COMMISSION D'ENQUÊTE SUR L'IMPACT SOCIÉTAL, SOCIAL, ÉCONOMIQUE ET FINANCIER DE LA RÉDUCTION PROGRESSIVE DU TEMPS DE TRAVAIL
La séance est ouverte à neuf heures trente.
La commission d'enquête procède à l'audition, ouverte à la presse, de Mme Dominique Méda, inspectrice générale des affaires sociales
Je suis heureux d'accueillir Mme Dominique Méda, inspectrice générale des affaires sociales, agrégée de philosophie, professeure de sociologie à l'université de Paris Dauphine, et chercheuse à l'Institut de recherches interdisciplinaires en sciences sociales (IRISSO).
Madame, depuis longtemps, vous consacrez vos recherches et nombreuses publications à la question du travail, sous différents aspects, qu'il s'agisse de la sociologie du travail, de l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, ou de la problématique du temps de travail. Vous étiez d'ailleurs rapporteure de la commission présidée par M. Jean Boissonnat, en 1995, et intitulée « Le travail dans vingt ans », dont le rapport a été mentionné par M. Larrouturou. Vous disposez donc d'une vision de long terme de la question qui occupe notre commission d'enquête. De ce fait, il nous a semblé intéressant de procéder à votre audition, pour que vous puissiez partager avec nous le fruit de vos travaux et de vos réflexions, et que vous puissiez nous exposer les conclusions qu'il conviendrait, selon vous, d'en tirer en termes d'action politique et de réformes.
Avant de vous entendre, je dois vous informer des droits et obligations qui vous reviennent dans le cadre formel de votre audition, tel qu'il est défini par la loi, puisque nos travaux s'inscrivent dans les règles des commissions d'enquête.
Aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la commission d'enquête pourra citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu de votre témoignage. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué. Les observations que vous pourriez faire seront soumises à la Commission.
Par ailleurs, en vertu du même article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous serment, sans toutefois enfreindre le secret professionnel. Ces personnes doivent prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Dominique Méda prête serment.)
Je me propose de vous présenter le résultat des travaux que j'ai entrepris en tant que responsable de la Mission de l'animation de la recherche à la Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES).
Engagée dans le processus de suivi et d'évaluation de la loi, j'ai contribué à lancer des recherches en lien avec les chercheurs extérieurs travaillant sur ces questions. J'ai notamment été responsable de la conception et de l'exploitation de la première – et, à mon sens, la seule – enquête consacrée à la mesure des effets de la réduction du temps de travail (RTT) sur les modes de vie, avec Marc Antoine Estrade et Renaud Orain.
Cette enquête, intitulée « RTT et modes de vie », était précisément destinée à évaluer les transformations intervenues dans la vie des salariés à la fois au travail et en dehors du travail, qu'il s'agisse de l'organisation domestique, de la vie familiale ou sociale, ou encore des loisirs. Les premières informations et les premières synthèses issues de cette enquête sont parues en mai 2001 et portaient sur les effets de la réduction du temps de travail sur les modes de vie.
L'enquête a été réalisée entre novembre 2000 et janvier 2001, à partir d'un échantillon représentatif de 1 618 salariés ayant connu une RTT depuis au moins un an et interrogés en face à face pendant environ une heure à leur domicile à partir d'un questionnaire préparé par la DARES, les adresses provenant directement des déclarations annuelles des données sociales de 1999 et l'échantillon ayant été construit avec l'aide de l'INSEE et de la société ISL. L'ensemble du processus a été validé par le Conseil national de l'information statistique et le Comité du label de la statistique publique.
