Intervention de Denys Robiliard

Réunion du 18 janvier 2015 à 21h30
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi pour la croissance et l'activité

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaDenys Robiliard, rapporteur thématique :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je n'interviendrai, à ce stade, que sur la partie du texte relative à la réforme prud'homale, qui fait l'objet de l'article 83. Nous aborderons plus tard diverses dispositions qui ont trait au droit du travail : le licenciement, le délit d'entrave, l'inspection du travail.

La France compte 210 conseils de prud'hommes et quelque 15 000 conseillers prud'hommes. Il s'agit de juridictions paritaires au sein desquelles employeurs et employés ont le même nombre de représentants, et qui sont composées de deux collèges. Les conseillers sont aujourd'hui élus et seront prochainement désignés, au terme de leurs mandats de cinq ans qui ont été prorogés par deux fois, pour deux années chacune, par le Parlement, et auront donc duré neuf ans.

Les conseils de prud'hommes ont une longue histoire, dont les racines remontent au Moyen Âge. Le plus connu est le conseil de prud'hommes de Lyon, institué par Napoléon Ier le 18 mars 1806. Le 27 mai 1848, sous la IIe République, la parité est instituée. Dès 1907, les femmes y deviennent électrices, puis, en 1908, éligibles, ce qui prouve la modernité de cette institution, généralisée comme juridiction du travail par la loi Boulin du 18 janvier 1979.

L'article L. 1411-1 du code du travail dispose que le conseil de prud'hommes règle par voie de conciliation et, à défaut, par jugement, les litiges individuels du travail – ceux qui opposent, à propos du contrat de travail, un salarié à un employeur. Dans 99 % des cas, ils sont saisis par des salariés. Dans près de 98 % des cas, le contrat de travail a déjà cessé, soit qu'il ait été rompu, soit qu'il soit arrivé à son terme : en 2013, seules 4 332 affaires, sur un total de quelque 200 000, ont impliqué des salariés encore sous contrat. 92 % des affaires ont trait à la rupture du contrat de travail. Une petite minorité de saisines, 3 493 au total, concernaient un licenciement économique ; les autres portaient sur un licenciement disciplinaire ou pour une autre cause, telle que l'aptitude ou la compétence du salarié. Bref, le conseil de prud'hommes, aujourd'hui, est surtout le juge de la rupture du contrat de travail.

L'idée communément admise est que la conciliation fait la spécificité du conseil de prud'hommes. À une certaine époque, en effet, elle aboutissait dans quelque 90 % des affaires. Cette époque est depuis longtemps révolue, puisqu'aujourd'hui ce taux est inférieur à 6 %. Le jugement, qui ne devait intervenir que par défaut, est donc devenu la règle. Certains s'interrogent, dès lors, sur le bien-fondé de la procédure de conciliation, et c'est ce qui motive la réforme.

C'est le paritarisme qui fait la grandeur de cette institution. Pour ma part, j'y vois une formidable université populaire, et il n'est pas indifférent que ce soient des salariés et des employeurs qui rendent la justice au nom du peuple français, au sujet des relations qui les lient. Comme vous le savez, devant le bureau de jugement, leurs représentants sont deux contre deux, et le juge départiteur intervient dans 20 % des cas, ce qui signifie qu'une fois sur cinq ils ne se mettent pas d'accord. On peut estimer que c'est beaucoup, mais on peut aussi souligner, de façon plus optimiste, qu'il y a accord dans 80 % des cas, ce qui n'est pas rien, s'agissant de juger des situations individuelles qui sont forcément conflictuelles.

Il faut cependant se méfier des statistiques et des moyennes. Dans certains conseils, le taux de départage est très faible, parfois inférieur à 3 % ; dans ma circonscription, à Blois, il est de 10 %, il en est de même à Tours, mais ailleurs il peut dépasser les 30 %. C'est alors l'essence même de l'institution, le paritarisme, qui est en cause, puisqu'en cas de départage on a recours à un juge dit départiteur, magistrat professionnel attaché au tribunal d'instance du ressort du conseil concerné.

Le problème majeur est celui des délais, de plus en plus longs et en constante augmentation. En 2004, lorsque l'affaire s'arrêtait en première instance au bureau de jugement, il fallait en moyenne 12,8 mois pour juger une affaire ; en 2013, il fallait 15,1 mois, soit 2,3 mois de plus, ce qui est considérable. Il faut plus de temps, donc, pour obtenir une décision du conseil de prud'hommes que du tribunal d'instance, du tribunal de grande instance – TGI – ou du tribunal de commerce. Lorsque l'on en vient à la départition, c'est-à-dire lorsque l'on fait appel au juge, ce délai s'accroît encore, et de façon significative. Il fallait 22,10 mois en 2004, et 29,7 mois en 2013, soit un allongement de 7,5 mois en neuf ans. Cela signifie que le délai est aujourd'hui de 14 mois entre le passage devant le bureau de jugement et le départage, alors même que la loi prévoit l'intervention du juge dans un délai d'un mois. On observera au passage que, dans les bureaux de jugement, les délais ont augmenté de 18 %, tandis que les délais d'intervention du juge départiteur se sont allongés de 34 %.

J'ai entendu Patrick Hetzel dire que ces délais ne sont pas imputables aux conseillers prud'hommes mais aux conseils des parties, avis que je partage partiellement. Il y a un problème d'organisation et les conseillers ne sont pas en cause, la preuve étant que les délais augmentent davantage lorsque le juge intervient. Ce n'est donc pas le non-professionnalisme des conseillers qui est cause de l'allongement des délais. Cependant, si M. Hetzel a eu la délicatesse d'évoquer les « conseils » plutôt que les avocats – je le suis moi-même de profession –, ces derniers, avec leurs qualités et leurs défauts, ne sont pas à l'origine du problème : ils sont les mêmes aujourd'hui qu'hier. Je crois fondamentalement qu'il s'agit d'un problème de moyens et qu'il faut intégrer le juge dans l'institution. La seule explication rationnelle à l'augmentation des délais en ce qui concerne les bureaux de jugement, c'est l'insuffisance des moyens de la justice, qui a été frappée au même titre que les autres administrations par la révision générale des politiques publiques – RGPP.

Une autre motivation de la réforme est le taux d'appel, très important : 67 % en 2013, soit les deux tiers, pour les jugements rendus en premier ressort. En comparaison, ce taux est de 13,2 % dans les tribunaux de commerce, de 5,3 % dans les tribunaux d'instance et de 19,7 % dans les tribunaux de grande instance. Cela est-il dû au non-professionnalisme des conseillers ? Je ne le pense pas, puisque, entre les tribunaux d'instance et les TGI, composés les uns et les autres de magistrats professionnels, la différence est du simple au quadruple. La comparaison avec une juridiction entièrement échevinée est parlante : s'agissant ainsi des décisions des tribunaux paritaires des baux ruraux, qui ne traitent que 1 500 affaires par an et sont présidés par un magistrat professionnel, le taux d'appel est de 50 %, soit plus du double que pour les décisions des TGI. J'ajoute que le taux d'appel des décisions des conseils de prud'hommes est supérieur de 6 points quand le juge départiteur intervient. Ce n'est donc pas la qualité du magistrat professionnel qui est en cause, mais la complexité de l'affaire qui nécessite son intervention, puis conduit à l'appel plus fréquemment que dans les autres cas.

Le taux de réformation des décisions constitue un autre motif de préoccupation. On distingue la confirmation totale, cas dans lequel la cour d'appel valide complètement la décision du premier juge, de la confirmation partielle, qui est également, dans les faits, une infirmation partielle, portant sur certains chefs de demande, et cette infirmation partielle se distingue également de l'infirmation totale. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : le taux de confirmation totale était de 35,20 % en 2007, de 29,44 % en 2013 ; le taux de confirmation partielle était, quant à lui, de 44,25 % en 2007, de 49,04 % en 2013 ; le taux d'infirmation totale, enfin, était de 23,64 % en 2007, de 21,5 % en 2013.

Je propose de raisonner à partir de deux chiffres que l'on peut juger terribles : le taux de réformation partielle ou totale était de l'ordre des deux tiers en 2007, de 70 % en 2013. Mais, l'infirmation partielle étant aussi une confirmation partielle, on peut considérer, à l'inverse, que ce sont, en 2007 comme en 2013, 80 % des affaires qui donnent lieu à une confirmation partielle ou totale. Il me semble que l'honnêteté commande de donner les deux chiffres : dans la mesure où j'ai mentionné le taux d'appel en cas d'intervention du juge départiteur, il faut dire que le taux de réformation est alors supérieur à 20 %. Lorsque tous les chefs de demandes sont confirmés, le taux est de 1,2 fois supérieur lorsque le juge départiteur est intervenu ; on voit là la marque du professionnalisme.

Tel est le tableau de la situation. Il présente des nuances, des difficultés de lecture, mais il convient d'être objectif au sujet de juges qui font leur travail et s'estiment injustement dénigrés. Il faut reconnaître aussi que la non-conciliation n'est pas une bonne chose et que le taux de recours au départage est à améliorer, de même que le taux d'appel, car l'esprit de l'institution, qui est le paritarisme, n'est pas respecté lorsque les affaires sont jugées, in fine, par des magistrats professionnels : c'est un constat d'échec.

