Je travaille depuis longtemps sur la valeur travail dans les pays européens. J'ai notamment publié en 2008, avec Lucie Davoine, au Centre d'études de l'emploi, une étude intitulée « Place et sens du travail en Europe : une singularité française ? » Nous avons constaté que les choses avaient évolué depuis Max Weber et son éthique du capitalisme, et que, désormais, le travail était plus valorisé dans les pays catholiques que dans les pays protestants, mais la spécificité française a deux autres explications. D'une part, nous connaissons depuis longtemps un très fort tôt de chômage, et plus le travail manque plus il est important ; d'autre part, la dimension post-matérialiste et expressive du travail, comme source d'épanouissement personnel, l'emporte de loin chez nos concitoyens sur sa dimension instrumentale – source de revenus et de sécurité. Nous sommes très différents en cela des Danois, des Britanniques ou des Néerlandais, qui ont un rapport plus pragmatique au travail. Je vous renvoie ici à un récent document du CREDOC, intitulé « Le loisir à l'ombre de la valeur travail », qui confirme cette analyse.
Pour ce qui concerne l'indice de satisfaction des salariés non qualifiés par rapport à la RTT, j'insiste surtout sur les femmes non qualifiées qui, pour 40 % d'entre elles, n'en ont tiré aucun bénéfice. Il s'agit pour la plupart de salariées ayant des horaires de travail atypiques. La situation des femmes non qualifiées sans jeunes enfants s'est dégradée. Nous avons montré, avec mes collègues Marie Wierink et Marie-Odile Simon, dans une publication intitulé : « Pourquoi certaines femmes arrêtent-elles de travailler à la naissance d'un enfant ? », Premières synthèses 2003, que les femmes qui ont des horaires de travail atypiques sont contraintes de sortir de l'emploi à la naissance d'un enfant. La RTT a encore dégradé leurs conditions de travail parce qu'elle a rendu leurs horaires encore plus imprévisibles. Nous avons beaucoup travaillé, avec Gilbert Cette et Nicolas Dromel, sur la prévisibilité, et je confirme qu'il s'agit là d'un facteur de satisfaction essentiel.
J'attendais de la RTT qu'elle rééquilibre l'investissement des hommes et des femmes dans les activités domestiques. À part dans les couples bi-actifs où l'homme y a été contraint, cela n'a globalement pas été le cas.
La RTT a en effet dégradé les conditions de travail là où il y a eu modulation du temps de travail et dans les entreprises où l'application de la loi a été mal encadrée, à savoir les entreprises qui n'ont pas bénéficié des allègements parce qu'elles ne respectaient pas les conditions imposées par la loi Aubry I, notamment l'interdiction de modifier le décompte du temps de travail, et qu'elles n'ont pas recruté à due proportion.
En ce qui concerne les effets de la loi Aubry II sur la vie des salariés, aucune enquête de la DARES n'est venue les mesurer car le sujet était devenu tabou. Nous ne pouvons nous appuyer que sur des enquêtes qualitatives, qui confirment que, selon les secteurs, la mise en place de la RTT s'est faite dans de plus ou moins bonnes conditions pour les salariés.
Je confirme que les contraintes qui s'exercent sur les salariés sont très fortes à Paris et en Île-de-France. C'est ce qui incite, par exemple, les personnels des hôpitaux à privilégier, contre l'avis des syndicats, l'organisation du travail en douze heures, qui leur permet de libérer de longues plages de temps libre.
Si la France est si mal classée en matière de conciliation entre travail et vie familiale, c'est que c'est dans notre pays que les femmes avec enfant qui travaillent sont les plus nombreuses.
Le partage du travail se fait selon des modalités très différentes selon les pays, et le modèle allemand, souvent prôné, repose sur des temps complets très importants – plus de quarante et une heures hebdomadaires – mais essentiellement masculins. Les comparaisons faites par Coe-Rexecode sont donc selon moi un peu scandaleuses, car elles ne considèrent que le travail à temps complet, sans tenir compte des femmes. Les temps partiels en Allemagne sont courts et précaires ; en France, en partie grâce à la RTT, ils sont plus longs. Ma préférence va au modèle français.