Intervention de Jean-François Delfraissy

Réunion du 4 novembre 2014 à 16h00
Commission des affaires sociales

Jean-François Delfraissy :

Vous êtes nombreux à m'interroger sur les fondements de mon pronostic optimiste quant à l'improbabilité d'une épidémie sévère d'Ébola en France et sur les projections du nombre de cas. Tout d'abord, les recherches ayant été limitées, il y a beaucoup plus de choses qu'on ne sait pas sur Ébola que de choses qu'on sait, et il faut rester modeste et prudent à la fois en matière scientifique et en prenant des décisions de santé publique. Au cours des mois de septembre et d'octobre, les équipes de projecteurs – généralement composées de biomathématiciens – ont avancé des prévisions de trois ordres de grandeurs pour fin 2014 : plusieurs dizaines de milliers de cas, plusieurs centaines de milliers et 1,5 million. Personnellement, je pense que le nombre de personnes touchées dans les pays d'Afrique de l'Ouest ne dépassera pas 100 000 à la fin de 2014 et se situera plutôt autour de 70 000 ou 80 000. Pour cela, la mobilisation doit cependant être organisée dès maintenant.

S'agissant des pays voisins de la Guinée forestière, le scénario noir qui changerait complètement la donne serait l'atteinte massive de la Côte d'Ivoire. En effet, ce grand pays en partie désorganisé par la guerre civile possède une importante communauté française qui pourrait succomber à la panique et être tentée par le retour sur le sol national. J'ai demandé au pôle santé de réaliser en urgence, pour le début de la semaine prochaine, une étude qui envisage toutes les options, y compris ce scénario auquel je ne crois pas, afin d'en tirer les leçons. À vrai dire, on ne comprend pas pourquoi les pays limitrophes ne sont pas davantage touchés. On a longtemps mis en cause la sous-déclaration des cas et la négation du problème ; mais cette explication semble de moins en moins probante au vu de la médiatisation de l'épidémie qui rend improbable la dissimulation d'un nombre important de malades. On peut éventuellement l'expliquer par l'effet de la ceinture sanitaire, même imparfaite, mise en place dans les zones difficiles à la frontière entre la Guinée et la Côte d'Ivoire. Le Mali n'est pas touché non plus alors que la « place des Guinéens » à Bamako, où arrivent les cars en provenance de Guinée, pourrait devenir un lieu important de contagion. Cependant, plus que le Mali, l'enjeu majeur reste la Côte d'Ivoire.

L'armée française prendra en charge le centre de traitement des soignants ; mobilisée sur beaucoup de théâtres d'opérations militaires et victime des restrictions budgétaires, elle se trouve pourtant au bout de ses moyens et ne saurait assumer davantage. Cela dit, la réserve des militaires – gens solides et sérieux qui ont l'habitude des crises – me semble s'expliquer par leur désir de préserver leur capacité de réaction en cas d'événement grave en Côte d'Ivoire.

En matière de recherche, peu d'équipes ont travaillé sur ce type de virus en France et dans le monde. En effet, comme en RDC où le virus apparu en septembre n'a toujours pas conduit à une explosion, les épidémies se sont toujours arrêtées d'elles-mêmes. Ébola était donc vu comme un problème essentiellement sanitaire. Néanmoins, quelques chercheurs français – dont Éric Leroy – ont travaillé sur cette maladie ; le virus a été séquencé et son fonctionnement, étudié. Les recherches sont cependant restées à petite échelle, sauf aux États-Unis et en Russie où elles ont bénéficié d'un financement par les autorités militaires dans le cadre des travaux sur le bioterrorisme. C'est là que trouve son origine le premier vaccin contre Ébola élaboré par National Institutes of Health (NIH) et GSK.

Monsieur Touraine, on dispose actuellement de cinq à six médicaments candidats. La majorité d'entre eux ont toutefois été produits en toute petite quantité, dans le cadre de recherches militaires, loin de toute vision industrielle ou sanitaire. Ainsi, il ne reste plus d'anticorps neutralisants de type ZMapp et seulement une vingtaine de doses de ZMAb dont la forme injectable les rend difficiles d'utilisation. Une série d'autres médicaments permettrait de traiter vingt ou trente patients. Les deux seuls médicaments d'administration orale disponibles en grande quantité sont le Favipiravir – qui sera utilisé en Guinée dans le cadre de l'essai de l'INSERM – et le Brincidofovir, développés contre la grippe grave, comme le précisent leurs autorisations de mise sur le marché. Les premiers essais détermineront leur efficacité.

Si ces médicaments candidats ont d'abord été administrés aux ressortissants des pays du Nord rapatriés, leur transfert au Sud se fera dans un délai beaucoup plus rapide que pour d'autres pathologies. Les patients africains y auront d'abord accès en quantité limitée, dans le cadre d'essais, puis massivement si ceux-ci donnent des signaux positifs. Le premier essai démarrant fin novembre, le délai s'élèvera donc à quelques mois – à comparer aux six ou sept années qu'il a fallu attendre pour voir arriver au Sud les médicaments contre le SIDA.

S'agissant des recherches françaises sur le vaccin, méfions-nous des effets d'annonce de la part de chercheurs – population farouchement indépendante – qui cherchent à faire du bruit autour de leur travail. D'excellentes équipes d'infectiologues travaillent à Lyon autour du laboratoire P4 ; mais en matière de vaccin, la France se situe en second plan. Trois vaccins sont actuellement en route : celui de NIH et GSK – un adénovirus –, celui d'un institut de recherche canadien qui a été financé par l'armée américaine et enfin un vaccin élaboré par la société Johnson & Johnson. Aux États-Unis, les premières personnes ont été vaccinées le 8 septembre ; on disposera donc des données d'immunogénicité de ce vaccin dans les quinze jours qui viennent. Les premières vaccinations au Canada ont eu lieu le 10 octobre ; les données seront donc disponibles fin décembre. Enfin, les premières injections du vaccin de Johnson & Johnson n'interviendront qu'à la mi-février, voire début mars. On a affaire à des stratégies très différentes : GSK étant une grande compagnie pharmaceutique anglaise, le gouvernement britannique pousse, pour des raisons économiques, à commander plus de trois millions de doses de son vaccin, sans rien savoir de son efficacité éventuelle, comme lors de l'épisode H1N1 il y a quelques années. Je ne saurais cautionner cette approche ; s'il est possible de faire des paris en recherche médicale, il faut quand même s'appuyer sur des preuves empiriques. Inversement, les Américains partent sur un grand essai de phase III randomisé, contre placebo, sur 28 000 personnes dans les trois pays d'Afrique de l'Ouest, qui rendrait des résultats en mars 2016. Cette stratégie basée sur des essais très lourds ne peut pas non plus être acceptée. Il faut tabler sur une voie intermédiaire : l'OMS ayant finalement réussi à prendre la tête de la stratégie vaccinale, un comité indépendant des politiques et des industriels analysera les résultats des deux premiers vaccins sur lesquels on aura des données pour en apprécier l'apport d'immunogénicité. Parce qu'il semble aujourd'hui qu'il sera relativement facile de trouver un vaccin contre Ébola, mais qu'une seule dose risque de ne pas se révéler suffisante, trois équipes travaillent en France sur le procédé prime-boost qui consiste à faire suivre la première injection d'un rappel. Dans cette optique, plusieurs vaccins candidats sont portés par les équipes françaises de l'Institut Pasteur, du Vaccine Research Institute et du laboratoire P4 de Lyon.

Quelles leçons doit-on tirer de cette épidémie ? Voilà des années, monsieur Touraine, que je milite en faveur de l'organisation de la recherche hors périodes de crise – mission qui vient enfin d'être confiée à l'Alliance nationale pour les sciences de la vie et de la santé (AVIESAN). En effet, quel que soit le germe, beaucoup de dispositifs peuvent être préparés à l'avance afin d'avancer plus vite en situation d'urgence. Notre expérience a d'ailleurs permis à la France de bien se situer dans la compétition internationale. Ainsi, dans le cadre de l'appel d'offres lancé fin septembre par la direction générale de la recherche de la Commission européenne, cinq des huit projets retenus sont français, les équipes qui les animent venant s'ajouter aux huit autres sélectionnées au titre du programme Horizon 2020. Ces succès français souffrent pour l'heure d'un déficit de médiatisation, mais dès que l'essai sera lancé, l'information circulera rapidement parmi les scientifiques.

L'Europe joue correctement son rôle en matière de recherche. Elle annonce également un financement de un milliard d'euros ; il faut pourtant attendre le versement réel de ces sommes. Notre ambassadrice essaie de persuader les pays européens qui ne souhaitent pas intervenir directement sur le terrain de cofinancer l'effort coordonné par la France. Ce n'est pas facile, notamment parce que la langue française doit être au coeur de notre action en Guinée, mais nous avons des contacts forts avec la Suisse, la Belgique, le Canada et l'Allemagne – qui est prête à envoyer dans nos centres des Allemands francophones. La semaine dernière, un des membres de la nouvelle Commission a été nommé coordinateur européen sur Ébola ; des réunions de tous les coordinateurs nationaux – européens et américains – sont prévues à court terme.

La recherche internationale combine compétition – qui favorise les avancées scientifiques – et addition des résultats. Devant une crise sanitaire aussi grave, si chaque équipe et chaque pays souhaitent conserver leur visibilité, les chercheurs se parlent ; l'OMS organise deux fois par semaine des réunions où l'on partage, au plus haut niveau, des résultats non encore publiés.

À la différence de la Côte d'Ivoire, la Guinée ne compte que quelque 3 000 ou 4 000 ressortissants français. À la décision de notre ambassadeur, un lycée français y reste ouvert. Les autorités françaises y communiquent avec les entreprises ; une réunion est organisée la semaine prochaine par le MEDEF Afrique. Le coût économique de l'épidémie est en effet évalué à environ 25 ou 30 milliards de dollars, et on cherche à recueillir l'information concernant les grandes entreprises qui ont des employés sur place.

La gestion de la crise par l'OMS a au début été très critiquée. Il y a deux ans, l'organisation avait pris la décision, concernant les pays du Sud, de transférer une partie de son budget dédié aux maladies infectieuses vers les maladies non transmissibles telles que la malnutrition, les maladies cardio-vasculaires ou le cancer. Ce choix stratégique, qui lui a été énormément reproché, n'était pourtant pas dénué de fondement. Face à Ébola, l'OMS a d'abord tardé à réagir ; depuis fin juin, elle se montre cependant très active et s'efforce – contrairement aux anglo-saxons – d'organiser la réponse à la crise dans un large esprit de coopération avec nos collègues du Sud, afin d'assurer un transfert de savoir-faire. En effet, deux centres de traitement américains au Libéria restent à moitié vides ; à quoi servent les annonces et les financements massifs si les dispositifs qu'ils permettent de construire ne sont pas acceptés par les populations locales ? L'aspect sociétal apparaît essentiel ; c'est pourquoi je soumettrai la task force au regard critique des spécialistes en sciences humaines et sociales – anthropologues et géographes – pour éviter de reproduire la mauvaise expérience de l'épidémie de H1N1 où on ne les avait pas suffisamment écoutés. On se soumettra au feu souvent destructeur de leurs questions qui interpellent tant les politiques que les médecins et les chercheurs.

En France, le plan monté par le ministère de la santé apparaît très solide et les hautes autorités de l'État sont extrêmement mobilisées. Cependant, tout plan peut receler une faille ; ainsi, quelque formation que l'on donne aux soignants, on ne peut pas exclure qu'un d'entre eux soit contaminé. Les douze hôpitaux en première ligne sont bien armés ; l'inquiétude concerne davantage les services d'urgence. Voici le message essentiel qu'il faut diffuser : toute personne qui arrive d'Afrique de l'Ouest et qui présente de la température dans les jours qui suivent ne doit se rendre ni aux urgences, ni chez son médecin traitant, mais appeler le 15. À partir de là, le système de santé français est bien préparé à prendre ces cas en charge.

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