Intervention de Jean-Luc Tavernier

Réunion du 20 novembre 2014 à 11h00
Commission d'enquête relative à l'impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

Jean-Luc Tavernier, directeur général de l'Institut national de la statistique et des études économiques, INSEE :

Il est surtout essentiel de bien comprendre que les effets de la réduction du temps de travail ne sont pas directement observables sur le plan statistique. Certes, ils font l'objet d'études et d'expertises, mais leur analyse relève de l'évaluation des politiques publiques. Or si l'INSEE peut légitimement se prononcer sur ce sujet à l'égal d'autres acteurs, elle ne dispose pas dans ce domaine de l'autorité spécifique que lui confère son rôle régalien en matière de statistiques. L'INSEE est évidemment en mesure de fournir des statistiques mesurant la durée du travail ou le niveau de l'emploi, mission qui ne doit pas être confondue avec le travail consistant à chercher ce qui peut être imputé à la réduction du temps de travail dans l'évolution des différents agrégats. Il n'existe d'ailleurs aucune publication sous timbre INSEE dans laquelle nous aurions diffusé une position sur l'effet que la réduction du temps de travail (RTT) aurait pu avoir sur l'emploi, la productivité ou les salaires.

Les effets de la RTT ne sont pas directement observables statistiquement disais-je. Il serait par exemple erroné d'attribuer sans précaution à l'évolution de la législation, l'intégralité de la baisse de la durée du travail. En effet, avant que ces mesures ne soient adoptées, le temps de travail était déjà tendanciellement en recul pour de multiples raisons telles que la signature d'accords décentralisés ou le développement du travail à temps partiel. Nous ne saurions décrire aujourd'hui ce qu'aurait pu être l'évolution du temps de travail au début des années 2000 et depuis cette époque sans le processus de RTT.

La statistique publique est aujourd'hui correctement outillée pour suivre l'évolution du temps de travail. Vous avez auditionné Mme Françoise Bouygard, directrice de la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) du ministère du travail, qui a dû vous décrire le dispositif mis en place pour suivre les accords signés. Aucune rupture de séries massive n'est à signaler dans nos données. En revanche, la comparaison de certaines de nos statistiques avec celles de pays étrangers peut parfois être difficile, même lorsqu'elles font l'objet d'un règlement commun. Je pense à la durée du travail selon notre enquête Emploi par rapport à la mesure pratiquée en Allemagne, ou à l'indice du coût du travail mesuré en France et au Royaume-Uni. Des raisons pratiques et des différences de méthode expliquent ces divergences.

Quelques précautions méthodologiques s'imposent et expliquent la difficulté d'une évaluation des effets des RTT. J'en énumère cinq.

Premièrement, la réduction du temps de travail n'a pas constitué une expérience de laboratoire. Nous ne disposons pas d'un échantillon témoin : toutes les entreprises ont été concernées par le processus car même celles qui ne sont pas passées aux 35 heures ont évolué dans un environnement économique modifié. Par ailleurs, le choix des entreprises de recourir ou non aux lois Aubry I ou II n'a pas été aléatoire : établir des comparaisons a posteriori est en conséquence extrêmement difficile car elles se trouvaient dès l'origine en quelque sorte dans des conditions de température et de pression différentes, comme disent les physiciens.

Deuxièmement, les comparaisons internationales sont complexes. Certes, les 35 heures n'ont pas été adoptées par tous les pays du monde, mais d'autres évolutions, nombreuses, ont eu lieu ailleurs. Il serait vain de mettre en cause la seule réduction du temps de travail en France en nous contentant de nous comparer à nos voisins. Prenons l'exemple de l'évolution du salaire horaire entre la France et l'Allemagne : entre 1996 et 2013, l'écart enregistré est supérieur à 25 %. Mais bien plus que la RTT, la très forte modération salariale pratiquée en Allemagne durant la plus grande partie des années 2000 a constitué le facteur principal de cette évolution.

Troisièmement, la réduction du temps de travail ne constitue pas un choc ponctuel aux contours aisément identifiables. Elle se déroule même au contraire en un processus long comportant de multiples étapes. La mise en oeuvre de la garantie mensuelle de rémunération a par exemple été particulièrement laborieuse, de même que la convergence du nouveau niveau du SMIC à l'horizon 2005.

Quatrièmement, la RTT ne modifie pas une variable et une seule. Tout d'abord, si le temps de travail est officiellement réduit de 10 %, la durée du travail effective baisse souvent en proportion moindre car, à l'occasion de la signature d'accords de RTT au sein des entreprises, certains éléments, comme les temps de pause, sont révisés. Ensuite, un recul de 10 % du temps de travail ne se traduit pas par une augmentation de 10 % du salaire horaire et du coût du travail par unité produite. La plupart des accords comportent en effet des mesures de modération salariale – elle s'impose sur la durée quoi qu'il en soit. Ces accords mettent également en oeuvre une réorganisation du travail et du facteur capital qui génère des gains de productivité.

Cinquièmement, les effets de la réduction du temps de travail sur le court et le long terme peuvent être différents. À vrai dire, sur le long terme, l'observation est de peu de secours car le discours de chaque observateur est déterminé par sa représentation théorique du marché économique. Nous y reviendrons.

Au vu de ces difficultés, une méthode s'impose : il faut tenter d'identifier la baisse du temps de travail effectivement imputable à la RTT, déterminer le quantum de modération salariale qu'il est possible d'imputer aux accords de RTT, et quantifier, ce qui est encore plus difficile, les gains de productivité réalisés grâce à ces accords. Les « allégements Fillon » de cotisations sur les bas salaires, sans lesquels un nouveau choc aurait été enregistré au niveau du coût minimal du travail, ne doivent pas être oubliés.

