Intervention de Jean-Philippe Béja

Réunion du 17 décembre 2014 à 9h00
Commission des affaires étrangères

Jean-Philippe Béja, directeur de recherche au CNRS et chercheur au CERI :

Plusieurs centaines. Elles ne réunissent pas nécessairement un grand nombre de participants : on considère qu'il y a une « action collective » à partir de dix personnes. En outre, il s'agit de conflits non pas politiques, mais essentiellement sociaux, qui demeurent circonscrits et ne cristallisent pas au point de constituer un défi pour le parti. Néanmoins, le pouvoir prend les devants, car il craint que les mécontents puissent « passer au politique ».

Les réseaux sociaux – Facebook, Twitter – ont joué un rôle très important dans la mobilisation des jeunes Hongkongais, qui sont pour la plupart des geeks, des fanatiques de technologie. À Hong Kong, tout le monde a sa page Facebook et communique par WhatsApp, y compris nos collègues à l'université. De nombreux Hongkongais, notamment dans la génération des intellectuels et des professeurs, ont des collègues et amis en Chine, auxquels ils ont envoyé des informations et des photos des manifestations. À compter du 1er octobre, ces photos ont été censurées, mais, comme toujours, certaines sont passées à travers les mailles du filet.

Pourquoi l'information a-t-elle été contrôlée de manière aussi étroite ? Parce que le parti craint – à tort, selon moi – la contagion. D'un côté, il tente de montrer que les Hongkongais sont des enfants gâtés auxquels on donne beaucoup d'argent et qui, de surcroît, osent se plaindre. De l'autre, il limite l'information. En outre, il a fait arrêter des personnes qui avaient manifesté leur soutien au mouvement hongkongais sur le réseau social Weixin, en affichant, par exemple, un parapluie à la place de leur photo – nous avons connaissance d'une centaine d'arrestations de cette nature. Le risque n'est pas vraiment, selon moi, que les manifestations de Hong Kong essaiment à Canton ou à Shanghai. Mais les informations sur Hong Kong sont au centre des discussions en Chine, au moins parmi les intellectuels libéraux. Elles ont un sens et suscitent des questions : par exemple, est-il possible de faire évoluer le régime par des mouvements sociaux de masse ?

Par ailleurs, la société civile hongkongaise joue un rôle important dans le développement de la société civile en Chine, notamment au Guangdong – c'est un point auquel on n'accorde peut-être pas assez d'attention. Actuellement, un mouvement de revendication se développe dans les usines du Guangdong, véritable « atelier du monde » : les ouvriers ne veulent plus souffrir autant que ceux de la génération précédente, et ils tentent de défendre collectivement leurs intérêts. Or les ONG en formation, parfois appelées « centres d'étude », et les cabinets d'avocats qui aident les ouvriers à mettre en forme leurs revendications entretiennent des relations nourries avec les ONG de Hong Kong. Dans le domaine de la protection de l'environnement, Monsieur Mamère, les ONG chinoises ont en effet noué des liens très étroits non seulement avec les ONG internationales, mais aussi avec celles de Hong Kong. Au passage, j'ai lu ce matin dans le South China Morning Post que la densité de particules PM2.5 avait beaucoup augmenté dans le quartier d'Admiralty depuis la fin du mouvement Occupy Central. Il s'agissait donc aussi d'un mouvement écologiste par nature, puisqu'il limitait la circulation automobile ! (Sourires.)

Il y a une sorte d'osmose entre Hong Kong et la Chine continentale. Les multiples relations entre les deux territoires – dont on n'a pas toujours connaissance, mais qui existent bel et bien – inquiètent le pouvoir central, mais pas nécessairement les autorités de la province du Guangdong. Ces dernières ne sont guère satisfaites de voir les conflits sociaux se solder, presque chaque fois, par des grèves, et l'on se tourne, dans une certaine mesure, vers le modèle de négociation collective existant à Hong Kong. Certaines personnes au sein du gouvernement du Guangdong semblent ainsi favorables à l'idée d'atténuer les contradictions qui se multiplient au moyen d'une forme de dialogue social. Très récemment, le centre a réagi, et les autorités du Guangdong ont adopté une nouvelle réglementation qui vise à limiter le développement des ONG.

