Intervention de Hubert Védrine

Réunion du 19 novembre 2014 à 16h30
Commission des affaires européennes

Hubert Védrine :

Merci de votre invitation. L'avantage de cette Commission est de parler à des spécialistes, ce qui permet d'aller directement aux conclusions. Je me concentrerai sur l'essentiel.

La construction européenne est en situation de péril démocratique. Le lien entre le vote des citoyens et l'Union s'est distendu. Depuis le référendum sur le traité de Maastricht, les arguments européistes ne fonctionnent plus, certains tels que « l'Europe, c'est la paix » étant en plus historiquement inexacts. Un fossé s'est donc creusé entre les élites "européistes", au sens de militantes, et le grand public, qui est devenu sceptique. Il est à cet égard absurde de présenter Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon comme sceptiques : ils sont europhobes, alors que le scepticisme touche la majorité, puisqu'on enregistre environ 60 % d'abstention lors des élections européennes. Il s'agit de personnes qui ne sont pas nécessairement contre l'Europe, mais qui ne s'y retrouvent plus. Or on ne parle pas de la même façon à des personnes hostiles et à celles qui sont seulement sceptiques et pourraient se réintéresser au projet européen.

À chaque référendum, à chaque élection européenne, les médias sont au moins aux deux tiers européistes militants, avec des arguments qui sont épuisés et une même tentation d'insulter ceux qui s'apprêtent à « mal » voter, lesquels ont tendance de ce fait à voter encore plus non. Et après les votes, on assiste aux mêmes lamentations stériles, ce qui alimente un cercle vicieux.

Pour en sortir, il ne faut pas seulement demander que la construction européenne soit plus « sociale » ce qui crée des attentes et des déceptions immenses. Que la Slovaquie le réclame aurait du sens, car cela lui permettrait d'améliorer son niveau actuel, mais que l'Europe de l'Ouest et plus encore la France qui est arc-boutée sur son État providence difficilement réformable le fasse est incohérent, car le compromis qui en résulterait serait forcément en dessous de leur niveau actuel.

Il faut revenir à ce que Jacques Delors disait sur la nécessite de respecter la subsidiarité, qui implique qu'on ne fait au niveau européen que ce que l'on ne peut pas faire à des niveaux de décision inférieurs. Il ne s'agit pas d'aller vers une fusion des nations : or ceux qui ont pris les décisions clés dans ce mouvement historique n'ont pas toujours tenu compte de ce principe. Il est impératif, pour convaincre les sceptiques, que la construction européenne se reconcentre sur sa valeur ajoutée et que l'Union ne prétende pas s'occuper de tout et de rien. J'ai noté que M. Juncker reparlait de subsidiarité et qu'un vice-président de la Commission était censé veiller à cet aspect.

D'où l'idée d'une pause, qui doit d'abord être géographique : on pourrait se dispenser d'un commissaire à l'élargissement pendant un certain temps et cesser de faire miroiter de faux espoirs à certains États tiers. Nous sommes incapables pour un temps indéterminé de faire ratifier en Europe un nouveau traité d'élargissement.

Il faut aussi une pause dans « l'intégration », mot qui a une connotation péjorative pour beaucoup de gens. Mais l'idée que l'Europe apporte une valeur ajoutée ou qu'elle est capable de défendre nos intérêts et nos valeurs face à un monde chaotique peut être admis par tout le monde.

Cela dit, il faut distinguer la zone euro et le reste. Historiquement, il valait mieux une monnaie unique qu'une zone mark dans laquelle il fallait supplier le gouverneur de la banque centrale allemande pour avoir l'autorisation de dévaluer. Il faut aller maintenant plus loin dans ce qui est mis en oeuvre dans cette zone, à condition d'arrêter de parler d'abandon de souveraineté. Chaque fois qu'on utilise cette expression, on est sûr de faire un eurohostile de plus, alors qu'il s'agit plutôt de l'exercice de notre souveraineté en commun. Il faut aussi arrêter de considérer avec mépris la souveraineté, qui est une conquête extraordinaire des peuples : c'est une grave erreur des élites, à la fois conceptuelle, linguistique et philosophique.

Je ne comprends pas que dans la zone euro, on n'arrive pas à trouver une synthèse entre le nécessaire assainissement des finances publiques à un rythme raisonnable, qui est une nécessité absolue, surtout en France, puisque c'est le pays développé le plus en retard à cet égard, et la relance d'un minimum de croissance – sans laquelle on ne peut pas corriger les déséquilibres.

Quand on parle d'union politique comme élément de relance de l'Europe, je souhaiterais qu'on précise ce que cela recouvre finalement et qui décide quoi. Y a-t-il encore un lien avec le pouvoir démocratique du citoyen ?

Enfin, les migrations constituent un problème important et les deux positions extrêmes – accepter tout le monde ou fermer nos frontières - sont indéfendables. Tout fermer est techniquement impossible, économiquement absurde et humainement cruel. Tout ouvrir est insensé. Il s'agit en fait de gérer des flux, ce qui doit se faire au sein de Schengen, à condition d'imposer à ses États membres des sortes de « crash tests », comme pour les banques. Il est évident que plusieurs pays ne sont pas en mesure d'assurer cette gestion : il nous faut donc un dispositif renforcé et fixer économiquement des flux par quotas ou métiers, avec une actualisation annuelle avec, dans l'idéal, une concertation des pays de départ et de transit sous la forme d'une conférence annuelle ou bisannuelle.

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