Intervention de éric Heyer

Réunion du 16 octobre 2014 à 10h00
Commission d'enquête relative à l'impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

éric Heyer :

Je concentrerai mon propos sur des considérations macroéconomiques, en n'abordant que ponctuellement l'aspect microéconomique.

L'idée de réduire le temps de travail n'est pas apparue en 1997 : elle s'inscrit dans une tendance séculaire observée dans presque tous les grands pays européens. Le temps de travail, par exemple, a également diminué en Allemagne depuis 1998, dans des proportions comparables à celles de la France mais par une incitation au temps partiel et non par une modification de la durée légale.

En France, les accords Aubry ont été plus faciles à mettre en oeuvre au sein des grandes entreprises, notamment du secteur industriel, que des petites, par exemple de la construction.

On a coutume de dire que le passage de 39 à 35 heures a diminué la durée du travail de 10 % ; en réalité, cette baisse s'est limitée à 5 %, soit une réduction réduite, selon la formulation de l'OFCE. Les lois Aubry laissaient en effet la possibilité de redéfinir le temps de travail, dont de nombreuses entreprises ont exclu, par exemple, les durées de pause ou de transport.

Je me bornerai à la période de 1997 à 2007, la crise économique postérieure n'ayant guère de liens avec le sujet. Cette période est celle pendant laquelle, au cours des trente dernières années, la croissance économique française a été la plus forte. On invoque souvent un environnement extérieur favorable ; mais ce n'est que partiellement vrai, puisque la croissance de la demande mondiale adressée à la France s'établissait alors à 6,2 %, contre 7,6 % entre 2003 et 2007, période pourtant de moindres performances économiques.

De 1997 à 2002, la croissance de la productivité par tête a décru, s'établissant à seulement 0,8 %. La productivité horaire, en revanche, a fortement augmenté ; c'est donc elle qui, à travers la RTT et la réorganisation qu'elle induisait au sein des entreprises, a stimulé la création d'emplois, à hauteur de 2 % sur la période – soit 2,247 millions d'emplois au total –, niveau jamais atteint dans l'histoire de l'économie française. D'habitude, une telle croissance s'observe sur une période de plus de quinze ans – de 1980 à 1997, par exemple. De 1997 à 2002, le salaire brut réel a par ailleurs suivi une pente très modérée, de plus 0,6 %, soit un taux de croissance légèrement moindre que pendant la période suivante, mais dans la moyenne des années quatre-vingt à 2007.

On hésite toujours à intégrer l'année 1997 dans le bilan des 35 heures ; quoi qu'il en soit, de 1998 à 2002, la croissance économique a été de 2,7 % en France, contre 1,7 % en Allemagne et 1,8 % en Italie. Le produit intérieur brut (PIB) par tête a, lui aussi, été plus dynamique dans notre pays qu'ailleurs, de même que l'emploi – avec une progression de 1,6 %, contre 0,6 % en Allemagne.

Le solde courant, excédentaire en France – et pas en Allemagne – de 1998 à 2002, s'est dégradé pendant la période suivante, passant de plus 2,1 % à moins 0,1 %. On pourrait imputer cette évolution aux 35 heures, mais le solde courant italien s'est fortement dégradé lui aussi, au cours des mêmes années, pendant que celui de l'Allemagne devenait excédentaire, notamment à la faveur des gains de productivité générés par les réformes Hartz.

Avec autant de croissance économique et de créations d'emploi, les déficits publics auraient pu se résorber davantage qu'ailleurs ; or leur niveau s'est établi à 2,3 %, contre 1,9 % en Allemagne et 2,4 % en Italie. C'est sans doute sur ce point que le bilan de la RTT est le plus critiquable, en tout cas pour le keynésien que je suis, qui préconise une réduction des déficits plus soutenue ou plus faible selon l'état de la croissance.

Les années 2000 et 2001 ont vu cette dernière s'effondrer ; on pourrait, là encore, mettre en cause les 35 heures, mais le même phénomène s'est observé dans l'ensemble de la zone euro : il tient sans doute plutôt à l'explosion de la « bulle internet » ; au demeurant, la France n'a pas décroché, loin s'en faut, par rapport aux autres pays de la zone euro. En 2000 et 2001, notre pays a même créé beaucoup plus d'emplois que ses partenaires, y compris les États-Unis, où la croissance était pourtant la même.

Selon la Direction de l'animation, de la recherche, des études et des statistiques (DARES), plus de 2 millions d'emplois ont été créés entre 1998 et 2002, dont 350 000 imputables aux 35 heures, soit seulement 18 %. Les estimations de l'OFCE – 320 000 créations d'emplois – se situent dans un ordre de grandeur comparable.

La RTT n'a pas davantage mis à mal la croissance française. Au cours de la période, le taux de marge des entreprises ne s'est pas dégradé, puisqu'il est resté à un niveau comparable à celui observé en Allemagne et l'écart avec l'Italie est demeuré stable.

