Intervention de Jean-Philippe Béja

Réunion du 17 décembre 2014 à 9h00
Commission des affaires étrangères

Jean-Philippe Béja, directeur de recherche au CNRS et chercheur au CERI :

Pour ma part, je n'ai pas le statut de résident permanent, car je n'ai vécu que six années non consécutives à Hong Kong. J'y ai habité une première fois dans les années 1990, puis plus récemment, jusqu'en 2011, avant un séjour en Chine continentale. J'y ai également passé les quatre derniers mois.

Le « mouvement des parapluies » est apparu à beaucoup, notamment à la presse internationale, comme « un coup de tonnerre dans un ciel serein ». Or tel n'est pas le cas : si on le replace dans son contexte historique, on se rend compte qu'il constitue, dans une certaine mesure, l'aboutissement d'une prise de conscience et de la consolidation d'une identité politique, mais aussi, probablement, le point de départ d'une nouvelle forme de participation politique.

Dans les années 1950 et 1960, Hong Kong était une stepping stone – un tremplin –, c'est-à-dire un endroit où l'on venait pour partir ailleurs. Il n'existait pas de conscience d'appartenance à ce territoire. Mais, à la fin des années 1960, avec la Révolution culturelle et avec la fermeture des frontières britanniques à l'immigration en provenance de Hong Kong, les personnes qui se sont retrouvées sur ce territoire y sont restées. À partir de ce moment-là, une certaine identité est apparue. Il s'agissait très clairement, pour la grande majorité des Hongkongais, d'une identité chinoise : on n'a vu naître aucun mouvement en faveur de l'indépendance au cours des années 1970 et 1980. Néanmoins, la population était aussi consciente de ses spécificités par rapport à l'exemple négatif que représentait la Révolution culturelle. Cette émergence d'une communauté politique a atteint son paroxysme avec le « mouvement des parapluies ».

Lors des discussions avec le gouvernement britannique dans les années 1980, le gouvernement chinois s'est largement affiché comme le représentant des Hongkongais et de leurs aspirations à une nouvelle identité. C'est d'ailleurs de lui que sont venues les promesses de maintenir le système et d'organiser des élections démocratiques. Dans le cadre des négociations, Pékin avait aussi choisi un certain nombre de représentants de la communauté hongkongaise émergente, parmi lesquelles se trouvaient ceux qui sont devenus, par la suite, les dirigeants du parti démocrate, c'est-à-dire ses adversaires.

Les événements de 1989 ont constitué un premier traumatisme. Le mouvement pour la démocratie à Pékin est apparu comme une chance extraordinaire pour les Hongkongais : si la Chine se démocratisait, il serait très simple d'obtenir un Hong Kong démocratique après 1997. C'est pourquoi 500 000 à 1 million de Hongkongais sont descendus dans la rue pour protester contre la répression du 4 juin 1989 et pour affirmer qu'il ne fallait pas que Hong Kong subisse demain le même sort que Pékin. Ils souhaitaient donc préserver un certain nombre de principes essentiels : l'État de droit, les libertés fondamentales, la possibilité de choisir une partie de leurs dirigeants – les élections de 1991 approchaient alors.

Dès l'origine, l'identité politique hongkongaise a été liée à la défense les libertés fondamentales. Non seulement l'État de droit était déjà une réalité dans le territoire – on disait alors : « Nous avons la liberté, mais pas la démocratie. » –, mais la population considérait de plus en plus l'instauration d'un régime démocratique comme le moyen de garantir ces libertés face au régime post-totalitaire de Pékin. Cette volonté de démocratiser les institutions, conformément aux promesses formulées par la Chine et inscrites dans la loi fondamentale, a caractérisé notamment la fin des années 1990 et le début des années 2000.

