Je n'ai pas le temps de traiter en détails la question de savoir si on peut bâtir une Europe puissante avec des peuples qui ont parié sur le dépassement de la puissance il y a plus de cinquante ans, mais j'y crois peu, sauf bouleversement.
S'agissant de la zone euro et de ses imperfections, ne croyez pas que ceux qui ont pris les décisions ayant conduit à l'euro étaient des ânes qui ont construit une voiture en oubliant le volant ou le moteur ! François Mitterrand avait dit en octobre 1981 à Helmut Schmidt que d'ici dix ans l'URSS ne pourrait plus empêcher la réunification allemande. Il s'agissait alors de ne pas affaiblir l'Europe. L'idée d'une monnaie unique, le moment venu, était poussée par un développement naturel du système, comme une suite de l'union économique et monétaire. Mais cela ne se serait sans doute jamais produit sans la réunification allemande et la décision du chancelier Kohl de mettre en quelque sorte le mark dans le panier de l'Europe. La question pour la France était de savoir si on était condamné à rester dans la zone mark ou si on essayait de bâtir ensemble une monnaie unique. Sans François Mitterrand et sa relation avec Helmut Kohl, la décision n'aurait sans doute pas été prise en ce sens.
Si l'Allemagne a demandé des critères rigoureux, ceux-ci ont été autant définis par Pierre Bérégovoy et Jean-Claude Trichet, qui craignaient que la France soit incapable de gérer ses finances publiques. Ces critères paraissaient d'ailleurs à l'époque faciles à atteindre. À ce moment-là, Jacques Delors a compris qu'il faudrait en plus une gestion économique collective de cette monnaie unique par les gouvernements, ce qu'ont refusé les Allemands, y voyant une intrusion de l'État dans l'économie.
Après, il y a eu une sorte de pari optimiste, consistant à penser que la dynamique de la monnaie unique conduirait naturellement à régler les problèmes, mais cela n'a pas été le cas. De plus, si nous avions été rationnels, jamais nous n'aurions fait entrer la Grèce dans la zone euro, dans l'état où elle était.
Si ensuite, lors de la crise, l'euro a été mis en danger, cela n'a été le cas que pendant quelques mois, quand les Allemands se sont demandés s'ils pouvaient se débarrasser de ce fardeau grec, voire de l'euro. Mais ils se sont rendu compte qu'ils ne pourraient pas le faire dans la mesure où ils réalisaient 60 % de leur excédent commercial dans la zone euro et où, en laissant sortir la Grèce, le cercle vicieux des dévaluations compétitives se réenclencherait à leur détriment.
Quand je parle de pause, cela concerne l'intégration politique. Si intégration veut dire qu'au bout du compte c'est le commissaire X qui prendra des décisions budgétaires à la place des parlements nationaux, cela ne marchera pas. Osons le dire : il n'y a pas de chemin démocratique vers le fédéralisme : on n'arrivera jamais à faire ratifier par les peuples en Europe un traité dans lequel ils seraient dépossédés de ce qu'ils ont gardé de souveraineté et où on leur dirait que l'Europe va se substituer aux États nations. De toute façon, la Cour de Karlsruhe l'empêcherait.
En revanche, en matière d'harmonisation, si on est sur le terrain selon lequel l'union fait la force, il y a de grands progrès à réaliser encore, à commencer par la gouvernance de la zone euro. Dès lors qu'on a accepté l'idée qu'il fallait des semestres d'harmonisation budgétaires, c'est à la Commission de jouer le rôle qu'on lui a confié. En revanche, soyons lucides, l'harmonisation sociale suppose une diminution des droits pour la France, même dans la zone euro. En matière fiscale, jamais les autres pays ne s'harmoniseront sur nos positions.
Nous sommes maintenant considérés par tous les gouvernements d'Europe, qu'ils soient chrétiens-démocrates ou sociaux-démocrates, comme le pays qui complique la vie de l'Europe en ne réussissant pas à faire des réformes. Il n'y a d'ailleurs à peu près aucun domaine auquel la France soit attachée – la politique étrangère, le social, le culturel – où nous ne soyons minoritaires. Ce serait logique que ceux qui sont attachés à ces politiques françaises résistent à cette fuite en avant.
Par ailleurs, il faut mieux associer les parlements nationaux. Lors d'un débat d'il y a quelques mois à l'ambassade d'Allemagne entre Valéry Giscard d'Estaing et Helmut Schmidt, ceux-ci ont dit que lorsqu'ils avaient décidé l'élection du Parlement européen au suffrage universel, ils avaient cru provoquer un changement de mentalité mais qu'ils avaient échoué. Valéry Giscard d'Estaing se prononce maintenant pour un rôle accru des parlements nationaux, pour le contrôle de la zone euro - le Parlement européen devant y être aussi associé. D'ailleurs, Joschka Fischer, héros des fédéralistes en France il y a quinze ans, insiste aussi sur les parlements nationaux.
Il faut trouver selon moi une combinaison entre le Parlement européen et les parlements nationaux, qui soit un laboratoire de redémocratisation.
C'est ensuite à la gouvernance économique de la zone euro de décider s'il y a un chemin vers une harmonisation sociale dans laquelle tout le monde trouverait son compte, sans briser le fil démocratique.
Je rappelle au sujet de l'Europe deux formules percutantes : l'une de Pierre Dac, citant le sapeur Camembert – « Quand les bornes sont franchies, il n'y a plus de limites » –, l'autre du Général de Gaulle – « On ne fait pas d'omelette avec des oeufs durs ».
Le seul objectif, qui peut réconcilier les élites européistes, les europhiles et ceux qui sont devenus eurosceptiques, est que les Européens puissent préserver leur mode de vie, auquel les peuples sont viscéralement attachés. Il s'agit d'agir collectivement pour que le chaos mondial, la compétition internationale, l'appétit des pays émergents, le retrait relatif des Américains ou les migrations incontrôlées ne mettent en péril le mode de vie en Europe. Personne ne peut être contre, même les plus populistes. On peut y arriver si on ne dit pas aux Européens au passage qu'on va leur retirer ce qu'ils ont gardé de souveraineté ou de pouvoir démocratique ! Si on n'arrive pas à surmonter la contradiction entre cet objectif et le maintien de la démocratie dans nos pays, le projet est en péril.