La France est aussi le pays où, de 1997 à 2002, les coûts salariaux unitaires relatifs – salaires augmentés des charges et rapportés à la productivité – ont le plus baissé. La courbe s'inverse à partir de 2002, non en raison des 35 heures – puisqu'elle suit la même évolution dans tous les pays européens –, mais de la création de l'euro. Dans le même temps, ces coûts diminuent d'ailleurs aux États-Unis compte tenu de la dépréciation du dollar face à l'euro.

La France a maintenu le niveau de ses coûts salariaux unitaires jusqu'en 2003, année à partir de laquelle les réformes conduites en Allemagne y ont diminué ces coûts. Bref, il est difficile de conclure à un impact des 35 heures sur la compétitivité.

Le fait que les entreprises n'aient vu ni leurs marges, ni leur compétitivité se dégrader en dépit des 35 heures payées 39 s'explique par plusieurs facteurs. Le premier est le gel des salaires, de dix-huit mois en moyenne aux termes des accords Aubry – et même un peu davantage en réalité –, ce qui s'est donc traduit par une perte de pouvoir d'achat. Le deuxième facteur, le plus important sans doute, est la réorganisation du travail au sein des entreprises, d'abord à travers l'annualisation du temps de travail ; il est sans doute abusif, de ce point de vue, d'appeler les lois Aubry « lois des 35 heures » puisque cette durée ne constitue pas une norme : beaucoup de salariés travaillent 1 600 heures par an, d'autres, au « forfait jours », 210 jours par an. L'annualisation a représenté, pour les entreprises, un gain considérable en termes de flexibilité et de coût du travail, réduit par la limitation du recours aux heures supplémentaires ; c'est pourquoi, d'ailleurs, elle était une revendication du patronat dès avant les lois Aubry. La réorganisation du travail s'est aussi traduite, comme je l'indiquais, par une augmentation de la productivité horaire.

Le troisième facteur réside dans les aides de l'État, ciblées jusqu'à 1,7 Smic et forfaitaires pour les plus hauts salaires : aux 6,5 milliards d'euros d'allégements de charges Juppé se sont ainsi ajoutés les 10,5 milliards consentis par la loi Aubry 2.

Selon les modèles de l'OFCE, une réduction de charges de 10,5 milliards et une réduction du temps de travail de deux heures devaient créer 320 000 emplois – soit un chiffre proche de celui de la DARES –, avec, pour les finances publiques, un bénéfice ex post équivalant à 3,4 milliards de cotisations salariales supplémentaires. Ces créations d'emploi permettent de diminuer le nombre de chômeurs de 205 000 et, partant, de ramener le coût des allocations et des indemnités chômage à moins de 1,5 milliard d'euros. Elles représentent aussi, bien sûr, autant de bénéfices pour le revenu des ménages, donc pour la consommation et les ressources fiscales ainsi générées, de l'ordre de 3,1 milliards ; de sorte que, pour les finances publiques, le coût ex post, s'établit en réalité à 2,5 milliards d'euros – c'est-à-dire 10,5 milliards auxquels il convient de retrancher 3,1, puis 3,4 et 1,5 milliards. La question qui se pose est donc la suivante : ce coût est-il trop élevé au regard des 320 000 emplois créés ? Il correspond en tout cas à l'économie que représenterait, pour les finances publiques, la suppression des 35 heures : 2,5 milliards d'euros, donc, et non 10,5 milliards.

Outre qu'elles impliquent une réduction réduite du temps de travail, les lois Aubry ne sont pas assimilables à un partage pur de ce dernier, compte tenu de la compensation salariale intégrale et instantanée ; il faut plutôt les analyser comme un échange entre temps de travail et flexibilité, générant des gains de productivité sensibles, et comme une baisse de charges conditionnée à la réduction du temps de travail : c'est ainsi que nous les modélisons. Il est globalement admis, dans le monde scientifique, que ces lois ont créé des emplois : on s'interroge plutôt, désormais, sur le fait de savoir s'il y aurait eu plus de créations d'emplois avec des baisses de charges inconditionnelles. Dans cette dernière hypothèse, les simulations de l'OFCE concluent cependant à la création de seulement 124 000 emplois, soit presque trois fois moins, avec un coût identique pour les finances publiques.

D'aucuns espéraient, avec les 35 heures, la création de 2 millions d'emplois : ce chiffre a effectivement été atteint pendant la période considérée, mais avec un impact modeste, quoique réel, des 35 heures elles-mêmes. Quant au coût pour les entreprises, il a été compensé en grande partie par une détérioration des finances publiques. Enfin, les études scientifiques attestent que la réduction du temps de travail crée des emplois à court terme, c'est-à-dire dans les cinq années qui suivent sa mise en oeuvre ; mais le doute subsiste à moyen et long terme.

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