Ces salariés travaillaient dans des entreprises ayant mis en oeuvre un accord de RTT avant novembre 1999, les entreprises non éligibles aux allégements de cotisations sociales n'entrant pas dans le champ de l'étude. Il s'agissait de salariés présents dans l'entreprise avant l'accord RTT et y travaillant toujours au moment de l'enquête, à temps complet. L'échantillon respectait les structures par catégorie socioprofessionnelle, secteur d'activité, sexe, âge et type d'habitat de la population générale. D'où une surreprésentation des hommes d'une part, et des salariés non cadres d'autre part (cf. document annexé tableau p. 3 : Structure de l'échantillon par sexe et catégorie socio-professionnelle). Il couvrait par ailleurs l'ensemble des dispositifs de RTT : Aubry I, défensif ou offensif ; RTT sans aide incitative ; Robien, défensif ou offensif (cf. tableau p. 4 : Structure de l'échantillon en fonction du dispositif de RTT et de son caractère offensif ou défensif).
L'entretien, enfin, passait en revue la négociation de l'accord, les modalités de RTT, l'effet sur les conditions de travail et l'effet sur la vie personnelle et familiale. Il s'achevait sur une question générale, portant sur les effets globaux de la RTT sur la vie quotidienne, aussi bien au travail qu'en dehors du travail : la RTT avait-elle plutôt induit une amélioration, une dégradation ou aucun changement ?
En réponse à cette question, près de 60 % de salariés considéraient que la RTT avait globalement amélioré leurs conditions de vie, contre 13 % qui considéraient que cela avait entraîné une dégradation, 28 % estimant que cela n'avait rien changé. Les femmes étaient plus satisfaites que les hommes, pour 61 % contre 58,4 %, les femmes cadres et professions intermédiaires plus que tous les autres – 72 % et 73 % (cf. tableau p. 6 : Amélioration de la vie quotidienne selon le sexe et la catégorie professionnelle).
En ce qui concerne le degré de satisfaction mesuré selon le régime de RTT, ce sont les salariés ayant connu une RTT sous le régime de la loi Aubry 1 ou en Robien offensif qui se sont montrés les plus satisfaits, les moins satisfaits étant les salariés des entreprises n'ayant pas bénéficié de l'aide. Cela s'explique par le fait que ces entreprises pouvaient avoir modifié leur mode de décompte du temps de travail et y intégrer des pauses, la RTT étant dans ce cas moins élevée que prévu. Quant au salariés travaillant dans des entreprises couvertes par un accord Robien de type défensif, où la RTT avait été négociée afin d'éviter des licenciements économiques, ils ont constaté plus souvent que les autres une dégradation de leur vie quotidienne (cf. tableau p. 7 : Amélioration de la vie quotidienne selon le dispositif législatif de la RTT).
Le sentiment global d'amélioration de la vie quotidienne, au travail et en dehors, s'est révélé étroitement lié au respect de l'esprit de la loi, ce que résume le bilan général des conditions de mise en oeuvre de la RTT (cf. tableau p. 11 : Bilan de la RTT et conditions de mise en oeuvre). Un quart des salariés a déclaré ne pas avoir été consulté, un quart a fait état d'une durée du travail effective supérieure à celle prévue dans l'accord, un salarié sur six enfin a connu une modification du régime des pauses, ce qui s'est fréquemment traduit par un sentiment de dégradation du bilan sur la vie quotidienne.
La moitié des salariés ont évoqué une hausse des effectifs dans leur unité de travail depuis la RTT, et cette augmentation des effectifs a en revanche induit une amélioration des conditions de travail, tout comme des effets positifs sur la vie quotidienne.
Le sentiment d'une amélioration ou d'une dégradation de la vie quotidienne est également étroitement corrélé avec les conséquences financières de l'accord : 12 % en moyenne des salariés interrogés ont connu une baisse de leur salaire, beaucoup plus fréquemment dans les accords Robien défensifs. Or la baisse de la rémunération a contribué à rendre le bilan global plus négatif. (cf. tableau p. 9 : Variations de la rémunération selon le dispositif législatif de la RTT).