Si l'ensemble de ces éléments peut être documenté – je vous donnerai divers chiffres – il est en revanche impossible de déterminer ce qui ce serait produit sans les lois Aubry. Nous ne pouvons qu'approcher, grâce à un faisceau d'études et d'indices, ce qui est dû à la réduction du temps de travail, et fournir des ordres de grandeurs, qui résultent de travaux scientifiques divers, sans bénéficier de l'autorité et de la légitimité qui est la nôtre lorsque nous produisons des statistiques. Les sources publiques les plus informatives sont assez anciennes mais restent pertinentes. Je pense au rapport remis en juin 2001 par la commission présidée par M. Henri Rouilleault, dans le cadre de ce qui s'appelait encore le Commissariat général du Plan. Je citerai également un numéro double de la revue Économie et Statistique, datant de juillet 2005, consacrée à la réduction du temps de travail – l'INSEE dirige la publication de cette revue, mais les articles qu'elle contient n'engagent que leurs auteurs. Enfin, je n'oublie pas les comptes rendus très informatifs de la mission d'information commune de l'Assemblée nationale consacrée, en 2004, à l'évaluation des conséquences économiques et sociales de la législation sur le temps de travail.

De ces diverses études, je retiens que, dans le secteur marchand, la durée du travail effective a baissé en moyenne de 4,5 à 5 %. Le coût des salaires n'a pas augmenté dans les mêmes proportions en raison d'une modération salariale qui peut être estimée à 1 % – le salaire horaire n'a en conséquence nullement augmenté que de 3,5 à 4 %. Les gains de productivité horaire ayant atteint 2 à 2,5 %, le salaire horaire a donc crû un peu plus rapidement que la productivité. Cependant, si l'on tient compte des allégements de charges, on peut considérer que le coût salarial rapporté aux évolutions de la productivité est resté stable.

Les évolutions de la productivité horaire ne compensant pas la réduction de la durée du travail, des gains en emplois sont enregistrés à court terme sur le chômage conjoncturel ou keynésien. Pour le secteur marchand, on estime qu'il s'agirait de 300 000 emplois. L'effet à long terme sur l'emploi est en revanche incertain. Ceux qui estiment que l'économie et le marché de l'emploi connaissent un fort effet d'hystérèse – le chômage conjoncturel de court terme influe sur le chômage structurel de long terme : les personnes éloignées du marché du travail perdent par exemple en employabilité – considèrent qu'une partie des 300 000 emplois créés existent encore à long terme. Ceux qui estiment que les effets d'hystérèse sont mineurs et que la réduction du temps de travail n'a en rien fait évoluer le fonctionnement du marché du travail pensent que le taux de chômage de long terme n'est pas modifié. Tout est donc question de représentation théorique.

Sans aucune ambiguïté cette fois, l'on peut affirmer en revanche que l'effet de la réduction du temps de travail sur le niveau potentiel du PIB à long terme est négatif. Les conséquences de la baisse de la durée du travail l'emportent sur les gains de productivité horaire et sur un éventuel effet favorable sur l'emploi à long terme. Le maximum de perte de PIB potentiel pourrait être de deux points.

Il faut enfin tenir compte des allégements de cotisations patronales. Ils étaient « défensifs » – ils ont empêché une hausse du coût du travail au niveau du SMIC – et non « offensifs » – ils auraient alors permis une baisse du coût du travail. Ces allégements liés à la réduction du temps de travail ont un effet sur les finances publiques d'environ un point de PIB.

Notez bien que l'hypothèse peut être émise, hors mesures de RTT, d'une baisse de la durée du travail dans la prolongation des tendances antérieures, semblable à celle que nous avons constatée. Si l'on y ajoute l'hypothèse d'une poursuite des coups de pouce au SMIC, nous pourrions parvenir à des résultats comparables à ceux que je viens de vous présenter puisque les faits générateurs sont identiques.

J'en viens aux conséquences sociétales des RTT sur lesquelles notre enquête Emploi du temps nous permet de nous prononcer. Sur longue période, le phénomène majeur qui touche l'ensemble des Français de plus de dix-huit ans est l'accroissement du temps de vie passé à la retraite. Cette évolution explique que le temps consacré, en moyenne, par l'ensemble de la population, aux loisirs soit globalement supérieur à celui passé à travailler ou à chercher un emploi. En excluant les retraités, l'on constate, entre 1974 et 2010, un recul du temps passé au travail et une augmentation de celui consacré aux loisirs qui sont de même niveau en valeur absolue, soit cinq heures hebdomadaires. Entre 1998 et 2010, sur une période de douze années durant laquelle sont concentrés les effets des mesures de RTT, cette réduction moyenne du temps de travail hebdomadaire s'élève à 2,8 heures. Ce dernier chiffre masque cependant de grandes disparités : la réduction du temps de travail a été nettement plus forte pour les cadres, soit 5,5 heures hebdomadaires, pour lesquels elle a pris la forme d'une diminution du nombre de jours travaillés – alors que, pour les non-cadres la RTT, s'est plutôt traduite par une réduction de la durée de la journée travaillée, ce qui n'est pas sans avoir des conséquences potentiellement différentes sur les conditions de travail, par exemple en termes de stress. Cette évolution est d'autant plus notable que, sur la période 1974-1986, marquée par le passage de la durée légale du temps hebdomadaire de travail de quarante à trente-neuf heures, les cadres avaient vu leur durée moyenne de travail progresser en raison de l'allongement de leur journée.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion