Intervention de Laurent Bili

Réunion du 22 octobre 2014 à 9h00
Commission des affaires étrangères

Laurent Bili, ambassadeur de France en Turquie :

Très peu. La Turquie fut religieusement homogénéisée il y a longtemps et faire revenir quelques Chaldéens ou Süryani dans le sud-est à Mardin ne constitue pas une menace pour la République de Turquie. Beaucoup de travailleurs immigrés arméniens travaillent à Istanbul, sans que cela pose de problème, car cette ville contenait 40 % de non musulmans dans les années 1920 ; cette proportion ne dépassant pas 2 % aujourd'hui.

Quand M. el-Assad a refusé de suivre les conseils de M. Erdoğan lui demandant de changer, les liens personnels passés n'ont fait qu'accélérer la rupture. Un autre facteur réside sans doute dans le basculement des Frères musulmans. En outre, la Turquie fut prise de court par les printemps arabes. Elle est plutôt apparue comme souhaitant le statu quo en Libye et elle a pu vouloir redorer son image en Syrie, en allant plus loin et plus vite que d'autres aux côtés de l'opposition démocratique. La complexité de la situation et le soutien apporté au régime par la Russie, l'Iran et le Hezbollah libanais ont empêché la chute de M. el-Assad et la fin rapide du conflit.

La question énergétique ne pèse pas de manière évidente sur la politique turque au Moyen-Orient, mais elle joue un rôle important dans les relations avec l'Ukraine, la Russie et l'Iran.

Le gouvernement turc affiche une volonté d'intégrer davantage les alévis et de reconnaître leur spécificité. Beaucoup de Sunnites pensent néanmoins que l'alévisme est une partie de l'islam. Lorsque des alévis ont demandé à la grande assemblée nationale turque de créer une maison de culte alévie dans son enceinte, la Diyanet, responsable de l'islam sunnite en Turquie, a répondu que leur lieu de prière naturel se trouvait à la mosquée puisqu'ils étaient musulmans.

La Turquie mettra tout en oeuvre pour que la visite du pape et sa rencontre avec le patriarche se déroulent dans de bonnes conditions. Le patriarche affirme qu'il n'y a jamais eu de dialogue plus fructueux qu'avec le pouvoir actuel, mais les promesses de réouverture du séminaire de Halki ne sont toujours pas concrétisées, le gouvernement liant cette autorisation à l'acceptation du choix des imams par leurs ouailles en Grèce.

Ayant comme objectif prioritaire la chute du régime d'Assad, la Turquie a développé une vision plus large de l'opposition syrienne et a pu soutenir des groupes plus radicaux que nous, mais la réalité de l'aide apportée à Daech me paraît être plus douteuse, et en tout cas plus à l'ordre du jour.

La discussion sur les bases militaires se focalise davantage sur l'opportunité d'y entraîner des soldats de l'ASL que sur leur utilisation par les forces aériennes de la coalition internationale. Je n'ai pas connaissance d'entraînement de djihadistes en Turquie, même si certains d'entre eux ont transité par le territoire turc.

Certains décrivent la dernière période comme l'image d'une dérive islamiste, conservatrice et ottomane, et d'une « poutinisation » du régime. Mais, il faut aussi noter que des intellectuels ont alimenté le débat sur l'action à Kobané. La société civile s'avère dynamique et moderne ; comme en témoigne sa mobilisation sur les questions notamment environnementales. Le problème de la démocratie turque réside aussi dans la faiblesse de l'opposition et sa difficulté à représenter l'ensemble des aspirations de la société.

Lorsque l'on reproche aux autorités turques de laisser passer des familles entières venues faire le djihad dans la région, on nous demande aussi pourquoi nous les avons laissées partir ? Notre coopération dans ce domaine s'améliore. On a signalé par exemple la semaine dernière à l'administration turque une jeune fille qui venait d'arriver et elle a été reconduite vers la France immédiatement. De même, deux autres ressortissants ont été considérés comme suspects par la police des frontières turque qui les ont renvoyés en France.

Le régime syrien est profondément criminel, et le drame de Kobané ne doit pas nous faire oublier le largage de barils d'explosifs sur des pâtés de maisons, le gazage de zones d'habitation et la mort de plus de 200 000 personnes. Nous faisons donc face à deux ennemis, M. el-Assad ayant contribué à nourrir les islamistes pour créer une opposition qui effraie les occidentaux.

Le PKK ne figure pas sur la liste européenne des organisations terroristes par hasard. Comme beaucoup de mouvements, le PKK a tué beaucoup de gens dans des villages qui ne se ralliaient pas à sa cause. Des discussions sont en cours avec le gouvernement turc, et ce processus débouchera probablement sur la question de l'abandon de la lutte armée par le PKK – de même que celle de la réintégration des combattants et du sort de M. Öcalan. La France ne peut pas anticiper la phase de normalisation qui suivrait l'éventuelle réussite du processus de paix. Le BDP est aujourd'hui représenté au Parlement où se fait donc entendre la voix nationaliste kurde, si bien que l'existence d'un groupe militaire ne se justifie plus.

