Intervention de Ary Chalus

Séance en hémicycle du 4 décembre 2014 à 9h30
Principe d'innovation responsable — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAry Chalus :

Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, ce n’est pas une proposition de loi banale que nous sommes appelés à examiner aujourd’hui : c’est une proposition de loi constitutionnelle visant à instaurer un principe d’innovation responsable pour remplacer le principe de précaution.

Ce sujet fait écho à un débat très intéressant sur le progrès scientifique, technique et aussi humain, un débat sur l’innovation et les risques qu’elle comporte, et sur notre méfiance contemporaine vis-à-vis de la science.

Si l’exposé des motifs de la présente proposition de loi commence par une citation de Victor Hugo – « Oser, le progrès est à ce prix » – ce n’est pas un hasard car le débat que nous connaissons aujourd’hui est directement issu des discussions intenses sur la question du progrès au XIXe siècle.

Électricité, chimie, physique, biologie, photographie, transports – avec le train et le bateau à vapeur, l’acier, dont le meilleur exemple de réalisation reste la Tour Eiffel – le télégraphe, le cinématographe des frères Lumières, le radium, les vaccins, les exemples sont légions. Pour un homme du XIXe siècle, le progrès est un fait irréductible, une évidence incontestable.

Dans notre Palais Bourbon, une belle illustration de ce siècle du progrès se trouve sur le plafond de la salle des pas perdus qui jouxte notre hémicycle, peint par Horace Vernet. On peut y voir un exemple parfait de l’allégresse des hommes à l’endroit du progrès technique censé apporter avec lui le progrès humain.

En ce sens, Victor Hugo est un homme de son siècle, par lequel sa pensée est conditionnée. Il affirmait ainsi dans Les Misérables que la vie générale du genre humain s’appelle le progrès, que le pas collectif du genre humain s’appelle le progrès ou qu’en ouvrant une école, on fermerait une prison.

C’est là tout l’esprit du XIXe siècle prométhéen, fasciné par le progrès technique et imprégné de positivisme.

Mais le XXe siècle a apporté quelques bémols à cette croyance aveugle et bien naïve dans un progrès scientifique portant indissociablement avec lui le progrès humain. Les liens sont en effet plus complexes, n’oublions pas le châtiment de Prométhée…

N’oublions pas non plus que les pires atrocités ont été commises par le pays le plus avancé scientifiquement, le pays des prix Nobels, le pays de la connaissance et du progrès technique, le pays des Herr Docktor et Herr Professor.

Le XXe siècle dresse ainsi un constat sans ambiguïté : la connaissance et la science modernes ne se contentent plus d’être simplement contemplatives.

Fidèles à la tradition radicale, les députés du groupe Radical, Républicain, Démocrate et Progressiste n’en sont pas moins des défenseurs de la science et du progrès. Nous portons l’ambition politique d’améliorer la vulgarisation, la diffusion et l’attractivité de la science en termes sociaux et professionnels.

Les disciplines scientifiques sont progressivement devenues très spécialisées et sont cloisonnées, y compris vis-à-vis du grand public. La montée récente des croyances irrationnelles et la méfiance envers la science sont des écueils à combattre.

Mais, dans le même temps, nous sommes tous convaincus que le progrès scientifique doit être encadré juridiquement.

Il est devenu envahissant, il peut paraître incontrôlé, il bouleverse les structures sociales et il pourrait, au final, se retourner contre l’humanité qui lui donne naissance, comme sa créature se retourne contre le docteur Frankenstein.

Dans l’exposé sommaire de la proposition de loi, les auteurs citent Hans Jonas et son ouvrage de référence, Le Principe de responsabilité.

À juste titre, Jonas considère que nous devons intégrer dans nos raisonnements la préoccupation des générations futures et recommande d’entretenir une logique de prudence afin de protéger l’homme et l’environnement.

Ce sont ses travaux – qu’il serait vain de prétendre résumer en quelques phrases – qui ont inspiré en grande partie la création du principe de précaution et son intégration dans notre droit positif.

Dans notre droit constitutionnel français, c’est en février 2005 que le principe de précaution fut inscrit, à l’article 5 de la Charte de l’environnement mentionnée par le préambule de notre Constitution.