Les modalités de RTT ont également exercé une influence déterminante sur l'appréciation des salariés. Davantage que par une réduction de la durée de travail quotidienne, la RTT s'est majoritairement traduite par l'attribution, à intervalle régulier, d'une journée ou d'une demi-journée de repos ou par des jours de congés supplémentaires. Les salariés faisant état d'un sentiment global d'amélioration de leurs conditions de vie sont précisément ceux qui ont pu bénéficier d'une demi-journée ou d'une journée à prendre régulièrement, ou de jours de congés supplémentaires. Quant aux salariés dont le temps de travail était modulé, ils ont eu tendance à moins faire état d'une amélioration de leurs conditions de vie et de travail. (cf. tableaux p. 10 : Modalités de la réduction du temps de travail dont a bénéficié le salarié interrogé ; amélioration ou dégradation de la vie quotidienne et modalités de la réduction du temps de travail)
En ce qui concerne les effets de la RTT sur les conditions de travail (cf. tableau p. 13 : Transformations des conditions de travail), 46 % des salariés interrogés ont considéré qu'ils avaient été nuls, un petit quart a déclaré avoir connu plutôt une amélioration dans ce domaine, et un gros quart plutôt une dégradation.
En effet, certains salariés ont dû faire face à une intensification du travail, la RTT ne s'étant pas traduite par une diminution proportionnelle de la charge de travail en termes horaires. Quatre salariés sur dix ont déclaré avoir moins de temps pour effectuer les mêmes tâches ; de même, 22 % des salariés devant respecter des délais ou normes de production strictes ont dit avoir vu ces délais raccourcis.
La RTT s'est également traduite par une exigence accrue de polyvalence, qui a touché près d'un salarié sur deux et a été fréquemment associée à une intensification du travail, cette dernière étant étroitement corrélée avec la réorganisation liée à la RTT. L'intensification du travail a naturellement été plus modérée lorsque les effectifs s'accroissaient, cette augmentation des effectifs contribuant à générer des sentiments positifs, dans la mesure où elle a permis de mettre en place une nouvelle répartition de la charge de travail.
L'intensification du travail était un phénomène attendu, puisque les calculs financiers prévoyaient que des gains de productivité horaire seraient nécessaires pour assurer la pérennité de la RTT. La manière dont elle a été perçue par les salariés est étroitement liée à leur niveau de qualification. Ainsi, l'intensification a été plus fréquemment ressentie par les professions intermédiaires et, surtout, par les cadres.
J'en arrive à un point essentiel à mes yeux : les effets sur la vie familiale. L'un des constats de l'enquête est que la réduction du temps de travail a permis aux salariés de consacrer davantage de temps à la famille. Plus de la moitié – 52 % des hommes et 63 % des femmes – des parents d'enfants de moins de douze ans ont déclaré passer plus de temps avec leurs enfants depuis la RTT, qu'il s'agisse de davantage de jours de vacances ou de plus de temps le mercredi ou un autre jour de la semaine (cf. tableau p. 14 : Moments où les parents passent plus de temps avec leurs enfants depuis la RTT).
Un tiers des personnes interrogées – 32 % des hommes, 38 % des femmes – a également déclaré que la conciliation du travail et de la vie familiale était devenue plus facile depuis la RTT. C'est sans doute ce qui explique la plus grande satisfaction des femmes mais aussi des cadres, qui déclaraient manquer le plus de temps avant la RTT et qui auraient souhaité disposer de plus de temps pour leur famille. La géographie de la satisfaction recoupe donc celle du manque de temps pour la famille. (cf. tableaux p. 16 : « Diriez vous que vous manquiez de temps ? – toujours et souvent – » ; Manque de temps avant RTT et sentiment d'amélioration du quotidien après RTT). Globalement, ce sont les salariés qui manquaient de temps et avaient de jeunes enfants pour qui l'amélioration de la vie quotidienne, au travail et en dehors du travail, a été la plus nette.
