Pouvons-nous réellement prétendre, comme il est indiqué dans l’exposé des motifs, qu’il s’agit de « garantir que la France assure pleinement son rôle de terre d’asile en Europe » à l’égard de dizaines de millions de réfugiés potentiels vivant dans des pays où il est parfois recouru à la persécution, à la torture ou à des traitements inhumains et dégradants et où on peut parfois aussi se sentir menacé en raison d’une violence aveugle dans des situations de conflit armé international ou interne ? À ne regarder que le sud de la Méditerranée et jusqu’au Proche-Orient, permettez-moi de vous dire que je ne vois guère de pays qui échappent à cette définition, sans parler de régions plus éloignées d’Asie centrale ou d’Asie du sud-est.
En découle dès lors une première préoccupation : considérer une liste aussi restrictive comme le point d’appui de l’ensemble de notre politique d’asile est déraisonnable et condamne par nature notre système à être en permanence saturé par des centaines de milliers, voire des millions de candidats potentiels au droit d’asile. La définition de cette fameuse liste et sa révision périodique sous le contrôle des autorités françaises, et non sous celui d’une autorité soi-disant indépendante, voire européenne, devrait être une priorité.
Cela m’amène à un deuxième point capital de votre dispositif, à savoir la superposition de trois autorités prétendument indépendantes de la politique migratoire : l’Office français de protection des réfugiés et apatrides, autrement dit l’OFPRA, dont vous prônez l’indépendance absolue par rapport au pouvoir politique, la Cour nationale du droit d’asile, la CNDA, et bien sûr le juge administratif, qui devient lui aussi un acteur clés, renforcé par les directives européennes. La multiplication de ces acteurs indépendants rend rigoureusement impossible un contrôle efficace du droit d’asile dans le cadre de ce qui est une priorité nationale : la reprise en main de notre politique migratoire. La France doit cesser de subir l’immigration et l’asile ; elle doit se donner les moyens de choisir ceux qui bénéficient de l’accès à son territoire. Dans bien d’autres démocraties traditionnellement ouvertes à l’immigration, tels que les États-Unis, le Canada ou l’Australie, gérer l’immigration à l’aveugle, comme on le fait depuis des décennies en France, serait considéré comme irresponsable.
Un troisième problème de fond que pose votre projet de loi est la contradiction, à laquelle j’ai déjà fait allusion, entre le renforcement du droit des demandeurs et la nécessité de lutter contre le détournement de la procédure de l’asile à des fins migratoires. Si votre texte comporte certaines dispositions allant dans le bon sens – la création de guichets uniques, le versement de l’allocation par l’Office français de l’immigration et de l’intégration, l’OFII, et non plus par Pôle Emploi, l’élargissement des critères de placement en procédure accélérée, l’hébergement directif, qui permettra d’orienter les demandeurs vers les places de CADA disponibles – et si nous approuvons votre objectif, monsieur le ministre, de pouvoir écarter plus rapidement la demande d’asile infondée, la transposition des directives européennes, aggravée par les amendements votés en commission, aboutit en pratique au résultat inverse.
Ainsi, il résulte de l’étude d’impact elle-même que « la présence d’un conseil juridique lors de l’entretien à l’OFPRA ne pourra qu’allonger la durée de celui-ci, entraînant une baisse de la productivité » et que « l’extension du recours suspensif devant la CNDA aux procédures accélérées est susceptible d’entraîner un allongement de la durée du maintien en France des personnes concernées, et par suite, du bénéfice des prestations d’accueil », et ce sans parler des garanties supplémentaires accordées aux demandeurs ayant des besoins particuliers, de la facilitation des recours, de l’accès à la formation professionnelle et au regroupement familial étendu jusqu’au concubin. Autant de mesures, parmi beaucoup d’autres, qui ne vont avoir pour résultat que l’allongement des délais de traitement et le maintien prolongé sur le territoire des personnes entrées par le biais de l’asile, deux problèmes qu’il convenait de résoudre et non d’aggraver. D’ores et déjà, près de la moitié des décisions de l’OFPRA qui font l’objet d’un recours – 34 752 en 2013. Gageons que ces nouvelles dispositions ne vont faire que les augmenter à l’avenir.
À ces remarques, on doit ajouter de nombreuses questions auxquelles le texte ne répond pas. Permettez-moi d’en citer quelques-unes : en quoi l’hébergement directif permettra-t-il de traiter le cas des migrants de Calais qui ne veulent pas demander l’asile en France mais en Angleterre ? Par qui sera financé le transport vers les places de CADA disponibles ? Quel sera le barème de la nouvelle allocation pour les demandeurs d’asile, dont le projet de loi renvoie la définition à un décret en Conseil d’État ? J’attends du ministre des précisions sur ce point. Rappelons tout de même que le coût global de l’allocation temporaire d’attente, l’ATA, a connu une augmentation exponentielle ces dernières années, passant de 47,5 millions d’euros en 2008 à 149,8 millions d’euros en 2012, et qu’à l’augmentation du nombre de bénéficiaires de l’ATA s’ajoute la hausse de la durée moyenne d’indemnisation, cette dernière étant passée d’environ 202 jours en 2008 à 344 jours en 2012 ! De ce fait, les dépenses de notre système d’asile, hors fonds de concours, sont passées de 327 millions d’euros dans la loi de finances initiale de 2011 à 606 millions d’euros de crédits consommés en 2014, et ce sans compter les apports des collectivités locales aux logements d’urgence. Ainsi, l’ATA représentait en 2013 un versement mensuel de 336 euros pour un mois de trente jours pour un adulte seul. Ce montant est significativement supérieur à celui perçu par les demandeurs d’asile en Allemagne – 224 euros –, en Belgique – 240 euros –, au Royaume-Uni – 172 euros à 211 euros –, en Suède – 210 euros –, ou bien encore en Italie, où un montant de 500 euros mensuels est versé dans la limite de trente-cinq jours, bien loin du montant moyen de l’ATA versé en France, passé de 2 093,70 euros en 2008 à 3 788,50 euros en 2012, soit une augmentation de 81 %.
Comment, dans ces conditions, justifier que l’aide juridictionnelle devienne de droit en cas de recours porté devant la CNDA, d’autant que le recours suspensif est dans le même temps généralisé ?
Reste la question la plus importante, toujours sans réponse à ce stade et dont vous n’avez pas dit un mot, monsieur le ministre : pourquoi ce projet de loi ne comprend-il aucune mesure concernant les déboutés ? Et pourquoi repousser à un texte ultérieur la question centrale des mesures d’éloignement, qui devraient être le pendant nécessaire des droits accordés aux demandeurs d’asile ?