Intervention de Jean Pisani-Ferry

Réunion du 17 décembre 2014 à 11h30
Commission des affaires européennes

Jean Pisani-Ferry, commissaire général de France Stratégie :

Merci, madame la présidente, messieurs les présidents, mesdames et messieurs les députés, de nous donner l'occasion rare de nous exprimer devant ces trois commissions réunies. J'utiliserai aussi, dans ma réponse, les différents travaux de France Stratégie.

L'investissement, vous avez raison, est au coeur du débat européen – non pas tant d'ailleurs parce qu'il serait partout l'aspect le plus préoccupant de l'économie, quoiqu'il soit incontestablement trop faible, mais plutôt parce qu'il peut constituer, comme l'a dit Mario Draghi, un point de rencontre entre les tenants de l'offre et ceux de la demande : l'investissement, c'est la demande d'aujourd'hui et l'offre de demain. Il est donc possible, à l'échelle européenne, de parler d'investissement de façon fructueuse ; c'est ce qui explique le plan Juncker, mais aussi la commande du rapport que j'ai rédigé avec Henrik Enderlein. Cela montre aussi a contrario les difficultés que nous rencontrons à établir un diagnostic macroéconomique partagé.

Il faut distinguer l'investissement public de l'investissement privé. La situation du premier est alarmante dans certains pays où l'ajustement a été très violent – il a pu baisser de 50 %, voire 70 %, ce qui met en cause le niveau minimal de renouvellement des équipements publics. Il a également diminué fortement en Allemagne, dès les années 2000, car c'est ainsi que s'est fait l'ajustement des dépenses publiques : pour ce pays, la question du relèvement du niveau d'investissement se pose, en dehors de toute considération conjoncturelle. En effet, l'Allemagne a choisi d'appliquer une règle sur la dette publique, c'est-à-dire sur le passif, mais ne possède pas de règle correspondante sur l'actif public. Ce que souligne le rapport que j'ai rendu avec Henrik Enderlein, c'est la nécessité d'un rééquilibrage : ce que nous léguons aux générations futures n'est évidemment pas une considération secondaire, mais il ne faut alors pas se préoccuper seulement du passif, mais aussi des actifs.

La question de l'investissement public se pose moins évidemment en France, où il est demeuré à un niveau sensiblement supérieur à celui de l'Allemagne comme d'autres pays. En revanche, il convient de nous interroger sur l'allocation des fonds, de nous demander si nous faisons vraiment les bons choix, tant du point de vue des citoyens qu'en termes de croissance.

Quant à l'investissement privé, qui est évidemment le résultat du comportement des entreprises, notre diagnostic est là encore qu'il est très faible : contrairement à ce qui se passe aux États-Unis, où il s'est redressé, il demeure en Europe sensiblement inférieur à ses niveaux antérieurs à la crise. C'est inquiétant, même si on envisage seulement ce chiffre comme le signe d'une inquiétude des entreprises sur leurs perspectives de croissance ; il existe un risque de perpétuation de niveaux d'investissements trop faibles, ce qui mettrait en danger la modernisation de notre appareil productif et donc nos capacités de croissance à moyen terme. Il est donc légitime de prendre des initiatives pour soutenir l'investissement privé.

