Table ronde sur les événements de Hong-Kong et la Chine en présence de M. Jean-Pierre Cabestan, professeur et directeur du département de science politique et d'études internationales à la Hong Kong Baptist University et de M. Jean-Philippe Béjà, directeur de recherche au CNRS et chercheur au CERI.
La séance est ouverte à neuf heures cinquante.
Nous avons le plaisir d'accueillir ce matin M. Jean-Pierre Cabestan, directeur de recherche au CNRS, professeur et directeur du département de science politique à l'Université baptiste de Hong Kong – qui pourra nous expliquer, au passage, ce qu'est une université baptiste –, et M. Jean-Philippe Béja, directeur de recherche au CERI-Sciences-Po et chercheur associé au Centre d'études français sur la Chine contemporaine (CEFC), à Hong Kong.
Messieurs, vous étiez l'un et l'autre encore à Hong Kong la semaine dernière et vous avez donc assisté au « mouvement des parapluies », manifestations importantes qui ont secoué ce territoire rétrocédé à la Chine en 1997. Ceux qui n'ont pas pu se rendre sur place ont vu les images très impressionnantes du mouvement à la télévision. Celui-ci a atteint son sommet le 28 septembre dernier, lorsque les manifestants sont descendus dans la rue par dizaines de milliers. Ensuite, il a peu à peu faibli, un certain nombre de ses figures se rendant à la police. Enfin, les trois sites d'occupation ont été évacués à la suite d'une décision de la Haute Cour, saisie par des commerçants et des compagnies de transport en commun. La police a investi le dernier campement lundi dernier, et le mouvement civique – le plus vaste de l'histoire contemporaine de Hong Kong – a pris fin.
Le mouvement n'a finalement obtenu aucune concession de Pékin, qui se réjouit du retour à l'ordre. Cependant, le régime chinois sort-il vraiment renforcé de cette épreuve ? Comment le gouvernement a-t-il géré cette crise ? Comment envisage-t-il ses suites ? Quel est l'état de l'opinion à Hong Kong et en Chine par rapport à ce mouvement ? Qu'en est-il des relations entre les Hongkongais et les Chinois du continent ? Quelles conséquences ces événements peuvent-ils avoir sur le système politique, d'abord à Hong Kong – puisqu'il y a cette échéance en 2017 –, puis en Chine ?
Nous avons convenu que M. Cabestan interviendrait en premier pour livrer son analyse du mouvement et de la réaction de Pékin. Ensuite, M. Béja évoquera le sens de ce mouvement pour l'évolution politique de Hong Kong et ses répercussions sur le mouvement pour la démocratie en Chine.
L'Université baptiste de Hong Kong a été créée dans les années 1950 par des baptistes américains. Elle a donc un héritage chrétien. Mais elle est devenue, dans les années 1980, une institution publique subventionnée par le gouvernement de Hong Kong, à l'image des huit autres universités que compte le territoire.
Habitant à Hong Kong depuis sept ans, j'ai obtenu, en septembre dernier, le statut de résident permanent, qui me donne le droit de vote, y compris aux élections législatives et – si elle a lieu – à l'élection du chef de l'exécutif. Hong Kong accorde donc le droit de vote de manière assez libérale à des résidents qui ne sont pas citoyens de la République populaire de Chine.
Nous sommes environ 200 000, peut-être même un peu plus.
En application de la formule bien connue « un pays, deux systèmes », Hong Kong est, depuis 1997, une région administrative spéciale de la République populaire de Chine. Elle est régie par une loi fondamentale qui prévoit, à terme, l'introduction de l'élection du chef de l'exécutif au suffrage universel direct – l'actuel chef de l'exécutif étant Leung Chun-ying. La cause immédiate du mouvement auquel nous venons d'assister – qui est, ainsi que vous venez de le relever, monsieur le président, sans précédent dans l'histoire de Hong Kong, a fortiori depuis sa rétrocession à la Chine – a été la décision prise le 31 août dernier par le comité permanent de l'Assemblée populaire nationale de Chine de maintenir un système très rigoureux de sélection des candidats à l'élection au poste de chef de l'exécutif. Cette décision, jugée scélérate par une majorité de Hongkongais, tend en fait à perpétuer le système en vigueur : le comité électoral de 1 200 membres qui élit actuellement le chef de l'exécutif – et dont la majorité sont proches de Pékin ou ont des raisons de voter dans le sens que Pékin leur indique – serait remplacé par un comité de nomination formé selon les mêmes procédures, qui serait chargé de sélectionner les deux ou trois candidats qui pourraient se présenter aux suffrages des Hongkongais.
La décision du 31 août avait été précédée d'une consultation de la population, mais celle-ci avait été téléguidée et « microgérée » à la fois par Pékin et par l'establishment de Hong Kong. Les propositions soumises à Pékin au cours de l'été ne reflétaient donc pas le sentiment de la population, et la décision finale est apparue en décalage avec les aspirations de la majorité des Hongkongais, qui souhaitent, depuis plusieurs années, l'instauration de l'élection du chef de l'exécutif au suffrage universel direct. À l'origine, celle-ci avait été proposée pour 2007, puis elle a été retardée à 2017. Pékin souhaite garder le contrôle sur le choix du chef de l'exécutif et propose une élection qui se déroulerait sous la direction du parti communiste chinois, à l'instar des scrutins organisés en Chine continentale.
Le mouvement de protestation s'est développé de manière assez inattendue. Il a d'abord été organisé par des universitaires et des activistes politiques, notamment Benny Tai, Chan Kin-man et le pasteur protestant Chu Yiu-ming. Au bout d'une semaine, la mobilisation s'est étendue aux étudiants. La Fédération des étudiants de Hong Kong a rapidement repris la direction du mouvement et a décidé d'occuper pour une durée indéterminée plusieurs sites de Hong Kong, le principal étant les alentours du siège du gouvernement dans le quartier d'Admiralty. C'est la réaction relativement violente du pouvoir le 28 septembre dernier, notamment l'utilisation de gaz lacrymogènes et de gaz poivrés – ce qui n'était pas arrivé depuis de nombreuses années – contre des manifestants qui essayaient d'occuper ce site, qui a mis le feu aux poudres et qui a coalisé une grande partie de la société hongkongaise derrière le mouvement. Après ces incidents, le gouvernent a décidé de retirer la police de la voie publique et de laisser le mouvement se développer sur trois sites. Celui-ci est resté très soudé pendant plusieurs semaines et a réussi à imposer un dialogue au gouvernement.