En 2003, le gouvernement de Pékin a tenté de limiter les libertés à Hong Kong en proposant une législation anti-subversion sur la base de l'article 23 de la loi fondamentale. Celle-ci aurait interdit aux organisations politiques et de la société civile d'entretenir des relations avec leurs homologues étrangères, alors même que la société hongkongaise est, par essence, internationale. De nombreux Hongkongais ont considéré ce projet comme une grave menace pour les libertés, et plus de 500 000 d'entre eux sont descendus dans la rue pour s'opposer à son adoption. Cette manifestation de masse, organisée dans le cadre d'un régime non démocratique mais qui garantissait les libertés, a abouti, bizarrement, au retrait du texte par le gouvernement de Pékin, alors que celui-ci le considérait comme essentiel pour protéger la sécurité de l'État. Ainsi, on a vu se dessiner une nouvelle forme d'action politique : dans la mesure où la population ne peut guère s'exprimer par la voie des urnes – lors des élections au Conseil législatif, les démocrates obtiennent environ 60 % des voix au suffrage universel direct, mais la moitié des députés sont élus dans le cadre de circonscriptions socioprofessionnelles sans véritable concurrence et sous le contrôle de Pékin –, elle le fait dans la rue, et c'est efficace.

Nous avons à nouveau été témoins de l'importance de l'action de masse en 2010-2011, lorsque Pékin a tenté d'imposer un programme d'« éducation patriotique » dans les écoles de Hong Kong. Cela a provoqué un énorme tollé et les lycéens sont descendus dans la rue. Les manifestations, qui ont réuni jusqu'à 100 000 personnes devant le siège du Conseil législatif, ont débouché, là encore, sur le retrait du projet. La société hongkongaise, dont l'identité politique se caractérise par la pratique des libertés fondamentales et par l'importance de l'action de masse, obtient ainsi des résultats face à un régime post-totalitaire qui est pourtant considéré comme l'un des plus durs de la planète. La principale organisation qui s'est opposée à l'introduction de l'« éducation patriotique », Scholarism, a d'ailleurs joué un rôle essentiel dans le mouvement Occupy Central. Son leader, Joshua Wong, qui avait quinze ans à l'époque, vient de fêter ses dix-huit ans.

Pékin escomptait que, au bout d'une douzaine ou d'une quinzaine d'années, la nouvelle génération qui n'avait pas connu la colonie serait de plus en plus favorable à la République populaire, et que l'on s'acheminerait doucement vers une unification des deux systèmes. Or c'est tout le contraire qui s'est passé. À partir de 2010-2011, l'identité politique hongkongaise a commencé à changer. D'une part, le mouvement contre l'instauration de l'« éducation patriotique » a révélé que les plus jeunes étaient très attachés au style de vie de Hong Kong, qui est très lié à une certaine autonomie politique. D'autre part, le déferlement de touristes en provenance de Chine continentale a modifié jusqu'à la physionomie de la ville. Par exemple, dans le quartier central de Tsim Sha Tsui, les petites boutiques où chacun pouvait se restaurer, si caractéristiques du monde cantonais, ont été remplacées par des bijouteries où les cadres chinois plus ou moins corrompus viennent s'approvisionner. Cela choque beaucoup les habitants de Hong Kong, à tel point que des pages entières de journaux et des manifestations – dont on pourrait d'ailleurs discuter le bien-fondé – dénoncent ces « invasions de sauterelles ».

Ainsi, en plus de l'identité politique, émerge un sentiment d'appartenance au territoire. Alors que la génération qui se battait pour la démocratie dans les années 1970 et 1980 ne remettait pas en cause l'identité chinoise – elle se voulait patriote même si elle était opposée au parti –, une partie de la jeunesse hongkongaise d'aujourd'hui se sent de moins en moins liée à la Chine continentale, compte tenu de la manière dont les choses se passent. Elle estime qu'elle doit faire de Hong Kong son foyer et qu'elle doit en développer les institutions. On assiste ainsi à la consolidation d'une identité non seulement politique – l'objectif étant d'obtenir la démocratie –, mais aussi culturelle. Ainsi, de nombreux mouvements pour la préservation du patrimoine sont apparus. Et, pour la première fois dans l'histoire de Hong Kong, un tout petit groupe de jeunes qui n'ont pas connu la période britannique a brandi le drapeau colonial, ce qui est insupportable pour le gouvernement de Pékin.

L'attitude de ce dernier n'arrange d'ailleurs pas les choses. Au cours du « mouvement des parapluies », constatant que le dialogue avec le gouvernement de Hong Kong n'aboutissait à rien, les leaders de la Fédération des étudiants de Hong Kong et de Scholarism ont décidé de se rendre à Pékin pour discuter directement avec le gouvernement central. Or ils se sont rendu compte à l'aéroport que l'on avait annulé leur « permis de retour au pays », équivalent du passeport chinois délivré aux habitants de Hong Kong. La contradiction était donc flagrante : d'un côté, le gouvernement chinois demande aux jeunes Hongkongais d'êtres des patriotes, « d'aimer le pays et d'aimer le port » – ài guó ài găng –, c'est-à-dire la Chine et Hong Kong, mais, de l'autre, il refuse à certains citoyens chinois l'accès au territoire de la Chine continentale. Une sorte de rupture apparaît donc entre Pékin et cette partie de la jeunesse hongkongaise.

D'ailleurs, si le soutien de l'ensemble de la population au mouvement s'est en effet effrité au cours de ces trois mois, celui des moins de vingt-cinq ans est demeuré constant jusqu'au dernier jour, à 70 ou 80 %. La société de Hong Kong est donc largement divisée. Dans une certaine mesure, la jeunesse hongkongaise demande l'impossible, car Pékin – tout le monde le sait – ne va pas satisfaire immédiatement la revendication d'une élection libre ou d'une nomination des candidats par les citoyens, en revenant sur la décision du comité permanent de l'Assemblée populaire nationale. Mais cela n'empêche pas les jeunes d'affirmer cette revendication ni de dénoncer la collusion entre les tycoons – les riches Hongkongais – et les bureaucrates de Pékin, laquelle est considérée comme l'une des principales causes de la panne de l'ascenseur social et des difficultés qu'ils éprouvent à trouver leur place dans la société. Les investissements des bureaucrates capitalistes de Chine continentale à Hong Kong provoquent notamment un envol des prix de l'immobilier. Une partie de la société hongkongaise, notamment la jeunesse, est convaincue que le seul moyen d'éviter un emballement de ce phénomène de polarisation sociale est précisément d'établir un régime démocratique qui permettra de contenir la corruption et d'empêcher la collusion entre les dirigeants de Pékin et ceux de Hong Kong.

Il est très probable que le gouvernement va essayer de répondre aux revendications politiques par des mesures économiques et sociales – construction de nouveaux logements, avantages accordés à la jeunesse –, ainsi qu'il l'a fait après chaque mouvement de masse. En tout cas, ces événements n'ont pas été, selon moi, un simple « coup de tonnerre dans un ciel serein ». Même si le régime de Pékin et l'exécutif hongkongais se réjouissent aujourd'hui de l'évacuation non violente des manifestants, ils ne sont pas au bout de leurs peines. Ainsi que l'a relevé Jean-Pierre Cabestan, le gouvernement de Pékin ne pourra pas faire adopter sa réforme par le Conseil législatif sans faire un certain nombre de concessions. D'autre part, il se rend bien compte que Hong Kong est de plus en plus ingouvernable, car une partie de la société et de ses représentants est prête à descendre dans la rue à chaque menace de rétrécissement des libertés. Et les occasions pour la société civile de manifester et d'exprimer ses revendications ne manquent pas : elle le fait chaque année le 1er janvier, le 4 juin et le 1er juillet. Certes, les dirigeants étudiants ne contrôlaient pas vraiment ce mouvement social très varié. Mais, selon moi, ils ont déclaré avec raison qu'ils avaient perdu une bataille, mais qu'ils n'avaient pas perdu la guerre.

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