Quatre salariés sur dix ont déclaré passer plus de temps avec leur conjoint depuis la RTT. Elle a donc été une occasion de mieux concilier vie professionnelle et vie familiale, de plus impliquer les pères dans celle-ci, voire – mais cela reste à démontrer – de rééquilibrer sans doute les investissements familiaux, domestiques et professionnels des hommes et des femmes. Elle constitue donc à mes yeux un enjeu décisif dans la problématique de l'égalité entre les hommes et les femmes.
En effet, la dernière enquête emploi du temps de l'INSEE nous confirme que les femmes sont moins engagées dans la vie professionnelle et davantage dans le temps domestique, ce que corroborent à la fois une enquête de l'INED démontrant que ce sont les mères qui connaissent la plus forte réduction d'activité à la suite de la naissance d'un enfant et une enquête de la DRESS qui établit que ce sont principalement les femmes qui restent à la maison quand les enfants sont malades, les habillent ou vérifient qu'ils sont habillés, les aident à faire leurs devoirs, autant de tâches qui limitent ou contraignent fortement leur inscription dans la vie professionnelle. D'où l'importance d'une mesure susceptible de rééquilibrer les investissements des hommes et des femmes dans les activités domestiques, familiales et professionnelles.
Pour ce qui concerne cette question de la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale, les comparaisons européennes effectuées dans le cadre de l'Enquête européenne sur les conditions de travail placent la France dans le peloton de tête des pays où cette conciliation ne va pas de soi, les difficultés à concilier vie familiale et vie professionnelle s'accroissant avec le nombre d'enfants.
Nous intéressant plus spécifiquement à la question de l'investissement des pères, nous avons établi, avec Gilbert Cette et Nicolas Dromel, que, depuis l'instauration d'une RTT, les pères passaient davantage de temps avec leurs enfants et qu'ils consacraient davantage de temps au suivi de leur scolarité, et cela quelle que soit la catégorie socio-professionnelle à laquelle ils appartiennent, la tendance étant cependant plus marquée chez les ouvriers non qualifiés. D'une manière générale, les pères les plus investis se sont révélés être ceux dont les conjointes travaillaient à temps plein et n'avaient pas bénéficié de RTT, en d'autres termes des pères « contraints » de s'occuper davantage de leurs enfants.
L'organisation des tâches domestiques a connu assez peu de bouleversement. Si, globalement, les salariés ont affirmé consacrer davantage de temps aux activités domestiques, ce qui inclut le bricolage ou le jardinage, ils ont surtout modifié le moment où ils accomplissaient ces taches, choisissant de les réaliser en semaine afin de dégager du temps à consacrer à la famille lors des week-ends. En dehors de ces activités domestiques, les salariés ont surtout mis à profit le temps dégagé pour se reposer – quatre femmes sur dix et un homme sur trois. Enfin, la RTT n'a pas entraîné de bouleversement majeur des loisirs.
Partant de l'enquête « RTT et modes de vie », nous avons, toujours avec Gilbert Cette et Nicolas Dromel, procédé à des régressions logistiques qui nous ont permis de mettre en évidence les variables qui, toutes choses égales par ailleurs, étaient systématiquement associées à la satisfaction. Nos conclusions ont confirmé les résultats antérieurs : les chances de satisfaction induites par la RTT étaient d'autant plus grandes que le salarié était une femme, ayant à charge un enfant de moins de douze ans ; que ses horaires devenaient plus prévisibles ; qu'elle disposait d'autonomie dans ces horaires ; que la durée effective de la RTT correspondait à celle prévue. Comme l'a par ailleurs mis en lumière une enquête du Centre d'études de l'emploi menée par Jérome Pélisse, le degré de satisfaction est également fortement corrélé à la qualité du temps libéré, et l'on est d'autant plus satisfait que la RTT a permis de consacrer davantage de temps à la famille.
Enfin, l'enquête SUMER (Surveillance médicale des expositions aux risques professionnels) de 2002-2003, pilotée par la DARES, a montré que, si les salariés qui avaient bénéficié de la RTT avaient un temps de travail plus flexible que les autres, leurs horaires étaient néanmoins plus prévisibles.
J'ajouterai un mot sur le cas des salariés à temps partiel. Un document d'études de la DARES fait apparaître que, toutes choses égales par ailleurs, la mise en oeuvre de la RTT a augmenté la probabilité de passer à temps complet pour les salariés dont la durée de travail était comprise entre vingt et vingt-neuf heures par semaine. On a donc assisté, en quelque sorte, à un allongement de la norme de temps partiel et à un rapprochement des temps de travail, d'une part parce qu'il y a eu davantage d'embauches à temps complet et, d'autre part, parce que certains salariés sont passés du temps partiel au temps complet.
Cette forme de « déprécarisation » du temps partiel explique la très forte différence de configuration entre le partage du travail en Allemagne et dans notre pays. Une étude de l'INSEE, intitulée « Soixante ans de réduction du temps de travail dans le monde », fait apparaître que si la diminution de la durée annuelle moyenne du travail en France et en Allemagne a tendance à fortement converger, cela repose outre-Rhin sur une contribution beaucoup plus forte du temps partiel à cette baisse de la durée du travail. Il faut donc redire ici que la durée du travail en Allemagne, qu'elle soit hebdomadaire ou annuelle, n'est pas plus élevée qu'en France si l'on veut bien prendre en considération les salariés à temps partiel, souvent des salariées. Lorsque l'on prend en compte le travail à temps partiel, les dernières statistiques de l'OCDE montrent que les Français travaillent en moyenne davantage que les Allemands, les Italiens, les Néerlandais ou les Britanniques. Il s'agit là d'un choix de société : quel type de partage du travail voulons-nous ?
Il a enfin beaucoup été dit que la RTT aurait dégradé la valeur travail. Or l'European Values Study de 2010 révèle que pour 67% des Français le travail reste très important, ce qui place notre pays en tête du classement, avec la Grèce, le Luxembourg et la Suisse. Il n'y a eu, depuis le début des années quatre-vingt, aucune dégradation de cette appréciation.
Une enquête menée par l'Association régionale pour l'amélioration des conditions de travail (ARACT) de Poitou-Charentes a montré qu'entre la loi Aubry I et la loi Aubry II, qui a été négociée et appliquée dans des conditions très différentes de la première, la perception des effets de la RTT s'était détériorée.
La réduction du temps de travail a rendu le travail plus flexible mais plus prévisible. C'est essentiel car, dès lors que l'on peut prévoir à l'avance ses horaires de travail, il est plus facile d'accepter une certaine flexibilité. Cela étant, des exceptions ont été apportées au délai de prévenance de sept jours inscrit dans la loi en cas de modulation du temps de travail, notamment dans les métiers de services et le commerce où les femmes sont fort nombreuses. Nous retombons là sur la question de l'égalité entre les hommes et les femmes.
À ce titre, l'étude de l'ARACT a également fait apparaître une grande différence dans la manière dont hommes et femmes utilisent le temps libre dégagé grâce à la RTT : tandis que les femmes le consacrent en priorité aux tâches ménagères et, parfois, à l'engagement associatif, les hommes s'investissent davantage dans le bricolage et l'engagement politique.
Les résultats de cette enquête confirment que les cadres ont largement profité de la réduction du temps de travail. En revanche, si un tiers des personnes interrogées ont déclaré que la RTT leur avait permis de mieux concilier vie professionnelle et vie familiale, cela signifie que, pour les deux autres tiers, la situation ne s'est pas améliorée, voire qu'elle s'est dégradée. Par ailleurs, seulement 40% des femmes non qualifiées ont estimé qu'elle avait entraîné une amélioration de leur vie quotidienne. Il est donc important de souligner que ceux à qui la RTT a le moins profité sont les moins qualifiés, et notamment les femmes.
