriarche se déroulent dans de bonnes conditions. Le patriarche affirme qu'il n'y a jamais eu de dialogue plus fructueux qu'avec le pouvoir actuel, mais les promesses de réouverture du séminaire de Halki ne sont toujours pas concrétisées, le gouvernement liant cette autorisation à l'acceptation du choix des imams par leurs ouailles en Grèce.
Ayant comme objectif prioritaire la chute du régime d'Assad, la Turquie a développé une vision plus large de l'opposition syrienne et a pu soutenir des groupes plus radicaux que nous, mais la réalité de l'aide apportée à Daech me paraît être plus douteuse, et en tout cas plus à l'ordre du jour.
La discussion sur les bases militaires se focalise davantage sur l'opportunité d'y entraîner des soldats de l'ASL que sur leur utilisation par les forces aériennes de la coalition internationale. Je n'ai pas connaissance d'entraînement de djihadistes en Turquie, même si certains d'entre eux ont transité par le territoire turc.
Certains décrivent la dernière période comme l'image d'une dérive islamiste, conservatrice et ottomane, et d'une « poutinisation » du régime. Mais, il faut aussi noter que des intellectuels ont alimenté le débat sur l'action à Kobané. La société civile s'avère dynamique et moderne ; comme en témoigne sa mobilisation sur les questions notamment environnementales. Le problème de la démocratie turque réside aussi dans la faiblesse de l'opposition et sa difficulté à représenter l'ensemble des aspirations de la société.
Lorsque l'on reproche aux autorités turques de laisser passer des familles entières venues faire le djihad dans la région, on nous demande aussi pourquoi nous les avons laissées partir ? Notre coopération dans ce domaine s'améliore. On a signalé par exemple la semaine dernière à l'administration turque une jeune fille qui venait d'arriver et elle a été reconduite vers la France immédiatement. De même, deux autres ressortissants ont été considérés comme suspects par la police des frontières turque qui les ont renvoyés en France.
Le régime syrien est profondément criminel, et le drame de Kobané ne doit pas nous faire oublier le largage de barils d'explosifs sur des pâtés de maisons, le gazage de zones d'habitation et la mort de plus de 200 000 personnes. Nous faisons donc face à deux ennemis, M. el-Assad ayant contribué à nourrir les islamistes pour créer une opposition qui effraie les occidentaux.
Le PKK ne figure pas sur la liste européenne des organisations terroristes par hasard. Comme beaucoup de mouvements, le PKK a tué beaucoup de gens dans des villages qui ne se ralliaient pas à sa cause. Des discussions sont en cours avec le gouvernement turc, et ce processus débouchera probablement sur la question de l'abandon de la lutte armée par le PKK – de même que celle de la réintégration des combattants et du sort de M. Öcalan. La France ne peut pas anticiper la phase de normalisation qui suivrait l'éventuelle réussite du processus de paix. Le BDP est aujourd'hui représenté au Parlement où se fait donc entendre la voix nationaliste kurde, si bien que l'existence d'un groupe militaire ne se justifie plus.
La déception des Africains que j'évoquais, monsieur Bacquet, est celle ressentie par certains diplomates. Les entrepreneurs turcs – rassemblés dans la Müsiad – ont découvert le grand large, et il faudra affronter leur concurrence. La Turquie pourra rencontrer des problèmes conjoncturels, mais il faut maintenir notre lien avec Ankara, car nous devrons compter avec elle à l'avenir, y compris sur les marchés africains
Le processus d'adhésion à l'UE – non comme objectif en soi mais comme cheminement – représente un moyen pour influencer la politique turque et pour favoriser sa modernisation grâce à des coopérations concrètes ; on forme ainsi des magistrats à la jurisprudence de la cour européenne des droits de l'homme (CEDH), au respect de la qualité des eaux ou aux normes éducatives. Le gouvernement turc vient pour la première fois de financer une campagne de publicité en faveur de l'UE et des actions menées en commun en matière de santé ou d'éducation. Ce processus rappelle à la Turquie que pont naturel de 1 500 kilomètres entre l'Asie et l'Europe, elle peut s'ancrer sur la seconde qui offre un modèle plus tentant que celui des pays situés au-delà de ses frontières orientales.
Peu de pays auraient pu accueillir autant de réfugiés dans des conditions aussi satisfaisantes que la Turquie. Il reste certes difficile de vivre dans un camp, mais les réfugiés bénéficient de cours, d'activités, d'une blanchisserie et parfois d'une carte du programme alimentaire mondial pour acheter et cuisiner leur propre nourriture.
Les autorités turques ont commencé par rejeter les offres d'aide d'ONG internationales, mais la charge est devenue tellement lourde que certaines ONG, dont une française, ont reçu leur accréditation; j'ai rencontré le ministre de l'intérieur, M. Efkan Ala, il y a quinze jours pour lui demander d'accepter la venue de trois autres ONG françaises.
Il y a quelques mois, M. Erdoğan, encore Premier ministre, a présenté ses condoléances – qui ne sont ni des excuses, ni une reconnaissance – pour le génocide arménien. C'est un geste néanmoins très important, alors que c'est une question extrêmement sensible pour les responsables politiques turcs qui développent la notion de « mémoire juste » qui cherche à associer toutes les souffrances de cette période.
La France a joué un rôle historique de soutien au processus de reconnaissance du génocide arménien qui a contrecarré la politique d'oubli officielle. Cela a eu un coût réel pour notre coopération bilatérale qui n'est plus que l'ombre de ce qu'elle a été. La Turquie a passé un cap dans sa relation au passé. Il convient donc de laisser la société civile turque agir : elle s'est d'ailleurs saisie de cette question et certains, comme les Kurdes du BDP, ont reconnu l'existence de ce drame. Les pressions extérieures ne font plus désormais que provoquer des crispations nationalistes contraires à l'objectif poursuivi.
La Turquie se trouve dans une position délicate vis-à-vis de l'Azerbaïdjan qui lui est proche et qui est devenu le premier investisseur étranger en Turquie. L'application de l'accord entre l'Arménie et la Turquie s'avère maintenant dépendante du retrait de l'Arménie d'un des « rayon » occupé d'Azerbaïdjan – en dehors du territoire du Haut-Karabagh. L'Arménie a jusqu'à présent refusé d'envisager un tel retrait pour ne pas fragiliser ses positions.
Monsieur l'ambassadeur, vous avez qualifié de positive la loi française de reconnaissance du génocide arménien. C'est intéressant, car l'un de vos prédécesseurs, M. Garcia, avait fermement condamné ce vote.
Au moment des premiers avatars qui ont conduit au vote de cette loi, en 2001, je me trouvais en Turquie et nourrissais une hostilité à l'encontre d'un tel texte. Cette loi a été une catastrophe pour nos relations bilatérales. A titre d'exemple, on vient de créer, pour la première fois depuis dix ans, cinq postes de professeur de français dans l'enseignement public en Turquie alors que 2 000 professeurs d'allemand furent recrutés rien que l'année dernière…
Néanmoins, du point de vue de la reconnaissance du génocide arménien, rétrospectivement, je pense que ce texte a contribué à relancer le débat sur le passé en Turquie et à encourager un changement dans les mentalités.
C'est désormais en Turquie que ce débat doit se poursuivre.
La séance est levée à onze heures vingt-cinq.