Les discussions, organisées le 21 octobre par Carrie Lam, « numéro deux » de l'exécutif, n'ont débouché que sur deux résultats modestes : d'une part, le gouvernement hongkongais a promis de relayer le sentiment des protestataires à Pékin ; d'autre part, il a évoqué la possibilité de réfléchir, après 2017, peut-être pour 2022, à une évolution du mode d'élection du chef de l'exécutif et, éventuellement, du parlement – Legislative Council –, dont une moitié seulement est élue de manière démocratique, l'autre moitié étant désignée par des collèges professionnels. En revanche, il a fait savoir que la décision du 31 août ne pouvait pas être modifiée. Pékin et l'establishment hongkongais sont restés très unis et rigides sur ce point.
Jugeant ces deux propositions insatisfaisantes, les étudiants ont poursuivi le mouvement. Le soutien de la population s'est effrité petit à petit, parce que les manifestations portaient atteinte à la liberté de circulation et provoquaient des embouteillages nombreux et durables dans le centre de Hong Kong. Ce sont finalement des décisions de justice qui ont contribué à mettre fin au mouvement. Les étudiants sont restés respectueux de l'indépendance de la justice et se sont, dans l'ensemble, conformés à ces décisions. Le mouvement de désobéissance civile a trouvé là – je le souligne – une limite. Il s'est terminé dans les circonstances que vous connaissez, avec l'arrestation très symbolique de certains de ses responsables – étudiants, intellectuels ou hommes politiques – venus apporter leur soutien dans les derniers jours.
La situation est revenue à son point de départ : l'establishment hongkongais, soutenu par Pékin, refuse de modifier la décision du 31 août, tandis qu'une partie de la société de Hong Kong, notamment la jeunesse, reste très opposée à cette décision – le mouvement a mis en lumière un véritable fossé générationnel. En termes politiques, cela signifie que ladite décision ne pourra probablement pas être approuvée par le Conseil législatif en mars prochain. En effet, une majorité des deux tiers est nécessaire à cette fin. Or, avec vingt-sept sièges sur soixante-dix, les députés pan-démocrates représentent un peu plus du tiers du Conseil. Si les autorités de Pékin veulent vraiment faire passer cette décision, elles devront donc rallier quatre députés pan-démocrates. À ce stade, ces derniers sont très unis, et on voit mal comment la décision pourrait être validée. Dès lors, en 2017, le chef de l'exécutif sera probablement élu selon la procédure en vigueur actuellement, c'est-à-dire par un collège électoral de 1 200 représentants pour la plupart proches de Pékin.
Le mouvement a aussi révélé la fracture sociale qui existe à Hong Kong : une frustration croissante s'exprime face à la montée des inégalités, face à l'arrivée massive de Chinois du continent – non seulement des touristes, mais aussi des personnes qui viennent s'installer et prennent souvent les meilleurs emplois du territoire, parce qu'ils sont plus diplômés – et face à la détérioration de la situation économique, l'accession à la propriété devenant de plus en plus difficile compte tenu de la volatilité et du niveau élevé des prix sur le marché immobilier.
Je vois mal Pékin faire des concessions et revenir sur sa décision du 31 août, mais je n'exclus pas une forme de négociation qui pourrait favoriser, à plus long terme, une évolution des positions de part et d'autre. Certes, Pékin et l'establishment hongkongais ont gagné : leur stratégie – laisser pourrir le mouvement – a payé. Mais ils sont conscients que les problèmes, notamment sociaux, restent entiers. Ils devront rétablir la communication avec la partie importante de la société qui se sent exclue et trouver une solution politique à la confrontation à laquelle nous avons assisté ces dernières semaines.
Pour ma part, je n'ai pas le statut de résident permanent, car je n'ai vécu que six années non consécutives à Hong Kong. J'y ai habité une première fois dans les années 1990, puis plus récemment, jusqu'en 2011, avant un séjour en Chine continentale. J'y ai également passé les quatre derniers mois.
Le « mouvement des parapluies » est apparu à beaucoup, notamment à la presse internationale, comme « un coup de tonnerre dans un ciel serein ». Or tel n'est pas le cas : si on le replace dans son contexte historique, on se rend compte qu'il constitue, dans une certaine mesure, l'aboutissement d'une prise de conscience et de la consolidation d'une identité politique, mais aussi, probablement, le point de départ d'une nouvelle forme de participation politique.
Dans les années 1950 et 1960, Hong Kong était une stepping stone – un tremplin –, c'est-à-dire un endroit où l'on venait pour partir ailleurs. Il n'existait pas de conscience d'appartenance à ce territoire. Mais, à la fin des années 1960, avec la Révolution culturelle et avec la fermeture des frontières britanniques à l'immigration en provenance de Hong Kong, les personnes qui se sont retrouvées sur ce territoire y sont restées. À partir de ce moment-là, une certaine identité est apparue. Il s'agissait très clairement, pour la grande majorité des Hongkongais, d'une identité chinoise : on n'a vu naître aucun mouvement en faveur de l'indépendance au cours des années 1970 et 1980. Néanmoins, la population était aussi consciente de ses spécificités par rapport à l'exemple négatif que représentait la Révolution culturelle. Cette émergence d'une communauté politique a atteint son paroxysme avec le « mouvement des parapluies ».
Lors des discussions avec le gouvernement britannique dans les années 1980, le gouvernement chinois s'est largement affiché comme le représentant des Hongkongais et de leurs aspirations à une nouvelle identité. C'est d'ailleurs de lui que sont venues les promesses de maintenir le système et d'organiser des élections démocratiques. Dans le cadre des négociations, Pékin avait aussi choisi un certain nombre de représentants de la communauté hongkongaise émergente, parmi lesquelles se trouvaient ceux qui sont devenus, par la suite, les dirigeants du parti démocrate, c'est-à-dire ses adversaires.
Les événements de 1989 ont constitué un premier traumatisme. Le mouvement pour la démocratie à Pékin est apparu comme une chance extraordinaire pour les Hongkongais : si la Chine se démocratisait, il serait très simple d'obtenir un Hong Kong démocratique après 1997. C'est pourquoi 500 000 à 1 million de Hongkongais sont descendus dans la rue pour protester contre la répression du 4 juin 1989 et pour affirmer qu'il ne fallait pas que Hong Kong subisse demain le même sort que Pékin. Ils souhaitaient donc préserver un certain nombre de principes essentiels : l'État de droit, les libertés fondamentales, la possibilité de choisir une partie de leurs dirigeants – les élections de 1991 approchaient alors.
Dès l'origine, l'identité politique hongkongaise a été liée à la défense les libertés fondamentales. Non seulement l'État de droit était déjà une réalité dans le territoire – on disait alors : « Nous avons la liberté, mais pas la démocratie. » –, mais la population considérait de plus en plus l'instauration d'un régime démocratique comme le moyen de garantir ces libertés face au régime post-totalitaire de Pékin. Cette volonté de démocratiser les institutions, conformément aux promesses formulées par la Chine et inscrites dans la loi fondamentale, a caractérisé notamment la fin des années 1990 et le début des années 2000.
En 2003, le gouvernement de Pékin a tenté de limiter les libertés à Hong Kong en proposant une législation anti-subversion sur la base de l'article 23 de la loi fondamentale. Celle-ci aurait interdit aux organisations politiques et de la société civile d'entretenir des relations avec leurs homologues étrangères, alors même que la société hongkongaise est, par essence, internationale. De nombreux Hongkongais ont considéré ce projet comme une grave menace pour les libertés, et plus de 500 000 d'entre eux sont descendus dans la rue pour s'opposer à son adoption. Cette manifestation de masse, organisée dans le cadre d'un régime non démocratique mais qui garantissait les libertés, a abouti, bizarrement, au retrait du texte par le gouvernement de Pékin, alors que celui-ci le considérait comme essentiel pour protéger la sécurité de l'État. Ainsi, on a vu se dessiner une nouvelle forme d'action politique : dans la mesure où la population ne peut guère s'exprimer par la voie des urnes – lors des élections au Conseil législatif, les démocrates obtiennent environ 60 % des voix au suffrage universel direct, mais la moitié des députés sont élus dans le cadre de circonscriptions socioprofessionnelles sans véritable concurrence et sous le contrôle de Pékin –, elle le fait dans la rue, et c'est efficace.
Nous avons à nouveau été témoins de l'importance de l'action de masse en 2010-2011, lorsque Pékin a tenté d'imposer un programme d'« éducation patriotique » dans les écoles de Hong Kong. Cela a provoqué un énorme tollé et les lycéens sont descendus dans la rue. Les manifestations, qui ont réuni jusqu'à 100 000 personnes devant le siège du Conseil législatif, ont débouché, là encore, sur le retrait du projet. La société hongkongaise, dont l'identité politique se caractérise par la pratique des libertés fondamentales et par l'importance de l'action de masse, obtient ainsi des résultats face à un régime post-totalitaire qui est pourtant considéré comme l'un des plus durs de la planète. La principale organisation qui s'est opposée à l'introduction de l'« éducation patriotique », Scholarism, a d'ailleurs joué un rôle essentiel dans le mouvement Occupy Central. Son leader, Joshua Wong, qui avait quinze ans à l'époque, vient de fêter ses dix-huit ans.
Pékin escomptait que, au bout d'une douzaine ou d'une quinzaine d'années, la nouvelle génération qui n'avait pas connu la colonie serait de plus en plus favorable à la République populaire, et que l'on s'acheminerait doucement vers une unification des deux systèmes. Or c'est tout le contraire qui s'est passé. À partir de 2010-2011, l'identité politique hongkongaise a commencé à changer. D'une part, le mouvement contre l'instauration de l'« éducation patriotique » a révélé que les plus jeunes étaient très attachés au style de vie de Hong Kong, qui est très lié à une certaine autonomie politique. D'autre part, le déferlement de touristes en provenance de Chine continentale a modifié jusqu'à la physionomie de la ville. Par exemple, dans le quartier central de Tsim Sha Tsui, les petites boutiques où chacun pouvait se restaurer, si caractéristiques du monde cantonais, ont été remplacées par des bijouteries où les cadres chinois plus ou moins corrompus viennent s'approvisionner. Cela choque beaucoup les habitants de Hong Kong, à tel point que des pages entières de journaux et des manifestations – dont on pourrait d'ailleurs discuter le bien-fondé – dénoncent ces « invasions de sauterelles ».
Ainsi, en plus de l'identité politique, émerge un sentiment d'appartenance au territoire. Alors que la génération qui se battait pour la démocratie dans les années 1970 et 1980 ne remettait pas en cause l'identité chinoise – elle se voulait patriote même si elle était opposée au parti –, une partie de la jeunesse hongkongaise d'aujourd'hui se sent de moins en moins liée à la Chine continentale, compte tenu de la manière dont les choses se passent. Elle estime qu'elle doit faire de Hong Kong son foyer et qu'elle doit en développer les institutions. On assiste ainsi à la consolidation d'une identité non seulement politique – l'objectif étant d'obtenir la démocratie –, mais aussi culturelle. Ainsi, de nombreux mouvements pour la préservation du patrimoine sont apparus. Et, pour la première fois dans l'histoire de Hong Kong, un tout petit groupe de jeunes qui n'ont pas connu la période britannique a brandi le drapeau colonial, ce qui est insupportable pour le gouvernement de Pékin.