Les gains de productivité qui ont accompagné la RTT ont eu pour conséquence une dégradation des conditions de travail et notamment une augmentation des troubles musculo-squelettiques dans les entreprises de l'agro-alimentaire. Existe-t-il des études sur ce sujet ?
Je rejoins Catherine Coutelle sur la flexibilité et la prévisibilité. Ce que demandent les salariés aujourd'hui, c'est avant tout de la prévisibilité, qui leur permet de concilier vie professionnelle et vie familiale.
Pourriez-vous nous en dire plus sur l'enquête concernant la valeur travail et sur ce que recoupait la question posée ? N'est-il pas un peu rapide d'affirmer que, parce que le travail reste important pour 67 % des Français, la valeur travail a été préservée ? J'ai, pour ma part, le sentiment du contraire.
Je voudrais insister sur la situation particulière des salariés de l'Île-de-France, qui sont dans la course permanente. Du fait de l'intensification du travail, de l'augmentation de la productivité et d'un fort niveau de stress, les arbitrages se font essentiellement sur des questions financières, surtout chez les femmes qui ont des enfants. J'ai le sentiment que la RTT ne permet pas aux travailleurs franciliens de concilier dans de bonnes conditions travail et vie de famille, notamment pour les femmes cadres, qui évoluent dans un milieu où les responsabilités sont majoritairement assumées par les hommes et qui doivent souvent arbitrer douloureusement entre carrière et vie personnelle.
L'étude que vous nous avez présentée date de 2001 ; elle serait, d'après vous, confortée par les études postérieures. Cela signifie-t-il que la loi Aubry II n'a pas fondamentalement fait changer les choses ?
La prévisibilité du temps de travail est essentielle si l'on veut tirer les bénéfices de la RTT. Selon vous, les mécanismes de flexibilité mis en place dans les dix dernières années ont-ils respecté cette prévisibilité ?
Dans la mesure du taux de satisfaction des cadres, existe-t-il des instruments spécifiques permettant de distinguer les cadres qui sont au forfait jours des autres ?
Les progrès technologiques ont facilement permis de faire baisser la durée du travail de quarante-huit à quarante heures. À partir de 1981, François Mitterrand a entrepris de poursuivre cette baisse en ramenant la durée du travail à trente-neuf heures et en abaissant l'âge de la retraite, mais il disposait à l'époque d'instruments monétaires, comme la dévaluation, permettant de corriger les effets pervers de ces mesures. N'y a-t-il pas eu une erreur de tempo dans la mise en place brutale en 1998 de la RTT, dans un contexte marqué par la marche vers l'euro, l'ouverture des marchés à la concurrence internationale et le vieillissement de notre population ? Lionel Jospin lui-même évite de répondre lorsqu'on lui demande quinze ans après s'il referait les mêmes choix.
M. Jospin a justifié sa réponse par le fait que, n'étant plus au pouvoir, il ne se permettait pas de donner des leçons au Gouvernement.
Les comparaisons internationales sur le temps de travail font toujours débat. Les résultats très différents auxquels aboutissent les uns et les autres s'expliquent assez largement, me semble-t-il, par la prise en compte ou non du temps partiel. C'est un enjeu essentiel car cela montre que le partage du temps de travail existe de fait et que la discussion doit surtout porter sur la manière de le partager autrement, ce qui peut faire débat, selon que l'on se place du point de vue de la justice sociale ou de celui de l'efficacité économique.