Le plan Juncker intervient dans ce contexte. Il vise à soutenir l'investissement, avec des moyens très limités : 16 milliards d'euros de garanties sur le budget européen et 5 milliards d'euros apportés par la Banque européenne d'investissement – BEI. À l'échelle européenne, c'est évidemment infime ; l'idée est de se servir de cet apport pour partager le risque entre le nouveau Fonds européen pour les investissements stratégiques et les investisseurs privés, afin de permettre un développement de l'investissement. Dans la situation actuelle, nous pouvons en effet craindre que le système bancaire ne souhaite prendre moins de risques qu'auparavant. C'est même, d'une certaine façon, ce que nous lui demandons : le système bancaire assure en effet, dans les économies européennes, l'essentiel de l'intermédiation – contrairement aux États-Unis, par exemple, où le marché des capitaux joue un rôle beaucoup plus important. Traditionnellement, ce sont donc les banques qui portent le risque. Mais, pour des raisons de stabilité financière et de protection des finances publiques, nous leur enjoignons aujourd'hui d'en prendre moins : hausse des ratios de capital, de liquidités, baisse du ratio d'endettement, mécanismes de résolution des crises bancaires afin que les finances publiques ne soient plus en première ligne... À moyen terme, nous devrions avoir un marché des capitaux plus développé et un système bancaire plus sûr ; mais, dans une phase de transition, il faut soutenir la prise de risque, et c'est le principe du plan Juncker.

C'est donc une bonne initiative, quoiqu'elle ait plusieurs limites. Le chiffre de 315 milliards d'euros annoncé par M. Juncker doit être mis en regard des 21 milliards réellement mobilisés ; pour aller du second au premier, il faut un multiplicateur très élevé. Soit.

Mais quelles seront les meilleures formes de mobilisation de l'argent public ? Dans certains cas, on peut souhaiter une prise de risque plus élevée, avec un multiplicateur plus faible : je crains que, pour atteindre un objectif si élevé par rapport à la mise de fonds initiale, le Fonds européen ne soit conduit à intervenir dans des projets auxquels l'apport public n'était pas indispensable. Nous en avons déjà un certain nombre d'exemples : il arrive que la BEI finance des projets qui auraient pu se financer entièrement sur les marchés. Or, s'il s'agit d'améliorer marginalement les conditions de financement de tel ou tel projet, en se substituant à des investisseurs privés, l'effet macroéconomique sera nul. Il apparaît donc essentiel de s'interroger sur les domaines d'intervention, et de se limiter à soutenir des projets auxquels cette aide est vraiment indispensable.

Deuxième réserve : les montants demeurent très faibles. La possibilité ouverte aux États membres d'apporter des compléments de financement devrait donc, à mon sens, être utilisée. Cela pose la question du traitement de ces fonds dans la comptabilité européenne : il est possible qu'ils n'entrent pas dans le calcul du déficit, comme cela s'est déjà fait pour le Mécanisme européen de stabilité. Les modalités exactes des interventions des États membres demeurent à préciser, mais il faut à coup sûr envisager d'utiliser cette possibilité.

Enfin, du point de vue de l'investissement privé, nous ne sommes pas condamnés à agir uniquement par des mécanismes financiers : l'action par la réglementation et la fiscalité peut constituer un levier intéressant. D'un point de vue macroéconomique, nous souhaitons en effet accélérer l'investissement alors que les perspectives d'augmentation de la demande demeurent modestes – même s'il faut bien sûr espérer que la Banque centrale européenne – BCE – agira, comme elle l'a laissé entendre, pour favoriser la demande. Mais les entreprises peuvent aussi être incitées à investir pour substituer à un capital ancien, en voie d'obsolescence, un capital nouveau, plus performant énergétiquement par exemple, ou parce qu'il utiliserait mieux les technologies numériques : il faut pour cela des initiatives publiques. Si le prix du carbone demeure au niveau où il est, c'est-à-dire extrêmement déprimé, si de fortes incertitudes demeurent sur les standards européens en matière de protection des données, pour ne prendre que ces exemples, alors les entreprises ne sont pas incitées à consentir ces investissements. L'accélération de la transition énergétique, de la transition vers le numérique conduira les entreprises à investir : c'est donc, je le répète, un levier intéressant.

Évidemment, ce n'est pas sans conséquence pour les entreprises, qui doivent dévaluer le vieux stock de capital plus vite, et donc rogner leurs profits. L'opération n'est pas sans coût pour l'économie, ni en dernière analyse pour les finances publiques. Mais dans une situation où les entreprises font face moins à des contraintes de profit qu'à des contraintes de demande, il est légitime d'envisager d'utiliser ce levier.