Les débats qui ont eu lieu il y a maintenant bientôt dix ans sont assez proches de ceux que nous connaissons d’aujourd’hui.

Le principe de précaution et son application par les autorités publiques peuvent-ils être des freins au développement de la recherche ou à l’innovation, que nous soutenons tous dans cet hémicycle ?

Pour répondre à cette question et éclairer les enjeux du débat, nous devons examiner le parcours du principe de précaution – qui n’est pas une création ex nihilo mais qui a une histoire.

Dans son acception actuelle, ce principe est né après la Seconde guerre mondiale et, plus précisément, en Allemagne, dans les années soixante-dix, sous un nom « heideggérien » que l’on pourrait traduire par «principe de souci ».

Ce principe contenait une vision de développement durable, c’est-à-dire d’une gestion durable des ressources naturelles, en particulier des forêts. Il impliquait également certaines considérations s’agissant des risques pesant sur l’environnement.

Si l’on est certain que les mécanismes qui sous-tendent ce risque permettent de constater une dégradation, il faut agir avant qu’il ne soit trop tard. Autrement dit, il convient d’anticiper une réponse, même en cas d’incertitude scientifique.

Ensuite, ce principe a été consacré par de nombreux textes internationaux. Il figure notamment dans la Déclaration de Rio de 1992 publiée après la deuxième conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement, même s’il n’avait alors à ce stade aucune normativité.

Il a été introduit en droit communautaire par le traité de Maastricht, notamment, parmi les principes devant fonder la politique de l’Union européenne dans le domaine de l’environnement. Il devint alors un principe opposable à des politiques publiques, un principe qui doit les guider et qui s’impose à la France.

C’est la loi dite Barnier de 1995 qui l’a introduit en droit français avant sa consécration dans le bloc de constitutionnalité et son inscription dans la Charte de l’environnement.

Sa définition est claire, à l’article 5 : « Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions à la mise en oeuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage. »

Principe d’action, principe d’inaction, blocages, contrainte juridique universelle… Le principe a-t-il été détourné de sa définition originelle ?

Personne ne défend le risque zéro et nous sommes conscients qu’une part de risque est toujours présente.

Si les dérives d’une interprétation trop extensive du principe de précaution avaient donné lieu à des prudences excessives, si cela avait nui à notre compétitivité ou à notre performance économique, nous devrions évidemment veiller à ne pas limiter inutilement l’innovation et à tendre vers une interprétation plus équilibrée de ce principe.

Mais, lors des travaux en commission, M. le rapporteur lui-même a reconnu, je cite, que « ni la définition juridique du principe de précaution, ni son application par les juges ne sont principalement en cause dans les dérives constatées. »

La présente proposition de loi constitutionnelle serait donc de l’ordre du symbole. Nous vous accordons que les symboles sont importants mais nous ne devrions peut-être pas aller jusqu’à modifier la Constitution si cela ne change strictement rien juridiquement.

De plus, compte tenu de son inscription dans l’ensemble du droit international, européen et national, il ne serait peut-être pas très prudent de se priver d’un principe de précaution inscrit tel quel dans notre bloc de constitutionnalité.

Si nous devons veiller à encadrer son application, le risque d’insécurité juridique existe bel et bien dès lors que nous nous engageons dans la voie d’un changement de nom. Or, s’opposer au principe de précaution uniquement d’un point de vue nominal, c’est se tromper de combat.

Ne nous le cachons pas : les progrès scientifiques nous exposent irrémédiablement à un certain nombre de menaces et de dérives. Nous ne pouvons plus continuer à vouloir poursuivre des objectifs de développement du progrès sans nous poser des questions sur ses conséquences sur l’environnement, sur la santé et, même, sur notre équilibre social.

Un principe juridique comme le principe de précaution, même constitutionnel, s’il n’est pas entendu comme un principe d’action, est une arme probablement faible pour canaliser le torrent du progrès.

C’est pour cette raison même que ce principe, en tant que principe d’action qui intègre l’innovation, doit être défendu comme moyen conférant à l’autorité publique un rôle actif dans l’évaluation scientifique des risques.

Dans ces conditions, vous l’aurez compris, les députés du groupe RRDP ne soutiendront pas cette proposition de loi constitutionnelle.

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