J'ai noté que l'appréciation de la RTT était d'autant plus positive que l'entreprise s'était inscrite dans une démarche volontaire et positive et que la diminution du temps de travail se traduisait non par un raccourcissement de la journée de travail mais par le gain de jours ou de demi-journées de congé supplémentaires. Cela va dans le sens de ce que nous a dit Guillaume Duval, rédacteur en chef de la revue Alternatives économiques, pour qui la semaine de trente-deux heures n'est pas forcément le meilleur objectif. Je m'étonne néanmoins que l'intensification du travail ait été plus fortement ressentie par les cadres que par les autres salariés, car j'aurais eu tendance à penser qu'elle aurait davantage pesé sur ceux dont la journée de travail – et donc les temps de pause – été raccourcie.
J'insiste enfin sur l'ambivalence de la distinction entre temps partiel subi et temps partiel choisi. Certes, les femmes sont d'autant plus satisfaites qu'elles peuvent consacrer davantage de temps à leur famille, mais il s'agit souvent là d'un choix dicté par les contraintes de la vie quotidienne.
Quel lien établissez-vous entre RTT, gains de productivité, compétitivité et délocalisations ?
Comment expliquez-vous que, malgré la réduction du temps de travail, la France se situe dans le peloton de tête des pays européens où il est le plus difficile de concilier travail et vie familiale ?
Les difficultés que rencontrent les travailleurs franciliens sont très éloignées de la réalité que nous connaissons dans nos circonscriptions des marches de Bretagne, à dominante rurale. Disposons-nous d'outils d'analyse permettant aux décideurs économiques de tenir compte des facteurs liés à la qualité de vie dans leurs choix d'investissement et d'implantation industrielle ? Je pense en effet que plus les conditions de vie des salariés d'une entreprise sont satisfaisantes, meilleure sera leur productivité, et donc la compétitivité de l'entreprise.
Je travaille depuis longtemps sur la valeur travail dans les pays européens. J'ai notamment publié en 2008, avec Lucie Davoine, au Centre d'études de l'emploi, une étude intitulée « Place et sens du travail en Europe : une singularité française ? » Nous avons constaté que les choses avaient évolué depuis Max Weber et son éthique du capitalisme, et que, désormais, le travail était plus valorisé dans les pays catholiques que dans les pays protestants, mais la spécificité française a deux autres explications. D'une part, nous connaissons depuis longtemps un très fort tôt de chômage, et plus le travail manque plus il est important ; d'autre part, la dimension post-matérialiste et expressive du travail, comme source d'épanouissement personnel, l'emporte de loin chez nos concitoyens sur sa dimension instrumentale – source de revenus et de sécurité. Nous sommes très différents en cela des Danois, des Britanniques ou des Néerlandais, qui ont un rapport plus pragmatique au travail. Je vous renvoie ici à un récent document du CREDOC, intitulé « Le loisir à l'ombre de la valeur travail », qui confirme cette analyse.
Pour ce qui concerne l'indice de satisfaction des salariés non qualifiés par rapport à la RTT, j'insiste surtout sur les femmes non qualifiées qui, pour 40 % d'entre elles, n'en ont tiré aucun bénéfice. Il s'agit pour la plupart de salariées ayant des horaires de travail atypiques. La situation des femmes non qualifiées sans jeunes enfants s'est dégradée. Nous avons montré, avec mes collègues Marie Wierink et Marie-Odile Simon, dans une publication intitulé : « Pourquoi certaines femmes arrêtent-elles de travailler à la naissance d'un enfant ? », Premières synthèses 2003, que les femmes qui ont des horaires de travail atypiques sont contraintes de sortir de l'emploi à la naissance d'un enfant. La RTT a encore dégradé leurs conditions de travail parce qu'elle a rendu leurs horaires encore plus imprévisibles. Nous avons beaucoup travaillé, avec Gilbert Cette et Nicolas Dromel, sur la prévisibilité, et je confirme qu'il s'agit là d'un facteur de satisfaction essentiel.
J'attendais de la RTT qu'elle rééquilibre l'investissement des hommes et des femmes dans les activités domestiques. À part dans les couples bi-actifs où l'homme y a été contraint, cela n'a globalement pas été le cas.