Il faut également aborder la question de l'investissement public au niveau européen. Dans le rapport que j'ai rendu avec Henrik Enderlein, nous proposons un volet « investissement privé » – proche du plan Juncker – mais aussi un volet « investissement public », qu'il faut soutenir dans les pays où il est particulièrement déprimé. Nous proposons donc la création d'un fonds spécifique pour la zone euro.

S'agissant de la dépense publique française, madame la présidente, France Stratégie a travaillé pour comprendre les raisons du niveau élevé de dépense publique dans notre pays : 12 points de dépenses primaires de plus que l'Allemagne, 7 points de plus que la moyenne de la zone euro. C'est pour une part la conséquence de choix collectifs, que l'on peut ou pas souhaiter remettre en cause, mais qui n'entraînent en eux-mêmes aucune conséquence néfaste : nous avons ainsi fait le choix d'un système de retraites essentiellement public, contrairement à d'autres pays, ce qui n'est pas un indicateur d'inefficacité. En revanche, lorsque nous consacrons 40 milliards d'euros à la politique du logement, avec des résultats médiocres, lorsque nous dépensons sensiblement plus pour l'enseignement secondaire que d'autres pays – mais moins pour l'enseignement primaire –, lorsque nos dépenses de santé sont plus élevées que les indicateurs de santé publique ne semblent le justifier, on peut supposer un relativement mauvais emploi des fonds publics. C'est sur ces points qu'il faut travailler.

La France doit donc se fixer, de ce point de vue, des objectifs ambitieux à moyen terme. De plus, les débats récents montrent un écart croissant entre ces dépenses élevées et le niveau de fiscalité que nous sommes collectivement prêts à accepter. Le raisonnement ne serait pas le même pour les pays scandinaves, par exemple, où l'acceptation de l'impôt est plus forte que chez nous.

Vous me demandez, monsieur le président de la commission des Finances, si je prends mes distances vis-à-vis de l'idée que la dépense publique créerait de la croissance. Tout dépend de l'échelle de temps à laquelle on raisonne. Je ne crois pas que les ajustements budgétaires soient spontanément favorables à la croissance : à moyen terme, il faut se fixer l'objectif d'un niveau de dépenses publiques à la fois efficace et cohérent avec les préférences collectives. Mais cet ajustement doit se faire graduellement. Les débats sur ce point ont été nourris lors de la discussion du projet de lois de finances pour 2015 : j'étais pour ma part partisan de la prudence dans la conjoncture très molle que nous connaissons aujourd'hui.

J'aime beaucoup, monsieur le président de la commission des Affaires économiques, votre expression « agents d'ambiance ». Quel est le rôle des économistes dans les anticipations collectives ? Je ne crois pas, pour ma part, que ma profession ait été responsable des événements que nous avons connus ces dernières années... La crise a été le résultat de faits tout à fait réels, malheureusement, et nous devons avoir des regrets, c'est plutôt de n'avoir pas été assez vigoureux, en 2009, pour insister sur la nécessité de traiter la situation bancaire. Faire semblant de croire que le système bancaire européen allait bien risquait de mener vers une situation peu enviable, à la japonaise. Nous aurions sans doute aussi dû nous montrer plus lucides sur le fait qu'un ajustement budgétaire collectif, alors que les économies européennes étaient encore très faibles, était très risqué. Je regrette plus de n'avoir pas été assez alarmiste que de m'être montré trop pessimiste.

Votre question porte peut-être implicitement sur les commentaires sur la baisse du prix du pétrole. Celle-ci constitue indubitablement une bonne nouvelle pour nos économies, puisqu'elle aura pour conséquence un transfert massif de pouvoir d'achat pour nos économies, mais elle intervient dans un contexte où l'on ne peut que se poser des questions, notamment à propos de la Russie.

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