Nous avons le plaisir d'accueillir Sir Peter Ricketts, ambassadeur du Royaume-Uni en France. Monsieur l'ambassadeur, nous poursuivons par votre audition les travaux que nous menons en marge de l'élaboration du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale. Ces travaux ne se substituent pas à ceux de la commission chargée de préparer le Livre blanc constituée par le Président de la République et dont vous êtes membre. Ils ne font pas non plus double emploi avec eux mais visent à alimenter la réflexion des parlementaires qui examineront par la suite le projet de loi de programmation militaire.
Nous avons déjà auditionné M. Jean-Marie Guéhenno, président de la commission du Livre blanc, et M. Michel Foucher, directeur à l'IHEDN. Nous entendrons prochainement Mme Susanne Wasum-Rainer, ambassadeur d'Allemagne, M. Pierre Vimont, Secrétaire général exécutif du Service européen pour l'action extérieure, M. Francis Delon, Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, et des dirigeants, français et européens, de l'industrie de la défense.
Monsieur l'ambassadeur, vous participez comme je le fais à la commission du Livre blanc et vous êtes tenu, tout comme moi, au secret sur ses travaux. Néanmoins, nous avons souhaité vous entendre exposer la vision britannique des problématiques de défense et des enjeux stratégiques pour le Royaume-Uni, la France et l'Union européenne – nos deux pays étant parmi les plus gros contributeurs au budget de l'OTAN et de la défense en Europe – et les choix courageux opérés par votre Gouvernement en cette période difficile. Vous pourrez également nous parler de la relation franco-britannique en matière de défense dans le cadre de l'accord de Lancaster House. Plusieurs d'entre nous, ayant assisté à l'exercice Corsican Lion commun à nos deux armées, ont pu constater leur capacité à travailler ensemble.
Monsieur l'ambassadeur, vous avez la parole.
Sir Peter Ricketts. C'est un honneur pour moi d'être invité à parler devant vous des questions de défense et de stratégie. Lorsque, en 2010, M. David Cameron a pris ses fonctions de Premier ministre, il a tenu à s'assurer que les questions de défense, de sécurité et de politique étrangère seraient envisagées globalement. Il a pour cette raison souhaité la création d'un Conseil national de sécurité – National Security Council – à l'image de celui qui existe aux États-Unis. Il m'a alors demandé de quitter mes fonctions de secrétaire général du ministère des affaires étrangères et m'a nommé conseiller à la sécurité nationale auprès de lui, chargé de créer cette nouvelle institution. Le Conseil national a ensuite élaboré le Livre blanc sur la défense stratégique et la sécurité – Strategic Defence and Security Review –, qui a été présenté au Parlement en octobre 2010. Le Conseil national de sécurité, qui réunit, autour du Premier ministre et du vice-premier ministre, les ministres de la défense et des affaires étrangères, d'autres ministres régaliens comme les ministres de l'intérieur, des finances ou encore de la coopération, ainsi que les chefs des services de renseignement, les chefs d'état-major des armées et les services du conseiller à la sécurité nationale, aide le Premier ministre à prendre des décisions globales sur les questions de défense et de sécurité. Par ailleurs, le Livre blanc renforce le suivi de ces questions par les parlementaires, le Gouvernement s'étant engagé à faire rapport chaque année au Parlement sur la mise en oeuvre des quelque 200 recommandations qu'il contient.
Pour élaborer notre Livre blanc, nous avons, comme vous le faites, évalué les risques stratégiques à un moment de profonde mutation des relations internationales. Le rôle du Royaume-Uni dans le monde y est décrit dans des termes très semblables à ceux que j'entends utiliser au sein de la Commission française du Livre blanc : un rôle actif, caractérisé par un fort engagement en faveur de la protection de nos intérêts sur notre territoire et à distance, en nous tenant prêts à projeter nos forces civiles et militaires le cas échéant. J'observe à cet égard qu'étant donné la nécessité de protéger les départements, régions et collectivités d'outre-mer et des intérêts très dispersés dans le monde, les forces françaises sont déployées sur un nombre impressionnant de terrains d'opérations ; les nôtres sont plus concentrées.
La nouveauté méthodologique tient à ce que le Conseil national de sécurité a établi des priorités stratégiques. Après avoir défini les vingt risques principaux pouvant affecter la sécurité nationale, nous avons utilisé une matrice – le National Security Risk Assessment – qui nous a permis de les hiérarchiser en évaluant ceux pour lesquels, à la fois, la probabilité de survenance était la plus forte et l'impact potentiel pour la sécurité nationale le plus élevé. Nous avons ainsi déterminé les quatre risques majeurs qui devaient prioritairement structurer notre action : l'attaque terroriste ; les cyber-attaques ; les catastrophes naturelles ou accidents majeurs ; la survenue d'une crise militaire internationale dans laquelle le Royaume-Uni serait amené à intervenir. Nous sommes parvenus à dégager des ressources supplémentaires pour faire face à ces quatre risques.
L'évaluation des risques était l'un des préalables à l'élaboration du Livre blanc mais nous étions conscients par ailleurs que le budget du ministère de la défense était amené à diminuer – de fait, il sera réduit de 8 % en quatre ans. La définition de priorités s'imposait donc aussi pour faire face à de fortes contraintes budgétaires. C'est dans ce cadre qu'ont été définies des hypothèses structurantes. Les ministres ont décidé que nos forces devraient être en mesure, soit de mener, de manière simultanée, une opération de stabilisation impliquant une brigade pouvant aller jusqu'à 6 500 hommes, du type de celle conduite en Afghanistan, ainsi qu'une opération complexe de court terme impliquant jusqu'à 2 000 hommes et enfin une opération simple de court terme impliquant jusqu'à 1 000 hommes ; soit de mener une seule opération de grande ampleur et pour une courte période en déployant jusqu'à 30 000 hommes ainsi que les forces d'appui nécessaires.
La contrainte budgétaire nous a amenés à supprimer certaines capacités. Les ministres ont dû faire des choix. Ils ont, on le sait, reporté à 2020 la nouvelle capacité aéronavale sur les porte-avions ; nous avons aussi abandonné nos avions de patrouille maritime et d'autres capacités encore. Chacun de ces choix a été pénible et difficile mais nous étions déterminés à faire concorder programme d'équipement militaire et budget, et nous y sommes parvenus.
Notre Livre blanc souligne la nécessaire polyvalence d'équipements dont la durée de vie se compte en décennies et qui doivent de ce fait pouvoir être adaptés à des besoins différents : protection du territoire ou projection des forces à l'extérieur. Nous avons par ailleurs mis l'accent, avec insistance, sur le besoin de partenariats avec nos alliés, au premier chef avec la France : nous concevons mal de mener seul des actions militaires d'envergure. La publication de notre Livre blanc a été très vite suivie par les accords de Lancaster House. Ces traités de coopération franco-britannique en matière de défense sont essentiels pour nous. Les restrictions budgétaires nous privant de la possibilité de disposer seuls de toutes les capacités dont nous avons besoin, il faudra toujours davantage pouvoir disposer de celles qui nous manquent grâce à des partenariats. C'est ce que nous avons commencé de faire avec la France dans le domaine nucléaire, pour les drones et pour d'autres équipements. Nous avons aussi établi un partenariat important avec les États-Unis, mais la coopération militaire et sécuritaire avec la France, essentielle à nos yeux, est amenée à croître dans les années à venir.
Notre Livre blanc traite également de la prévention des crises. Nous nous sommes prononcés pour le renforcement de la coopération entre les ministères de la défense, des affaires étrangères et de la coopération et les services de renseignement afin d'améliorer les alertes et par ce biais les capacités de réactions civile et militaire de gestion des crises.
Un programme important de lutte contre les cyber-attaques a été défini, assorti d'un budget de 650 millions de livres sur quatre ans ; il sera principalement investi dans des outils technologiques permettant de maîtriser ce qui se passe sur l'Internet.
Nous avons renforcé la coopération dans le domaine de la lutte antiterroriste en mettant l'accent sur les partenariats et les alliances. Nous avons aussi décidé de renouveler à terme notre force de dissuasion stratégique, quatre sous-marins équipés de missiles balistiques Trident.
Le conflit en Libye, intervenu peu de temps après la publication du Livre blanc, a mis très rapidement en évidence l'importance de la coopération franco-britannique en matière de défense et conforté nos choix et nos priorités.
Je n'oublie pas que ma participation aux travaux d'élaboration du Livre blanc français est assortie d'une obligation de confidentialité. Je puis toutefois vous dire que j'ai été très frappé par la similitude dans l'analyse des risques, des problèmes auxquels nos deux pays sont confrontés et des domaines dans lesquels nous serons amenés à coopérer. J'ai avancé une seule recommandation, celle de définir des priorités. Parce qu'il n'est plus possible pour des pays de la taille des nôtres de tout faire, des choix sont indispensables, et ne pas y procéder serait une mauvaise stratégie. Je constate que vous en êtes également convaincus.