La RTT a en effet dégradé les conditions de travail là où il y a eu modulation du temps de travail et dans les entreprises où l'application de la loi a été mal encadrée, à savoir les entreprises qui n'ont pas bénéficié des allègements parce qu'elles ne respectaient pas les conditions imposées par la loi Aubry I, notamment l'interdiction de modifier le décompte du temps de travail, et qu'elles n'ont pas recruté à due proportion.
En ce qui concerne les effets de la loi Aubry II sur la vie des salariés, aucune enquête de la DARES n'est venue les mesurer car le sujet était devenu tabou. Nous ne pouvons nous appuyer que sur des enquêtes qualitatives, qui confirment que, selon les secteurs, la mise en place de la RTT s'est faite dans de plus ou moins bonnes conditions pour les salariés.
Je confirme que les contraintes qui s'exercent sur les salariés sont très fortes à Paris et en Île-de-France. C'est ce qui incite, par exemple, les personnels des hôpitaux à privilégier, contre l'avis des syndicats, l'organisation du travail en douze heures, qui leur permet de libérer de longues plages de temps libre.
Si la France est si mal classée en matière de conciliation entre travail et vie familiale, c'est que c'est dans notre pays que les femmes avec enfant qui travaillent sont les plus nombreuses.
Le partage du travail se fait selon des modalités très différentes selon les pays, et le modèle allemand, souvent prôné, repose sur des temps complets très importants – plus de quarante et une heures hebdomadaires – mais essentiellement masculins. Les comparaisons faites par Coe-Rexecode sont donc selon moi un peu scandaleuses, car elles ne considèrent que le travail à temps complet, sans tenir compte des femmes. Les temps partiels en Allemagne sont courts et précaires ; en France, en partie grâce à la RTT, ils sont plus longs. Ma préférence va au modèle français.
La difficulté vient du fait que la RTT a souvent été mal négociée, par des partenaires sociaux peu formés et parmi lesquels les femmes étaient sous-représentées. C'est ainsi que l'alinéa de la loi Aubry I consacré à l'articulation entre vie professionnelle et vie personnelle a souvent été oublié.
Un autre problème est lié à la perte de temps commun au sein de l'entreprise, c'est-à-dire à ce temps de rencontre, de réunions et de concertation que la RTT a fortement rogné.
Enfin, une étude récente sur le temps de travail des hôtesses de caisse dans la grande distribution a montré que plus elles avaient d'autonomie dans l'organisation de leur temps de travail, dans le respect évidemment des contraintes auxquelles est soumise l'entreprise, plus les tensions diminuaient. Il faut donc proposer aux salariés cet autonomie ou, à défaut, leur fournir les services leur permettant de pallier les aléas horaires.
Je partage votre avis sur la négociation de la RTT. Quant aux conditions de travail, la dernière enquête de la DARES montre en effet une dégradation de ces dernières depuis 2005.
Les conditions de travail sont importantes pour notre compétitivité. Lorsqu'elles s'améliorent, l'absentéisme diminue et la rentabilité du travail s'accroît.
Vous n'avez pas répondu à ma question : les trente-cinq heures ne sont-elles pas en contradiction avec l'allongement de la durée de vie et la mondialisation des échanges ? N'ont-elles pas été qu'un coup politique joué par la gauche pour remporter les élections législatives de 1997 ?
On pourrait ne retenir, pour évaluer la réduction du temps de travail, que le seul critère de la compétitivité et renvoyer toutes les femmes à la maison… Je pense pour ma part que nous devons nous efforcer de concilier impératifs économiques et exigences sociales, et permettre à tous d'accéder à des emplois décents.
L'audition s'achève à dix heures quarante.
Présences en réunion
Présents. - M. Thierry Benoit, Mme Catherine Coutelle, M. Jean-Pierre Gorges, Mme Isabelle Le Callennec, M. Denys Robiliard, Mme Barbara Romagnan, M. Gérard Sebaoun