De la même manière, les associations gays et lesbiennes de Canton sont très liées à celles de Hong Kong. Et, en 2010, des manifestations pour la défense de la langue cantonaise ont eu lieu simultanément à Canton et à Hong Kong. Je ne dis pas que Hong Kong représente « l'avant-garde » de la Chine, mais elle a toujours joué un rôle d'incubateur pour la Chine, non seulement d'un point de vue économique, mais aussi politique. Je rappelle toujours à mes collègues chinois que, dans les années 1940, pendant l'atroce dictature du Guomindang, les activités du Parti communiste chinois ont été réorganisées à partir de Hong Kong. Antérieurement, c'est aussi à Hong Kong que les partisans de Sun Yat-sen avaient préparé l'avènement de la République. Ainsi, Hong Kong sert toujours d'atelier de réflexion sur l'avenir de la Chine.

Il est exact que le rôle économique de Hong Kong a décru : le territoire compte aujourd'hui pour 2 % du commerce extérieur de la Chine, contre 40 % en 1997. Néanmoins, il reste un lieu d'expérimentation économique, notamment pour l'internationalisation du yuan ou pour la création d'une bourse commune à Hong Kong et à Shanghai. Il bénéficie en effet d'avantages comparatifs évidents en la matière : une très grande concentration de matière grise compétente dans le secteur des services, notamment financiers et bancaires, ainsi qu'un véritable État de droit, même si celui-ci est parfois menacé. Enfin, pour de nombreux clans et familles chinoises – que Xi Jinping appelle « les groupes d'intérêts constitués » –, il est un havre où l'on peut investir son argent, beaucoup plus aisément qu'aux États-Unis, notamment car on y parle chinois.

Pour ce qui est de la Chine dans son ensemble, nous assistons en effet à une phase de raidissement très net du pouvoir tant sur la scène internationale qu'en interne – Xi Jinping ne tolère guère le dialogue avec la société. Quel est le but de ce durcissement ? Il est difficile de le dire.

À court terme, le « mouvement des parapluies » n'aura pas d'influence sur la Chine continentale. Quant à une éventuelle contagion dans les régions où vivent d'importantes minorités nationales telles que le Xinjiang ou le Tibet, elle apparaît exclue. Dans ces deux régions, l'internet est contrôlé encore plus étroitement que dans le reste de la Chine. Il est presque impossible pour les Ouïghours ou les Tibétains qui cherchent à développer leur autonomie d'avoir des relations avec Hong Kong.

Il est beaucoup plus difficile de prévoir les retombées du mouvement hongkongais à moyen terme. Hong Kong exerce une influence sur la Chine par l'intermédiaire de ses ONG, de sa presse, de ses maisons d'édition. Les auteurs qui ne peuvent pas publier en Chine le font souvent à Hong Kong. Tel est le cas notamment d'anciens cadres du parti communiste chinois qui souhaitent faire paraître leurs mémoires. À l'aéroport et dans certaines librairies de Hong Kong, on trouve des piles de livres interdits en Chine. Et leurs acheteurs sont non pas des Hongkongais, mais des Chinois du continent. Il y a donc une circulation des idées et des débats entre les deux territoires.

J'ai parlé de quelques manifestations de poujadisme à Hong Kong, mais le « mouvement des parapluies » était, lui, tout sauf poujadiste ! Ses deux seules revendications étaient la démission de Leung Chun-ying et l'instauration d'un véritable suffrage universel, ainsi que l'a rappelé Jean-Pierre Cabestan. Il n'y a pas eu de revendications concernant l'ascenseur social. Bien sûr, les facteurs sociaux ont joué un rôle, comme dans tout mouvement politique. Cela explique d'ailleurs qu'une partie importante de la société hongkongaise se soit mobilisée, au-delà des étudiants. Il n'en reste pas moins que la nouvelle génération est en train de rompre avec l'image du Hongkongais qui ne pense qu'à faire de l'argent. Aujourd'hui, les questions centrales pour elle sont plutôt celles qui ont trait à l'identité, à la conscience de soi, au respect de la dignité. Et les Hongkongais sont convaincus que la démocratie et l'introduction d'une véritable élection sont la condition sine qua non pour progresser en la matière. Nous avons eu affaire, à n'en pas douter, à un mouvement politique.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion