Intervention de éric Heyer

Réunion du 16 octobre 2014 à 10h00
Commission d'enquête relative à l'impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

éric Heyer :

J'entendais seulement, à ce stade, préciser la définition du keynésianisme, pour répondre à votre observation, monsieur Gorges.

Une grande partie de mon exposé a été consacrée, non aux analyses de l'OFCE, mais aux chiffres officiels. Leur examen ne permet pas, me semble-t-il, de conclure à un décrochage de l'économie française au moment de la mise en oeuvre des 35 heures. Je me suis arrêté à 2007 ; mais pendant la crise ultérieure, la France n'a pas davantage décroché par rapport aux pays de la zone euro, bien au contraire. Elle a de surcroît rebondi tout aussi vite en 2011, les effets de la crise ayant été effacés au même rythme qu'en Allemagne et aux États-Unis. Depuis, le PIB stagne ; mais faut-il y voir un effet des 35 heures ? Il serait pour le moins étonnant de le soutenir. Ce sont plutôt les plans d'austérité qui cassent la croissance économique en Europe : l'Allemagne elle-même stagne, tandis que l'Espagne et l'Italie s'enfoncent dans la crise.

S'agissant de la compétitivité, de 1999 à 2007, la France n'a pas non plus décroché en termes de coûts salariaux unitaires – qui d'ailleurs avaient baissé en 1997 et 1998. En Italie, au Portugal, aux Pays-Bas et en Espagne, les coûts salariaux ont augmenté bien plus fortement qu'en France ; en réalité, ces coûts ont diminué, et de façon drastique, dans un seul pays : l'Allemagne. Pendant la période visée, les exportateurs français ont tenté de s'aligner sur leurs concurrents allemands, diminuant leurs prix dans les mêmes proportions qu'eux, en dépit du différentiel de coût du travail. Ils n'ont pu le faire, bien entendu, qu'en réduisant leur taux de marge.

Les parts de marché italiennes, par exemple, ont chuté depuis 1999, de façon bien plus importante que les françaises. On ne peut donc imputer le phénomène aux 35 heures : c'est la stratégie allemande qui met à mal la compétitivité des autres pays européens, dont les entreprises voient leurs marges s'effondrer ; or les marges servent à l'investissement, lequel finance la recherche et développement, le marketing et la montée en gamme. C'est donc fort logiquement que les produits allemands sont montés en gamme à cette même période alors que les entreprises françaises n'en avaient plus les moyens.

Nous avons les mêmes équations économétriques que Coe-Rexecode, mais cet institut se montre incapable d'expliquer la dégradation de notre compétitivité dès lors que les 35 heures et le paramètre du prix n'en sont pas la cause.

Tous les pays européens ont vu leurs parts de marché s'effondrer à partir de 2002 : c'est bien la preuve que le phénomène est dû aux réformes Hartz en Allemagne. L'Allemagne, au demeurant, a perdu des parts de marché – certes moins que la France et l'Italie – à l'extérieur de la zone euro, mais en a gagné à l'intérieur : c'est toute la différence. Elle a donc mené une politique non coopérative de gains de parts de marchés au sein de la zone euro, politique dont la France paie aujourd'hui le prix, comme les autres pays européens. Le choc, ce ne sont donc pas les 35 heures mais les réformes allemandes, même si l'impact des premières est souvent confondu avec celui des secondes en raison de leur coïncidence historique. Reste que l'économie n'est pas une science exacte ; l'OFCE n'est, pas plus que Coe-Rexecode, un institut de statistiques : nous produisons, sur la base de statistiques officielles, des analyses et des interprétations qui, en tant que telles, peuvent effectivement diverger.

En tout état de cause, l'idée d'un décrochage de la France par rapport aux autres pays européens est une absurdité. La France a décroché par rapport à un seul pays, l'Allemagne. On ne peut donc incriminer les 35 heures.

Ce serait toutefois un piège de « devenir » allemands aujourd'hui, comme on nous le demande souvent depuis quelques temps. La France n'a pas les mêmes problèmes structurels que l'Allemagne : du point de vue démographique, elle est vieillissante mais pas déclinante, contrairement à l'Allemagne. En 2045, les Français seront plus nombreux que les Allemands, rappelons-le. Or, pour un pays déclinant, la croissance économique revêt une importance moindre : l'Allemagne connaît le plein emploi, avec une population active en baisse. Chaque année, ce sont environ 800 000 jeunes qui entrent sur le marché du travail et 900 000 seniors qui en sortent. Sans immigration, il y aurait donc 100 000 chômeurs de moins, et ce sans aucune création d'emplois. En France, l'absence de création d'emplois génère 150 000 chômeurs de plus, puisque 800 000 jeunes arrivent sur le marché du travail et 650 000 seniors en sortent. Autrement dit, la France a besoin d'une croissance économique plus soutenue que l'Allemagne pour stabiliser le chômage.

En tant que pays déclinant, l'Allemagne a pour priorité exclusive sa dette publique, dont la soutenabilité est plus préoccupante que la nôtre à long terme du fait de perspectives démographiques défavorables. Le problème du financement de nos retraites se poserait d'ailleurs avec une acuité accrue si nous étions un pays déclinant et non vieillissant. L'Allemagne n'aura dans quelques décennies plus de problème de chômage ni d'emploi – l'immigration y pourvoira – ; quant à la pauvreté, elle tentera d'y remédier. Reste la dette publique : ce problème se pose aussi en France, en plus du chômage de masse et de la pauvreté. Bref, si tous les pays se voient imposer la stratégie allemande, l'Europe se dirigera tout droit vers la déflation.

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