Je commencerai par une présentation de l'évolution du droit de la fonction militaire, du droit de la fonction publique civile et du droit du travail.
Le droit français, vous le savez, est scindé entre droit public et droit privé. Cette summa divisio garantit le principe de séparation des autorités et des juridictions administratives et judiciaires, lequel remonte à la loi des 16 et 24 août 1790 et au décret du 16 fructidor an III.
En conséquence, le droit applicable aux relations professionnelles se divise entre deux grandes branches : le droit de la fonction publique pour les fonctionnaires civils et pour les militaires, le droit du travail pour les salariés des entreprises. La prérogative de puissance publique, le service public et la défense de l'intérêt général justifient l'application du droit de la fonction publique aux fonctionnaires. Aux droits parfois exorbitants dont ces derniers bénéficient répondent en effet des obligations également exorbitantes.
Rappelons que le droit de la fonction militaire a été à certains égards la source du droit du travail et du droit de la fonction publique.
Ce sont d'abord les militaires qui ont bénéficié du droit à pension, par exemple, en contrepartie de quoi ils devaient rester au service de l'État. Puis, dans les années 1850, les fonctionnaires ont bénéficié de cet avantage. Les salariés devaient, eux, se constituer une rente, faute de quoi ils n'avaient d'autre perspective que de mourir à la tâche.
De même, le mode de recrutement par concours – rapporté par les missionnaires de Chine, où il servait au recrutement des mandarins –, s'est d'abord appliqué aux officiers avant que le dispositif ne soit étendu aux fonctionnaires. Mais ce dispositif était au départ mal considéré, dans la mesure où il était entaché de népotisme dans la fonction militaire et où, dans l'administration, il ne permettait pas de faire un choix discrétionnaire. Dans tous les cas, et comme on le voit chez Balzac, Zola ou Courteline, la lettre de recommandation permettait également d'entrer dans les ministères.
Un autre exemple de disposition provenant du statut des militaires est la séparation du grade et de l'emploi : l'officier est propriétaire de son garde, ce qui lui permet de le conserver malgré les changements de régime qui parsèment le XIXe siècle ; en revanche, le ministre a pouvoir de décision quant à l'emploi, ce qui lui permet d'affecter les militaires à sa discrétion. Il résulte de ce principe une obligation de mobilité pour les militaires.
Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, cette disposition est transposée à la fonction publique civile, constituant un gage de stabilité et de neutralité mais offrant aussi une liberté discrétionnaire aux ministres.
Dans cette période, les relations au sein des administrations reposent sur l'obéissance hiérarchique unilatérale. Aucune place n'est donnée aux relations bilatérales, à la négociation ou au dialogue.
C'est du reste la même hiérarchie qui règne dans les entreprises au début du siècle, puisque la loi Le Chapelier de 1791 dispose, en son article 1er : « L'anéantissement de toutes espèces de corporations des citoyens du même état ou profession étant une des bases fondamentales de la constitution française, il est défendu de les rétablir de fait, sous quelque prétexte et quelque forme que ce soit. »
C'est sous le Second Empire, régime qui n'est pourtant pas le plus ouvert en matière de libertés publiques, que l'on constate une évolution avec la suppression, en 1864, du délit de coalition. Puis, surtout après les événements de la Commune de Paris, le syndicalisme ouvrier commence à se développer. En 1884, enfin, la loi Waldeck-Rousseau autorise les syndicats : il n'est plus nécessaire de demander l'autorisation du Gouvernement pour créer une section syndicale. Mais cette loi ne concerne ni les fonctionnaires ni, a fortiori, les militaires.
Et si la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d'association ne fait pas interdiction aux fonctionnaires de s'associer, l'interprétation politique qu'en feront les régimes successifs maintient cette interdiction. Les fonctionnaires ne peuvent prendre part aux banquets républicains, par exemple, ni se réunir sous quelque forme que ce soit.
Le juriste Henry Berthélémy proposait une distinction entre les fonctionnaires de gestion et les fonctionnaires d'autorité : pourquoi ne pas reconnaître aux premiers la liberté d'association ? Le problème est que les postiers et les instituteurs se trouvent dans cette catégorie, et qu'ils font grève en 1905, 1906 et 1907 !
Après la Première Guerre mondiale, les femmes, malgré la part qu'elles ont prise dans l'effort national, se voient interdire l'entrée dans la fonction publique via les concours au motif qu'elles n'ont pas fait leur service militaire. Il faut attendre 1936 pour que cette possibilité leur soit offerte.
Dans l'entre-deux-guerres, cependant, les syndicats pénètrent dans la fonction publique. Ils sont politiquement intéressants pour les gouvernements souvent marqués à gauche qui se succéderont dans la période. C'est ainsi que la puissance publique reconnaît officieusement ces formations qui constituent des forces électorales non négligeables.
Passons sur le premier statut général des fonctionnaires de 1941 et venons-en à 1946, où est voté, quelques jours avant la nouvelle Constitution, le premier statut général républicain des fonctionnaires. Le texte reconnaît la liberté syndicale pour l'ensemble des fonctionnaires. Pas un mot, en revanche, sur le droit de grève, proclamé néanmoins dans le préambule de la Constitution pour tous les travailleurs.
C'est donc à partir de 1946 que la liberté syndicale est reconnue à la fonction publique civile. Le statut général instaure dans le même temps toute une série d'institutions et d'instances paritaires où siégeront à parts égales les représentants de l'administration et les représentants des fonctionnaires via les organisations syndicales représentatives : le Conseil supérieur de la fonction publique, les comités techniques paritaires – aujourd'hui appelés comités techniques, etc. Les syndicats se voient reconnaître un rôle, sinon de négociation, du moins de concertation.
Pour ce qui est maintenant des militaires, le droit de vote leur est reconnu en 1945 par une ordonnance du général de Gaulle – un an après les femmes ! Les règles qui régissent l'armée renvoient toujours à une conception napoléonienne de la fonction militaire. Il faudra attendre la période d'après 1968 pour qu'une instance de concertation, le Conseil supérieur de la fonction militaire, soit mise en place. En 1972 est établi le premier statut général des militaires. Si des avancées ont lieu en matière de concertation, il n'en va pas de même s'agissant de la liberté d'association. Je rappelle que les militaires doivent encore demander l'autorisation du ministre pour se marier s'ils servent à titre étranger ou si le futur conjoint n'a pas la nationalité française.
En 2003, répondant à une demande de la ministre de la défense Michèle Alliot-Marie, la commission Denoix de Saint-Marc procède à un toilettage de ce statut. Déjà, la Cour européenne des droits de l'homme a alerté les États adhérents au sujet de l'interdiction générale et absolue de tout moyen de défense collective des intérêts professionnels. La commission est composée de militaires et de spécialistes comme l'amiral Béreau ou M. Bernard Boëne, alors directeur général de la recherche et des enseignements des écoles de Saint-Cyr Coëtquidan. Elle travaille dans un cadre fixe, celui de la non-reconnaissance de la liberté syndicale ou d'association pour les militaires.