L'attitude de ce dernier n'arrange d'ailleurs pas les choses. Au cours du « mouvement des parapluies », constatant que le dialogue avec le gouvernement de Hong Kong n'aboutissait à rien, les leaders de la Fédération des étudiants de Hong Kong et de Scholarism ont décidé de se rendre à Pékin pour discuter directement avec le gouvernement central. Or ils se sont rendu compte à l'aéroport que l'on avait annulé leur « permis de retour au pays », équivalent du passeport chinois délivré aux habitants de Hong Kong. La contradiction était donc flagrante : d'un côté, le gouvernement chinois demande aux jeunes Hongkongais d'êtres des patriotes, « d'aimer le pays et d'aimer le port » – ài guó ài găng –, c'est-à-dire la Chine et Hong Kong, mais, de l'autre, il refuse à certains citoyens chinois l'accès au territoire de la Chine continentale. Une sorte de rupture apparaît donc entre Pékin et cette partie de la jeunesse hongkongaise.
D'ailleurs, si le soutien de l'ensemble de la population au mouvement s'est en effet effrité au cours de ces trois mois, celui des moins de vingt-cinq ans est demeuré constant jusqu'au dernier jour, à 70 ou 80 %. La société de Hong Kong est donc largement divisée. Dans une certaine mesure, la jeunesse hongkongaise demande l'impossible, car Pékin – tout le monde le sait – ne va pas satisfaire immédiatement la revendication d'une élection libre ou d'une nomination des candidats par les citoyens, en revenant sur la décision du comité permanent de l'Assemblée populaire nationale. Mais cela n'empêche pas les jeunes d'affirmer cette revendication ni de dénoncer la collusion entre les tycoons – les riches Hongkongais – et les bureaucrates de Pékin, laquelle est considérée comme l'une des principales causes de la panne de l'ascenseur social et des difficultés qu'ils éprouvent à trouver leur place dans la société. Les investissements des bureaucrates capitalistes de Chine continentale à Hong Kong provoquent notamment un envol des prix de l'immobilier. Une partie de la société hongkongaise, notamment la jeunesse, est convaincue que le seul moyen d'éviter un emballement de ce phénomène de polarisation sociale est précisément d'établir un régime démocratique qui permettra de contenir la corruption et d'empêcher la collusion entre les dirigeants de Pékin et ceux de Hong Kong.
Il est très probable que le gouvernement va essayer de répondre aux revendications politiques par des mesures économiques et sociales – construction de nouveaux logements, avantages accordés à la jeunesse –, ainsi qu'il l'a fait après chaque mouvement de masse. En tout cas, ces événements n'ont pas été, selon moi, un simple « coup de tonnerre dans un ciel serein ». Même si le régime de Pékin et l'exécutif hongkongais se réjouissent aujourd'hui de l'évacuation non violente des manifestants, ils ne sont pas au bout de leurs peines. Ainsi que l'a relevé Jean-Pierre Cabestan, le gouvernement de Pékin ne pourra pas faire adopter sa réforme par le Conseil législatif sans faire un certain nombre de concessions. D'autre part, il se rend bien compte que Hong Kong est de plus en plus ingouvernable, car une partie de la société et de ses représentants est prête à descendre dans la rue à chaque menace de rétrécissement des libertés. Et les occasions pour la société civile de manifester et d'exprimer ses revendications ne manquent pas : elle le fait chaque année le 1er janvier, le 4 juin et le 1er juillet. Certes, les dirigeants étudiants ne contrôlaient pas vraiment ce mouvement social très varié. Mais, selon moi, ils ont déclaré avec raison qu'ils avaient perdu une bataille, mais qu'ils n'avaient pas perdu la guerre.
Merci, messieurs, pour vos explications très claires et pédagogiques sur la situation à Hong Kong.
Quel est le lien entre ce mouvement et les intellectuels signataires de la Charte 08 ?
Les réseaux sociaux jouent-ils un rôle dans la montée de l'aspiration identitaire politique et culturelle à Hong Kong ? Au cours de la mission de notre commission en Chine, nous avions noté certaines évolutions du fait de la multiplication des blogs et des interventions sur les réseaux sociaux.
Y a-t-il vraiment une adhésion populaire à ce mouvement ? Si tel n'est pas le cas, Pékin pourra jouer sur la division entre les différentes couches de la population.
Enfin, quelle est l'attitude des nombreux résidents étrangers qui sont à Hong Kong pour faire du business en Asie du Sud-Est ?
Merci, messieurs, pour vos exposés très intéressants. Il y a quelques semaines, j'ai passé deux soirées à discuter avec les jeunes qui occupaient le camp de tentes situé au pied de l'immeuble où se trouve le consulat de France à Hong Kong – c'est ma circonscription. Certes, je n'ai rencontré que quelques groupes et n'ai pas pu avoir une vue d'ensemble des manifestants, mais j'ai eu l'impression que leurs revendications étaient plus matérialistes, voire égoïstes, que démocratiques : ils se plaignaient de la panne de l'ascenseur social et de l'absence d'avenir ; regrettaient d'être condamnés, s'ils n'étaient pas bien nés, à vivre dans une petite classe moyenne ou à s'installer dans les Nouveaux territoires ; demandaient que les Chinois du continent cessent de venir à Hong Kong et de faire monter les prix de l'immobilier. Ces jeunes n'ont-ils pas une vision un peu poujadiste – excusez-moi d'employer ce terme, qui n'est sans doute pas le plus adapté ?
Merci beaucoup, messieurs, pour vos exposés. Le modèle de Hong Kong s'oppose à celui du gouvernement de Pékin. Selon vous, existe-t-il un risque de propagation de cette contestation en Chine, notamment dans des régions telles que le Tibet ? D'un côté, le gouvernement chinois entend restaurer un État de droit ; de l'autre, il lutte contre la démocratie à Hong Kong. N'y a-t-il pas là une contradiction fondamentale ? De même, la Chine émet des signes plutôt positifs à l'international, notamment en renouant ses relations avec le Japon, mais durcit le ton à l'intérieur.