La déception des Africains que j'évoquais, monsieur Bacquet, est celle ressentie par certains diplomates. Les entrepreneurs turcs – rassemblés dans la Müsiad – ont découvert le grand large, et il faudra affronter leur concurrence. La Turquie pourra rencontrer des problèmes conjoncturels, mais il faut maintenir notre lien avec Ankara, car nous devrons compter avec elle à l'avenir, y compris sur les marchés africains

Le processus d'adhésion à l'UE – non comme objectif en soi mais comme cheminement – représente un moyen pour influencer la politique turque et pour favoriser sa modernisation grâce à des coopérations concrètes ; on forme ainsi des magistrats à la jurisprudence de la cour européenne des droits de l'homme (CEDH), au respect de la qualité des eaux ou aux normes éducatives. Le gouvernement turc vient pour la première fois de financer une campagne de publicité en faveur de l'UE et des actions menées en commun en matière de santé ou d'éducation. Ce processus rappelle à la Turquie que pont naturel de 1 500 kilomètres entre l'Asie et l'Europe, elle peut s'ancrer sur la seconde qui offre un modèle plus tentant que celui des pays situés au-delà de ses frontières orientales.

Peu de pays auraient pu accueillir autant de réfugiés dans des conditions aussi satisfaisantes que la Turquie. Il reste certes difficile de vivre dans un camp, mais les réfugiés bénéficient de cours, d'activités, d'une blanchisserie et parfois d'une carte du programme alimentaire mondial pour acheter et cuisiner leur propre nourriture.

Les autorités turques ont commencé par rejeter les offres d'aide d'ONG internationales, mais la charge est devenue tellement lourde que certaines ONG, dont une française, ont reçu leur accréditation; j'ai rencontré le ministre de l'intérieur, M. Efkan Ala, il y a quinze jours pour lui demander d'accepter la venue de trois autres ONG françaises.

Il y a quelques mois, M. Erdoğan, encore Premier ministre, a présenté ses condoléances – qui ne sont ni des excuses, ni une reconnaissance – pour le génocide arménien. C'est un geste néanmoins très important, alors que c'est une question extrêmement sensible pour les responsables politiques turcs qui développent la notion de « mémoire juste » qui cherche à associer toutes les souffrances de cette période.

La France a joué un rôle historique de soutien au processus de reconnaissance du génocide arménien qui a contrecarré la politique d'oubli officielle. Cela a eu un coût réel pour notre coopération bilatérale qui n'est plus que l'ombre de ce qu'elle a été. La Turquie a passé un cap dans sa relation au passé. Il convient donc de laisser la société civile turque agir : elle s'est d'ailleurs saisie de cette question et certains, comme les Kurdes du BDP, ont reconnu l'existence de ce drame. Les pressions extérieures ne font plus désormais que provoquer des crispations nationalistes contraires à l'objectif poursuivi.

La Turquie se trouve dans une position délicate vis-à-vis de l'Azerbaïdjan qui lui est proche et qui est devenu le premier investisseur étranger en Turquie. L'application de l'accord entre l'Arménie et la Turquie s'avère maintenant dépendante du retrait de l'Arménie d'un des « rayon » occupé d'Azerbaïdjan – en dehors du territoire du Haut-Karabagh. L'Arménie a jusqu'à présent refusé d'envisager un tel retrait pour ne pas fragiliser ses positions.

1 commentaire :

Le 08/01/2015 à 17:03, laïc a dit :

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"M. el-Assad ayant contribué à nourrir les islamistes pour créer une opposition qui effraie les occidentaux."

C'est comme dire que M. Assad a contribué à développer les mouvements islamistes qui lui sont opposés, ceci afin de permettre une guerre sans pitié dans laquelle on verrait les islamistes tuer tant et plus, tout cela pour se mettre en gardien des valeurs occidentales...

Cela ne tient pas debout. Le mouvement islamiste a bel et bien pris de court Assad, il s'en serait bien passé, il lui a été imposé par le Printemps arabe qu'il n'a pas vu venir. On pourrait aussi dire pendant qu'on y est que M. Assad est l'instigateur du Printemps arabe et de ses dérives islamistes pour mieux se mettre en valeur...

Si Assad devient le gardien des valeurs occidentales, c'est à son corps défendant, il n'a jamais prémédité cette position désormais avantageuse pour lui, elle lui a été imposée par les circonstances et son attachement aux valeurs socialistes viscéralement opposées à la religion. Quand on songe que les Occidentaux ont voulu se débarraser de Assad, et lui préférer les islamistes...

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