Quelles sont les réponses proposées par le projet de loi ?

Une partie de la magistrature considère que l'échevinage est la bonne solution. C'est ce que le rapport de M. Didier Marshall sur « la justice au XXIe siècle » propose clairement. Le ministre de la justice a toutefois commandé à M. Alain Lacabarats, président de la chambre sociale de la Cour de cassation, un rapport, rendu au mois de juillet dernier, dont la lettre de mission indiquait de ne pas recommander l'échevinage. J'ai auditionné M. Lacabarats, et il a en effet considéré que cette juridiction paritaire pouvait fonctionner sans échevinage. Par ailleurs, beaucoup de ses propositions, susceptibles de réduire considérablement les délais, concernent la procédure. Relevant du domaine réglementaire, elles ne figurent pas, par définition, dans le projet de loi.

La première de ces propositions consiste à formaliser davantage la saisine, qui ne l'est pas assez aujourd'hui. Un bordereau de communication de pièces serait établi et adressé à l'employeur, qui est le défendeur dans 99 % des cas. La deuxième consiste en un premier échange avant la conciliation. L'employeur remettrait ses pièces au greffe du conseil de prud'hommes, ce qui permettrait à la conciliation d'avoir lieu non pas à dossier clos, comme aujourd'hui, mais à dossier ouvert sur la base des pièces communiquées par les deux parties. La troisième proposition concerne l'oralité de la procédure, qui a d'ailleurs été réformée pour le tribunal d'instance. Le souhait du ministère de la justice est d'instituer une clôture, c'est-à-dire une date au-delà de laquelle pièces et conclusions ne peuvent plus être échangées. Cela permettrait de limiter le nombre des renvois devant les bureaux de jugement.

Sur le plan législatif, il faut réformer l'amont de la saisine des prud'hommes – ce qui n'est pas l'ordre dans lequel nous discuterons ces propositions, mais je souhaite respecter l'ordre logique dans ma présentation. Il s'agit d'éviter autant que possible la judiciarisation. Le Gouvernement souhaite – ce qui est contesté par les conseillers prud'hommes – que les techniques de la médiation et de la procédure participative soient désormais ouvertes aux litiges individuels du travail.

Une autre mesure importante vise à améliorer l'image d'indépendance et d'impartialité des conseillers prud'hommes par la réforme de leur statut, de leur déontologie et de leur discipline. Une formation commune d'une semaine sera instituée, qui portera sur la procédure, le contradictoire, la façon de rédiger les jugements et, éventuellement, les techniques de conciliation. Actuellement, les conseillers sont formés par des instituts de droit du travail, proches de telle ou telle organisation syndicale ou patronale. Cette partie commune aux deux collèges serait dispensée par l'École nationale de la magistrature, éventuellement par l'École nationale des greffes, enfin par les cours d'appel. En revanche, les six semaines de formation continue dont disposent ou peuvent disposer les conseillers prud'hommes seraient maintenues. Sur les trente jours de formation proposés, seuls treize, en moyenne, sont utilisées ; c'est l'un des rares domaines où les crédits prévus, qui s'élèvent à huit millions d'euros par an, ne sont pas consommés entièrement – le taux est de 87 %.

Un autre élément de la réforme concerne les suites de la conciliation. Il faut, pour réduire les délais, que le juge départiteur puisse intervenir plus vite : il deviendrait président de bureau de jugement dans les cas où il n'y a pas recours au départage. Actuellement, il y a trois modes de saisine du juge sans départage : sur décision du bureau d'orientation et de conciliation ; sur demande des deux parties ; sur demande de l'une des parties avec l'accord de l'un des deux conseillers du bureau de conciliation. Je présenterai tout à l'heure un amendement qui vise à supprimer le troisième mode.

Par ailleurs, l'affaire pourrait être renvoyée, avec l'accord des deux parties, devant une formation restreinte, composée d'un représentant de chacun des deux collèges, ce qui permettrait d'obtenir une décision dans les trois mois.

Reste la réforme, d'ailleurs contestée, du statut de ce que l'on appelle aujourd'hui le délégué syndical, et qui serait désormais dénommé défenseur syndical, qu'il assiste le salarié ou l'employeur. Il faut cependant reconnaître que, dans les faits, cette assistance est exercée le plus souvent par un avocat : les salariés ne sont assistés que dans 13 % des cas par un délégué syndical, les employeurs dans 3 % des cas.

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