Les événements de Hong Kong sont presque un épiphénomène par rapport à la masse chinoise. Quel peut être l'impact de ce mouvement a priori sympathique ? Peut-il déteindre, voire faire évoluer le régime ? N'oublions pas que le gouvernement de Pékin a toujours en tête la théorie du chaos : sa grande crainte est que la Chine rechute brutalement après une phase d'ascension. D'où les risques de raidissement.
Par ailleurs, nous avons affaire à un capitalisme d'État. J'ai fait plusieurs missions en Chine, à vingt ans de distance. Lorsque nous négociions l'accord de protection des investissements, les Chinois maniaient la langue de bois la plus pure. Désormais, vingt ans plus tard, ils sont très fiers de pouvoir parler d'économie, et jamais de politique. La Chine peut-elle être atteinte, comme l'ont été parfois les États-Unis, du syndrome de l'hubris ?
Ces dernières années, Taïwan s'est très nettement rapprochée de la Chine en matière économique et commerciale, notamment dans le domaine du transport aérien, tout en gardant son attachement à une forme d'indépendance. Or, dans les semaines qui ont suivi les premières manifestations à Hong Kong, l'opinion publique taïwanaise a brutalement basculé, et les tenants d'une ligne plutôt dure à l'égard de la Chine ont à nouveau été portés aux affaires. Comment interprétez-vous ce tournant ? Comment voyez-vous l'avenir à ce sujet ?
Les revendications du mouvement semblent assez différentes des ambitions démocratiques affichées par les leaders hongkongais à l'époque de la rétrocession du territoire à la Chine – j'avais rencontré alors M. Martin Lee. S'inscrivent-elles dans la continuité, ainsi que l'a exposé M. Béja ? Est-ce une véritable quête démocratique ? Ou bien avons-nous affaire à une jeunesse qui n'a pas vraiment d'avenir et qui exprime sa frustration, ainsi que l'a décrit Thierry Mariani ? L'analyse que l'on peut faire à cet égard détermine la réponse aux questions qui ont été soulevées par mes collègues et que je me pose également : ce mouvement peut-il déteindre sur la Chine continentale ? A-t-il un impact sur Taïwan ?
Dans les années 1980 et 1990, Hong Kong jouait un rôle très important pour l'économie chinoise : pour travailler en Chine, il fallait passer par Hong Kong. Tel n'est plus le cas aujourd'hui, et la situation s'est même inversée : les Chinois sont omniprésents à Hong Kong. L'intérêt économique du territoire a donc décru. Quelles conséquences le gouvernement de Pékin en tire-t-il ? Va-t-il adopter une attitude plus dure ou bien peut-il tolérer des réactions épidermiques de cette nature plusieurs fois par an ?
Ce que vous avez dit sur les « sauterelles », messieurs, m'a un peu étonné. Lorsque je me suis rendu à Hong Kong, on m'a dit que 100 millions de Chinois du continent y venaient chaque année.
Ils sont plutôt 49 millions.
Quoi qu'il en soit, ils viennent notamment pour faire des achats, ce qui doit avoir des retombées positives pour de nombreux Hongkongais, même si certains s'enrichissent beaucoup plus que d'autres. D'une manière générale, il me semble que nous avons assisté davantage à des manifestations à caractère corporatiste qu'à un mouvement idéologiquement structuré, même s'il a exprimé une demande de liberté.
Quel rôle l'internet a-t-il joué dans ce mouvement ?
Vu de Pékin, y a-t-il un risque de contamination en Chine continentale ? En d'autres termes, le gouvernement chinois considère-t-il les événements de Hong Kong comme un « virus démocratique » ?
Les libertés dont bénéficient les Hongkongais sont-elles encore une trace de l'héritage britannique ?
Ainsi que l'a indiqué Thierry Mariani, les jeunes Hongkongais ont surtout fait part de leur inquiétude quant à leur place dans la société. Ce mouvement peut-il devenir porteur d'une revendication démocratique ? D'autre part, quel écho ces événements ont-ils eu dans l'opinion chinoise ?
La pollution atteint des niveaux extrêmes en Chine, y compris, je suppose, à Hong Kong. Non seulement elle nuit à la santé, mais elle risque aussi de poser des problèmes sociaux. La revendication écologique devient donc de plus en plus importante, et un certain nombre de mouvements apparaissent en Chine, avec le soutien des organisations non gouvernementales (ONG). Dans la mesure où Hong Kong bénéficie d'un cadre plus démocratique, les mouvements écologistes ou porteurs de revendications écologiques y sont-ils plus avancés qu'en Chine continentale ? Sont-ils à même de « polliniser » leurs homologues à l'intérieur de la Chine ?
Je vous remercie, mesdames, messieurs les députés, pour vos nombreuses questions : elles témoignent de l'intérêt de la représentation nationale et des Français pour Hong Kong, alors que nous avons parfois eu le sentiment que les événements récents n'avaient pas reçu, en France, toute l'attention qu'ils méritaient. Par ailleurs, nos interrogations portent non seulement sur l'avenir de Hong Kong – qui compte aujourd'hui un peu plus de 7 millions d'habitants –, mais plus largement sur celui du monde chinois.
N'oublions pas que le mouvement est parti d'une revendication politique : l'instauration d'un mode d'élection démocratique du chef de l'exécutif, c'est-à-dire l'introduction d'un véritable suffrage universel direct – zhēn pŭ xuăn. Mais, si le mouvement a obtenu un tel succès, c'est parce qu'une revendication économique et sociale évidente, qui traduit la frustration d'une large partie de la société, s'est greffée sur cette revendication politique, d'ailleurs plus ou moins bien relayée par le mouvement. Rappelons que le mouvement était animé principalement par les jeunes et qu'il cherchait à atteindre des objectifs assez idéalistes, ainsi que l'a relevé Jean-Philippe Béja. Certains de mes étudiants croyaient vraiment que le gouvernement allait reculer. Certes, le mouvement a fait la différence, mais il ne pèse pas encore suffisamment pour imposer un compromis à Pékin et à l'establishment local.
En tout cas, il est le reflet d'une culture politique démocratique qui est profondément ancrée à Hong Kong. Les Hongkongais savent ce qu'est une élection : une pluralité de candidatures, une campagne électorale libre, etc. Le gouvernement de Pékin n'a pas du tout la même conception des élections : il souhaite continuer à choisir les candidats, afin de contrôler le chef de l'exécutif hongkongais, comme il le fait depuis 1997 – l'actuel chef de l'exécutif, Leung Chun-ying, est probablement membre du parti communiste chinois et a toujours travaillé main dans la main avec le gouvernement central.
La société hongkongaise, en particulier les jeunes générations, est beaucoup plus politisée qu'il y a quelques années. Lorsque je suis arrivé à Hong Kong il y a sept ans, mes étudiants ne s'intéressaient pas du tout à la politique. En cent cinquante ans, les Britanniques avaient réussi à dépolitiser totalement Hong Kong. En dix-sept ans, les autorités chinoises sont parvenues, en bloquant le jeu politique, à politiser l'ensemble de la société hongkongaise.
Il convient, selon moi, de faire une distinction entre, d'une part, les moyens de mobilisation rapide utilisés par la jeunesse à Hong Kong comme ailleurs – les réseaux sociaux, Instagram – et, d'autre part, les objectifs et la stratégie adoptés par le mouvement. À Hong Kong, les réseaux sociaux fonctionnent bien, et l'accès à l'internet est libre, à la différence de ce qui se passe en Chine populaire. On est donc informé en temps réel et sans aucune restriction sur ce qui se passe dans le monde entier. C'est d'ailleurs pour cette raison que Hong Kong est devenue une sorte de foyer de réflexion sur l'avenir politique de la Chine.
D'autre part, il faut aussi distinguer entre le soutien aux revendications du mouvement et le soutien à la stratégie adoptée par les étudiants. Pendant plusieurs semaines, la population hongkongaise a soutenu cette stratégie, notamment en se rendant tous les week-ends sur les lieux de sit-in. Puis, le soutien s'est effrité, beaucoup de gens commençant à mettre en doute cette stratégie, sans pour autant abandonner la revendication essentielle, à savoir l'instauration d'un mode d'élection véritablement démocratique du chef de l'exécutif. Des divisions sont alors apparues entre les différentes branches du mouvement. Les universitaires s'en sont retirés assez rapidement et ont préconisé de nouvelles formes de mobilisation et de désobéissance civile. La Fédération des étudiants de Hong Kong est restée, quant à elle, très mobilisée jusqu'au bout. Les plus acharnés étaient les plus jeunes, notamment ceux de Scholarism, organisation propre à Hong Kong et très caractéristique du nouvel état d'esprit qui règne chez les lycéens et les étudiants.
Les techniques utilisées à Hong Kong ont été influencées par celles du « mouvement des tournesols » qui a eu lieu à Taïwan au début de l'année. Ce mouvement de désobéissance civile, lui aussi sans précédent, a commencé par une occupation du parlement. À Hong Kong, certains organisateurs du « mouvement des parapluies » ont tenté d'occuper les locaux du Conseil législatif et du gouvernement, mais cette stratégie s'est soldée par un échec. Chacun des deux mouvements s'est inspiré des techniques de désobéissance civile de l'autre : de jeunes Hongkongais se sont rendus à Taïwan au cours de l'été à cette fin ; réciproquement, des activistes taïwanais sont venus ensuite à Hong Kong. Plus largement, nous avons assisté à un rapprochement assez nouveau entre les sociétés hongkongaise et taïwanaise. Cela montre que la société hongkongaise souhaite se démarquer plus nettement de l'évolution intérieure de la Chine populaire et qu'elle fait preuve d'une plus grande résistance à l'égard du pouvoir central et de ce qu'il cherche à lui imposer.
J'y insiste : selon moi, les libertés sont menacées à Hong Kong. Pékin entend resserrer ses contrôles et accroître sa pression sur la société civile hongkongaise, qui jouit encore d'importantes libertés en termes d'organisation politique et sociétale ou d'activité des ONG, notamment des ONG transnationales. Ainsi, les autorités chinoises se livrent à des manoeuvres d'intimidation – difficilement observables depuis l'étranger – à l'égard des chefs du mouvement. Un certain nombre d'entre eux ont été suivis par la police secrète de Pékin, à l'insu de la police de Hong Kong, laquelle n'est d'ailleurs pas compétence en matière de sécurité nationale et de sécurité extérieure. Les intimidations concernent aussi les activistes : certains étudiants – notamment parmi les miens – ont été fichés par la police politique et n'ont plus le droit de se rendre en Chine continentale, parce qu'ils ont été impliqués dans le mouvement. Cela pose d'ailleurs un problème aux étudiants en sciences sociales qui doivent réaliser des enquêtes collectives en Chine.
Le pouvoir central cherche aussi à limiter les relations avec les ONG étrangères, de la même manière qu'en Chine continentale – la Fondation Adenauer, par exemple, rencontre des difficultés encore plus grandes en Chine qu'en Russie. À Hong Kong, la presse officielle pro-Pékin montre du doigt les ONG étrangères, et les autorités essaient de restreindre leurs activités, notamment celles des fondations américaines telles que la National Endowment for Democracy, qui accorde des subventions à des projets, notamment à des projets de recherche, y compris dans mon université et dans mon département. Pourtant, ces projets sont loin de porter atteinte à la sécurité nationale : ils visent à étudier les phénomènes politiques ou sociaux à Hong Kong.
En ce qui concerne les réactions de la population en Chine, la situation est assez contrastée. De nombreux Chinois du continent considèrent les Hongkongais comme des enfants gâtés et ne comprennent pas leurs revendications politiques. La Chine continentale et Hong Kong ont une culture politique différente. Ainsi que je l'ai décrit dans mon livre Le système politique de la Chine populaire, il existe encore en Chine, notamment au sein des classes moyennes urbanisées, un fort consensus en faveur d'un maintien de la sécurité et de l'ordre public avec l'aide du parti communiste : on ne veut pas risquer de mettre fin à la stabilité et à la prospérité actuelles en exprimant une revendication démocratique trop marquée. La politique de Pékin est donc soutenue par une partie assez large de la société chinoise. Certes, elle ne l'est pas par tout le monde : des manifestations de soutien au mouvement hongkongais sont apparues dans certains milieux.
Les événements de Hong Kong convainquent les Taïwanais de maintenir la République de Chine en tant qu'État indépendant de fait. Le président Ma Ying-jeou lui-même, qui avait pourtant oeuvré à un rapprochement et à une sorte d'entente avec la Chine, a été contraint de durcir sa position à l'égard de Pékin, pour des raisons non seulement stratégiques, mais aussi de politique intérieure. Cela n'a d'ailleurs pas empêché son parti, le Guomindang, d'essuyer une défaite assez sévère aux élections locales à la fin du mois de novembre. L'état d'esprit est en train de changer à Taïwan, y compris au sein du gouvernement de Ma Ying-jeou. Le rapprochement avec la Chine a sans doute atteint son point culminant. Désormais, nous nous orientons plutôt vers un durcissement des relations entre Taïwan et la Chine continentale, sans pour autant que soient remis en cause les liens économiques et sociaux très denses entre les deux territoires. Il est assez probable que le Parti démocrate progressiste (DPP), parti d'opposition de tendance plus indépendantiste, revienne au pouvoir en 2016, même si les jeux ne sont pas encore faits.
Quant à la volonté de Pékin d'introduire des réformes institutionnelles, ne nous y trompons pas : un État de droit sous la direction d'un parti unique n'est tout simplement pas un État de droit. Si les autorités chinoises mènent à bien leur processus de réforme, on aboutira probablement à une forme de sécurité juridique analogue à celle qui existe à Singapour. Notons toutefois que Singapour est un très petit territoire, qui a hérité de la tradition juridique britannique. En Chine, le chemin à parcourir est encore très long avant que les tribunaux ne puissent traiter les affaires non politiques de manière véritablement indépendante. Quant au pouvoir politique, il restera de toute façon concentré entre les mains du parti. Les espoirs de changement sont donc ténus.
De nombreuses personnes en Chine souhaitaient remettre en cause la formule « un pays, deux systèmes » s'agissant de Hong Kong. Cependant, la ligne actuelle de Xi Jinping est de maintenir cet arrangement, car il présente beaucoup plus d'avantages que d'inconvénients, notamment vis-à-vis de Taïwan. De plus, la formule a bien fonctionné à Macao, qui est un « enfant modèle » à cet égard.
D'une manière générale, Xi Jinping se veut un dirigeant fort. Nous assistons à une affirmation de la puissance chinoise et à un durcissement politique tant à l'intérieur qu'à l'extérieur des frontières, en dépit du compromis trouvé avec le Japon ces derniers mois. Il y a en effet un risque que la Chine cède à l'hubris, même s'il est possible qu'elle soit rattrapée, à l'avenir, par le ralentissement économique et par des problèmes sociaux grandissants, ce qui l'inciterait à davantage de prudence.
La rigidité croissante du pouvoir chinois, notamment son attitude à l'égard des réactions qu'a suscitées le « mouvement des parapluies » en Chine, est symptomatique d'un manque de confiance en soi. La Chine n'est pas, bien sûr, au bord de l'explosion, mais les dirigeants sont bien conscients de la crise de légitimité du régime et des relations très tendues qui existent entre le parti et la société. Les manifestations sont d'ailleurs assez nombreuses : on en a compté 130 000 en 2013.
Plusieurs centaines. Elles ne réunissent pas nécessairement un grand nombre de participants : on considère qu'il y a une « action collective » à partir de dix personnes. En outre, il s'agit de conflits non pas politiques, mais essentiellement sociaux, qui demeurent circonscrits et ne cristallisent pas au point de constituer un défi pour le parti. Néanmoins, le pouvoir prend les devants, car il craint que les mécontents puissent « passer au politique ».
Les réseaux sociaux – Facebook, Twitter – ont joué un rôle très important dans la mobilisation des jeunes Hongkongais, qui sont pour la plupart des geeks, des fanatiques de technologie. À Hong Kong, tout le monde a sa page Facebook et communique par WhatsApp, y compris nos collègues à l'université. De nombreux Hongkongais, notamment dans la génération des intellectuels et des professeurs, ont des collègues et amis en Chine, auxquels ils ont envoyé des informations et des photos des manifestations. À compter du 1er octobre, ces photos ont été censurées, mais, comme toujours, certaines sont passées à travers les mailles du filet.
Pourquoi l'information a-t-elle été contrôlée de manière aussi étroite ? Parce que le parti craint – à tort, selon moi – la contagion. D'un côté, il tente de montrer que les Hongkongais sont des enfants gâtés auxquels on donne beaucoup d'argent et qui, de surcroît, osent se plaindre. De l'autre, il limite l'information. En outre, il a fait arrêter des personnes qui avaient manifesté leur soutien au mouvement hongkongais sur le réseau social Weixin, en affichant, par exemple, un parapluie à la place de leur photo – nous avons connaissance d'une centaine d'arrestations de cette nature. Le risque n'est pas vraiment, selon moi, que les manifestations de Hong Kong essaiment à Canton ou à Shanghai. Mais les informations sur Hong Kong sont au centre des discussions en Chine, au moins parmi les intellectuels libéraux. Elles ont un sens et suscitent des questions : par exemple, est-il possible de faire évoluer le régime par des mouvements sociaux de masse ?
Par ailleurs, la société civile hongkongaise joue un rôle important dans le développement de la société civile en Chine, notamment au Guangdong – c'est un point auquel on n'accorde peut-être pas assez d'attention. Actuellement, un mouvement de revendication se développe dans les usines du Guangdong, véritable « atelier du monde » : les ouvriers ne veulent plus souffrir autant que ceux de la génération précédente, et ils tentent de défendre collectivement leurs intérêts. Or les ONG en formation, parfois appelées « centres d'étude », et les cabinets d'avocats qui aident les ouvriers à mettre en forme leurs revendications entretiennent des relations nourries avec les ONG de Hong Kong. Dans le domaine de la protection de l'environnement, Monsieur Mamère, les ONG chinoises ont en effet noué des liens très étroits non seulement avec les ONG internationales, mais aussi avec celles de Hong Kong. Au passage, j'ai lu ce matin dans le South China Morning Post que la densité de particules PM2.5 avait beaucoup augmenté dans le quartier d'Admiralty depuis la fin du mouvement Occupy Central. Il s'agissait donc aussi d'un mouvement écologiste par nature, puisqu'il limitait la circulation automobile ! (Sourires.)
Il y a une sorte d'osmose entre Hong Kong et la Chine continentale. Les multiples relations entre les deux territoires – dont on n'a pas toujours connaissance, mais qui existent bel et bien – inquiètent le pouvoir central, mais pas nécessairement les autorités de la province du Guangdong. Ces dernières ne sont guère satisfaites de voir les conflits sociaux se solder, presque chaque fois, par des grèves, et l'on se tourne, dans une certaine mesure, vers le modèle de négociation collective existant à Hong Kong. Certaines personnes au sein du gouvernement du Guangdong semblent ainsi favorables à l'idée d'atténuer les contradictions qui se multiplient au moyen d'une forme de dialogue social. Très récemment, le centre a réagi, et les autorités du Guangdong ont adopté une nouvelle réglementation qui vise à limiter le développement des ONG.
De la même manière, les associations gays et lesbiennes de Canton sont très liées à celles de Hong Kong. Et, en 2010, des manifestations pour la défense de la langue cantonaise ont eu lieu simultanément à Canton et à Hong Kong. Je ne dis pas que Hong Kong représente « l'avant-garde » de la Chine, mais elle a toujours joué un rôle d'incubateur pour la Chine, non seulement d'un point de vue économique, mais aussi politique. Je rappelle toujours à mes collègues chinois que, dans les années 1940, pendant l'atroce dictature du Guomindang, les activités du Parti communiste chinois ont été réorganisées à partir de Hong Kong. Antérieurement, c'est aussi à Hong Kong que les partisans de Sun Yat-sen avaient préparé l'avènement de la République. Ainsi, Hong Kong sert toujours d'atelier de réflexion sur l'avenir de la Chine.
Il est exact que le rôle économique de Hong Kong a décru : le territoire compte aujourd'hui pour 2 % du commerce extérieur de la Chine, contre 40 % en 1997. Néanmoins, il reste un lieu d'expérimentation économique, notamment pour l'internationalisation du yuan ou pour la création d'une bourse commune à Hong Kong et à Shanghai. Il bénéficie en effet d'avantages comparatifs évidents en la matière : une très grande concentration de matière grise compétente dans le secteur des services, notamment financiers et bancaires, ainsi qu'un véritable État de droit, même si celui-ci est parfois menacé. Enfin, pour de nombreux clans et familles chinoises – que Xi Jinping appelle « les groupes d'intérêts constitués » –, il est un havre où l'on peut investir son argent, beaucoup plus aisément qu'aux États-Unis, notamment car on y parle chinois.
Pour ce qui est de la Chine dans son ensemble, nous assistons en effet à une phase de raidissement très net du pouvoir tant sur la scène internationale qu'en interne – Xi Jinping ne tolère guère le dialogue avec la société. Quel est le but de ce durcissement ? Il est difficile de le dire.
À court terme, le « mouvement des parapluies » n'aura pas d'influence sur la Chine continentale. Quant à une éventuelle contagion dans les régions où vivent d'importantes minorités nationales telles que le Xinjiang ou le Tibet, elle apparaît exclue. Dans ces deux régions, l'internet est contrôlé encore plus étroitement que dans le reste de la Chine. Il est presque impossible pour les Ouïghours ou les Tibétains qui cherchent à développer leur autonomie d'avoir des relations avec Hong Kong.
Il est beaucoup plus difficile de prévoir les retombées du mouvement hongkongais à moyen terme. Hong Kong exerce une influence sur la Chine par l'intermédiaire de ses ONG, de sa presse, de ses maisons d'édition. Les auteurs qui ne peuvent pas publier en Chine le font souvent à Hong Kong. Tel est le cas notamment d'anciens cadres du parti communiste chinois qui souhaitent faire paraître leurs mémoires. À l'aéroport et dans certaines librairies de Hong Kong, on trouve des piles de livres interdits en Chine. Et leurs acheteurs sont non pas des Hongkongais, mais des Chinois du continent. Il y a donc une circulation des idées et des débats entre les deux territoires.
J'ai parlé de quelques manifestations de poujadisme à Hong Kong, mais le « mouvement des parapluies » était, lui, tout sauf poujadiste ! Ses deux seules revendications étaient la démission de Leung Chun-ying et l'instauration d'un véritable suffrage universel, ainsi que l'a rappelé Jean-Pierre Cabestan. Il n'y a pas eu de revendications concernant l'ascenseur social. Bien sûr, les facteurs sociaux ont joué un rôle, comme dans tout mouvement politique. Cela explique d'ailleurs qu'une partie importante de la société hongkongaise se soit mobilisée, au-delà des étudiants. Il n'en reste pas moins que la nouvelle génération est en train de rompre avec l'image du Hongkongais qui ne pense qu'à faire de l'argent. Aujourd'hui, les questions centrales pour elle sont plutôt celles qui ont trait à l'identité, à la conscience de soi, au respect de la dignité. Et les Hongkongais sont convaincus que la démocratie et l'introduction d'une véritable élection sont la condition sine qua non pour progresser en la matière. Nous avons eu affaire, à n'en pas douter, à un mouvement politique.
Merci infiniment, messieurs, pour vos réponses très claires. Ainsi que vous l'avez relevé, la représentation nationale s'intéresse de très près à ce qui se passe à Hong Kong et en Chine.
La séance est levée à onze heures.